Donner de nouvelles missions à l'agriculture
À l’évidence, il y a un déficit de réflexion prospective et surtout de conceptualisation globale, si bien que le monde agricole donne l’impression de partir à la dérive malgré le cadre de la politique agricole commune européenne. De plus, ce sentiment d’avenir difficile, voire d’impasse atteint beaucoup d’autres régions agricoles du monde. Les contraintes de la rentabilité économique, l’emprise des industries agroalimentaires et de la grande distribution, les habitudes nouvelles des consommateurs introduisent théoriquement une pesanteur telle que beaucoup d’experts ou de politiques en concluent que le système actuel n’est quasiment pas réformable. Sans faire preuve d’un optimisme béat, on peut espérer qu’une approche globale et une vision logique plus conforme aux intérêts généraux, plus équilibrante pour la société et plus compatible avec la préservation de l’environnement finiront par apparaître comme la seule solution viable à long terme qu’il conviendra de soutenir.
Pour mettre en place cette agriculture durable, il est important bien sûr d’harmoniser les politiques publiques en matière d’agriculture, d’alimentation et de santé, ce qui fait cruellement défaut, et aussi de faire adopter par les acteurs du monde agricole cette vision d’une agriculture porteuse d’équilibres écologiques et de santé.
Le public demeure très peu informé du contour de l’agriculture durable telle que nous l’avons survolée. Il apprend par exemple l’existence d’un mode d’agriculture raisonnée auquel il adhère assez naïvement alors que cette approche est bien réductrice, basée principalement sur le bon usage des intrants (engrais, pesticides, etc.), trop facilement mise au service de l’agrochimie et de la grande distribution pour l’établissement de cahiers des charges très ponctuels. Malgré ces risques de récupération, cette démarche est un premier pas intéressant pour progresser vers des modes d’agriculture moins polluants, encore faut-il que l’agriculture raisonnée se fixe des règles de plus en plus exigeantes.
L’agriculture biologique est un des modèles possibles d’agriculture durable à condition qu’elle soit suffisamment efficace pour nourrir les hommes. Classiquement, l’agriculture biologique a des contraintes de moyens et pas d’obligations de résultats. Dans l’esprit de ses pionniers, il s’agissait d’éviter tout recours à des intrants chimiques, de favoriser les méthodes de culture, d’élevage, d’assolement, de compostage qui favorisent la vie microbienne des sols, de mettre les plantes et les animaux en position de bénéficier de facteurs environnementaux naturels pour qu’ils expriment de la sorte leur propre naturalité. Evidemment, cette approche génère ses limites, et les réponses naturelles ne sont pas toujours conformes aux attentes de l’homme, notamment en matière de rendement. Il ne faut pas oublier que l’intensification de l’agriculture conventionnelle a souvent généré des conditions défavorables au niveau écologique au bon déroulement d’une production sans un recours important aux pesticides. Ainsi, la conduite de l’agriculture biologique demande un savoir-faire complexe basé sur une compréhension globale des conditions de terrain. Néanmoins malgré ses difficultés de mise en œuvre et de rendements souvent plus faibles, l’agriculture biologique « tient la route », elle est suffisamment nourricière et naturellement tournée vers le développement d’une offre alimentaire équilibrée pour l’homme. La composition de ses productions végétales, notamment en fruits et légumes, est plutôt plus riche en matière sèche, en micronutriments, et le bénéfice vis-à-vis de l’exposition aux pesticides est bien réel. L’agriculture conventionnelle est apparemment plus compétitive que l’agriculture biologique, elle crée ainsi des conditions peu favorables au développement des circuits bio, mais la comparaison des deux systèmes devrait tenir compte des nombreux coûts induits par les modèles conventionnels de production alimentaire.
En fait, l’offre en aliments bio, en produits céréaliers, en variétés de fruits et légumes est sensiblement différente de celle des circuits conventionnels et rend compte principalement des différences des deux systèmes d’approvisionnement. On trouve en abondance dans les circuits bio une gamme de produits animaux et de fruits et légumes, de pains bis et complets, des huiles vierges d’origines très diverses (colza, bourrache, carthame, sésame, germe de blé) en plus des huiles traditionnelles, des produits céréaliers de meilleure densité nutritionnelle ou peu courants en provenance de variétés rares (petit et grand épeautre, kamut, orge, quinoa, millet), une grande diversité de légumes secs, des jus de fruits peu clarifiés et bien d’autres produits spéciaux. Si l’approvisionnement en produits issus de l’agriculture biologique se traduit par une plus grande diversité et un meilleur équilibre alimentaires, ce type de chaîne alimentaire est alors entièrement satisfaisant. Par contre, si la recherche d’aliments biologiques entraîne, chez certains consommateurs, une monotonie alimentaire, le bénéfice de la démarche est largement annulé.
L’agriculture biologique, fort dénigrée par le passé, se développe très lentement, sans doute parce quelle est encore régie par des règles trop traditionnelles qui ne lui donnent pas pour l’instant une capacité suffisante d’essor. La place de l’agriculture biologique varie fortement dans les pays européens, plus faible en France qu’en Allemagne, au Danemark, en Italie. En France, un effort suffisant n’a pas encore été réalisé pour la rendre plus performante et compétitive. Malgré ses handicaps, la démarche biologique correspond bien à l’approche intégrée qu’il faut favoriser au maximum pour préserver l’environnement, garantir la sécurité des aliments et couvrir les besoins nutritionnels.
En dehors du champ strict de l’agriculture biologique, l’esprit de l’agriculture durable, tel qu’il devrait se développer, correspond à ces mêmes objectifs. Dans son acception la plus dynamique, l’agriculture durable aurait pour mission de garantir une offre nutritionnelle de qualité, élaborée de concert avec un secteur agroalimentaire qui partagerait les mêmes objectifs. Dans cette vision, finalement bien logique, une bonne organisation de la chaîne alimentaire faciliterait l’adoption par les consommateurs de régimes alimentaires équilibrés. De plus, un dialogue suivi et constructif pourrait s’établir entre les représentants des consommateurs et des professionnels de l’alimentation. À partir de ce suivi collectif, les consommateurs pourraient modifier certaines pratiques alimentaires pour davantage tenir compte des contraintes agricoles, et les secteurs agricoles et agroalimentaires pourraient modifier leurs activités pour mieux répondre aux nouveaux besoins exprimés.
On peut objecter que le rôle de l’agriculture ne se limite pas à l’alimentation humaine et qu’il n’est pas évident de mener à bien tous les fronts de l’activité agricole, des aspects nutritionnels jusqu’aux questions environnementales. Dans ce cadre, il est habituel de traiter séparément la question des obligations de moyens ou de résultats ; dans la complexité du champ de l’agriculture durable, cette distinction est souvent moins claire qu’il n’y paraît. Il est certes peu constructif de se focaliser sur des interdits dans le domaine des engrais ou des pesticides puisqu’il convient d’avoir la réponse la plus adaptée à chaque situation. Cependant, l’agriculture durable doit dépasser l’esprit de l’agriculture rai- sonnée, diminuer sans doute très fortement les apports azotés, l’usage des pesticides, abandonner le caractère productiviste d’une grande partie de l’agriculture conventionnelle pour rechercher des équilibres écologiques et agronomiques complexes et favorables à l’élaboration de la qualité nutritionnelle.
L’engagement pour une agriculture durable, porteuse d’un équilibre environnemental et clairement orientée vers des objectifs d’excellence nutritionnelle nécessitera l’acquisition d’une culture nouvelle en matière d’écologie, d’agronomie et de nutrition humaine. Il n’y a rien d’extraordinaire, au contraire, à ce que les agriculteurs se soucient des problèmes écologiques, de la qualité de leurs productions et des bienfaits attendus pour les consommateurs.
Certes, l’agriculture durable doit investir le champ de la nutrition humaine pour être efficace et se valoriser, mais elle doit accomplir cette mission en préservant les sols, la flore, la faune. Selon les Indiens, la terre ne nous appartient pas, il serait normal, dans ce même état d’esprit, de conditionner l’aide aux agriculteurs, au respect de cette terre et au bon usage de sa potentialité.