Du sommeil aux rêves
Il existe donc chez l’homme, comme dans le reste du monde animal, de nombreux arguments en faveur de la thèse qui veut que les diverses horloges commandant les rythmes de l’organisme soient relativement indépendantes des rythmes naturels. Ainsi l’alternance rythmée de veille et de sommeil, repère essentiel par rapport au temps, est commandée par l’horloge interne, qui bat au rythme circadien, dont nous avons vu l’importance pour tous les êtres vivants. Certes, elle est en relation avec l’alternance naturelle du jour et de la nuit, mais sans y obéir aveuglément. Des hommes et des femmes mis hors du temps, dans une grotte où ils ne voient pas cette alternance, s’endorment chaque soir à peu près à la même heure et dorment à peu près de la même manière.
L’homme, comme les autres êtres qui, comme lui, vivent le jour et dorment la nuit, suit les fluctuations de la lumière, captée par la rétine de l’œil, où des organes spécialisés envoient des informations à ce sujet vers l’horloge centrale, située à la base de notre cerveau. Cette dernière agit par l’intermédiaire de substances qui sont transportées par le liquide irriguant le cerveau et la moelle épinière, ou qui sont véhiculées dans le sang. Nous suivons ce rythme sans trop y songer, et nous nous rendons seulement compte de son importance lorsque nous souffrons de désagréments lorsqu’il est troublé. L’une des preuves que ce rythme est lié à un système d’horlogerie interne, est qu’il ne dépend pas forcément des alternances de la lumière et de l’obscurité : nous pouvons aussi bien dormir le jour ou la nuit, comme le font aussi certains animaux, comme le chat et le chien,bien que d’autres ne vivent strictement que la nuit, comme le rat ou la chouette, ou uniquement pendant le jour.
Cette alternance de sommeil et de veille, familière et essentielle pour l’homme comme pour les autres êtres vivants, est à la fois un rythme lié à une donnée fondamentale du temps cosmique et une façon d’échapper au temps, puisque, dans le sommeil, nous n’avons pas conscience qu’il se déroule, comme c’est probablement aussi le cas pour les animaux. Tous ne dorment pas de la même façon. L’âne ne s’endort que trois heures, sans doute parce qu’il passe beaucoup de temps à chercher sa nourriture, et qu’il est très vulnérable pendant son sommeil ; le chat, comme bien d’autres carnivores, facilement quinze ; l’opossum, l’un des plus rudimentaires des fossiles vivants, vingt et une. Le champion des rêveurs est le furet : trois cents minutes par nuit, contre une centaine au maximum pour l’homme. Aucun animal ne résiste à une privation de sommeil : tous en meurent.
L’homme dort en général huit heures, mais la durée de sommeil varie, selon les individus, entre cinq et dix heures. Ce qui n’a qu’une importance relative, car qui peut dire, à son réveil, combien de temps a duré son endormissement? Sauf, bien entendu, si l’on souffre et qu’on a très mal dormi. La qualité du sommeil est plus importante que sa quantité. Le fait d’avoir le sentiment d’avoir bien dormi et d’être bien réveillé traduit, en tout cas, une bonne conscience du temps : la première chose qu’on fait, alors, est généralement de regarder l’heure. Il existe cependant de « petits » et de « gros » dormeurs. Napoléon est probablement le plus célèbre des « petits » dormeurs : il s’endormait entre 22 heures et minuit, se réveillait vers 2 heures du matin, travaillait alors jusqu’à 5 heures, puis redormait deux heures. Il existe de nos jours nombre d’hommes politiques, de médecins, d’écrivains, qui doivent leur carrière féconde à cette faculté d’être de « petits » dormeurs à qui quatre ou cinq heures de sommeil suffisent : ils disposent de davantage de temps pour travailler et réfléchir. Le biologiste Alexander Borbély cite plusieurs cas d’hommes ne dormant que trois heures par nuit. Une infirmière anglaise semble battre tous les records : elle ne dormait qu’une heure et passait la nuit à peindre et à écrire : cela fut vérifié lors de plusieurs séances. Il relate aussi que Salvador Dali, avant de s’endormir dans son fauteuil favori, prenait une cuillère entre le pouce et l’index et plaçait au-dessous une assiette d’étain. Dès qu’il s’assoupissait, la cuillère tombait dans l’assiette et le bruit le réveillait. Dali aurait affirmé que le sommeil goûté dans l’intervalle était si revigorant qu’il se sentait frais et dispos. Mais s’il fallait croire tout ce que Dali nous a raconté ! Einstein, en revanche, avait besoin de dix heures de sommeil. Rester vingt-quatre heures sans dormir est perturbant pour la plupart d’entre nous. Davantage relève du supplice et cela a été utilisé par des tortionnaires pour obtenir des aveux sous bien des régimes totalitaires.
Il peut se faire que des troubles de notre horloge interne perturbent profondément le sommeil et provoquent de graves problèmes dans la vie quotidienne de certains. On cite le cas d’un homme qui ne pouvait s’endormir avant 2 heures du matin, mais qui devait pourtant se lever à 7 heures par obligation professionnelle : sans cesse en retard de sommeil, il en était sérieusement perturbé. On le soigna en allongeant son rythme sommeil-veille, c’est-à-dire en le faisant s’endormir chaque jour trois heures plus tard. Bientôt, il dormait le jour et restait éveillé la nuit. Au bout d’une semaine, après un tour complet du cycle, tout était redevenu normal : il s’endormait à 23 heures et se réveillait à 7 heures, sans problème.