Les processus digestifs
L’implication des sucs gastriques dans la digestion:
Avant 1750, la digestion était considérée comme un phénomène purement mécanique : on pensait que les muscles de la paroi de l’estomac exerçaient seulement une action triturante sur le bol alimentaire et produisaient ainsi une bouillie pâteuse qui se déversait dans l’intestin. Néanmoins, au milieu du XVIIIe siècle, certains hommes de science émirent, à l’image de René Antoine Ferchault de Réaumur (1683-1757), l’hypothèse qu’il existait des substances « dissolvantes » sécrétées par la muqueuse de l’estomac. La buse, dont la paroi stomacale est pauvre en muscles, constituait un modèle de choix. Réaumur, qui connaissait en outre la capacité de ce rapace à régurgiter les parties non digérées de son bol alimentaire, adopta donc cet oiseau pour mener à bien ses expérimentations.
Les expériences de Réaumur (1752):
C’est tout d’abord dans le gésier d’animaux de basse-cour – sacrifiés pour l’expérience ~ que Réaumur observe l’aspect modifié des grains d’orge qui y ont été broyés. Changeant ensuite de modèle animal, il conçoit des tubes en fer-blanc ouverts aux deux extrémités, les garnit de viande, puis les fait avaler à des buses :
«Une buse, d’une grosse espèce et commune dans le royaume, à qui j’avais seulement arraché quelques plumes des ailes pour la laisser vivre en liberté dans mon jardin, fut destinée à des expériences auxquelles eut pu servir tout autre oiseau carnassier que j’eusse eu de même à ma disposition. La première épreuve à laquelle je mis son estomac, fut de lui donner à s’exercer sur un gros tube de fer-blanc […]. J’arrêtai donc dans le tube ouvert par les deux bouts, un morceau de viande qui l’égalait presque en longueur.
Le tube ainsi garni tut donné à la buse pour son premier déjeuner, à sept heures du matin; dès que je l’eus introduit dans son gosier, mes doigts le saisi¬rent par dehors au travers des plumes et des membranes du canal, pour le faire descendre peu à peu vers l’estomac.
Je ne laissai pas passer ce jour-là sans aller voir bien des fois si la buse n’avait rien rejeté par le bec, ce ne fut que le lendemain au matin, sur les sept heures et demie, que je trouvais le tube quelle venait de rendre. »
Après régurgitation du tube, Réaumur constate les résultats de son séjour dar.i jabot (un renflement de l’œsophage des oiseaux) :
«Il était précisément tel qu’il lui avait été donné, je veux dire qu’il avait toute sa rondeur, que sa forme n’avait été nullement altérée; on ne découvrait sur sa surface extérieure aucune trace de frottements qu’il eut essuyé. Le morceau de viande arrêté dans le tube avait-il été digéré ?[…] Il avait été réduit à moins du tiers, peut-être au quart de son premier volume et de son premier poids ; ce qui en restait […] était couvert par une espèce de bouillie, venue probablement de celles de ces parties qui avaient été dissoutes. Après que la bouillie eut été enlevée, le reste de chair qui fut mis à découvert, parut avoir à peu près son ancienne couleur, peut-être néanmoins était-elle un peu plus blanchâtre ; mais cette chair avait perdu de la consistance […]; son odeur n’était pas celle de la viande pourrie, elle en avait pris une qui n’avait rien de si désagréable. »
Réaumur tire de ces observations une conclusion qui réfute complètement la conception d’une digestion par trituration. Il propose que l’estomac fabrique des substances «dissolvantes » – qui seront qualifiées plus tard de sucs gastriques – capables de liquéfier la viande :
« Il est de toute évidence que si le morceau de viande est réduit en bouillie et digéré dans ce tube où il était isolé, et seulement accessible à de la liqueur, ç’aura été par un dissolvant».
Dans les expériences qu’il réalise ensuite, Réaumur cherche à récupérer le suc gastrique. A cette fin, il place une éponge à l’intérieur du tube métallique:
«… Je fis entrer plusieurs petits morceaux d’éponge dans le tube, je l’en remplis sans les y trop presser, il fut […] avalé par la buse et rendu à l’ordinaire. Lorsque les morceaux d’éponge y furent introduits, ils ne pesaient que treize grains [1 grain = 54 mg] : je les pesai dès que je les en eus retirés, alors ils en pesaient soixante-trois; ils s’étaient donc chargés de cinquante grains de liqueur, qu’il me fut aisé d’exprimer en grande partie dans un vase destiné à la recevoir. »
Réaumur parvient ainsi à récolter le suc gastrique et il montre que sa sécrétion est indépendante de la présence de viande à l’intérieur du jabot. Il cherchera ensuite à réaliser des digestions de viande «in vitro» (c’est-à-dire dans un poudrier placé dans un «four» utilisé pour l’incubation des œufs de poule) à l’aide de la substance qu’il a recueillie. Mais ses tentatives resteront infructueuses.
Les expériences de Spallanzani (1783):
Lazarro Spallanzani (1729-1799) reprend les travaux de Réaumur, travaillant tout d’abord sur des animaux de basse-cour. Il entreprend ensuite l’étude expérimentale des processus digestifs chez l’homme. Il perfectionne pour cela les tubes métalliques inventés par Réaumur – qu’il n’hésite pas à avaler lui-même ! puis, finalement, les remplace rir ce; bourses de toile, plus faciles à utiliser.
Spallanzani relate ainsi l’une de ces expériences :
«Il s’agissait de prendre par la bouche une petite bourse de toile contenant cinquante-deux grains [2,81 g] de pain mâché. […] Je gardai cette bourse pendant vingt-trois heures, sans éprouver aucun mal, elle ne contenait plus de pain, le fil avec lequel on avait cousu les deux parties de la bourse n’était ni rompu, ni gâté, de même que celui qui en fermait l’entrée. Il n’y avait pas la moindre déchirure de la toile, de sorte qu’il était évident qu’elle n’avait souffert aucune altération ni dans l’estomac, ni dans l’intestin.
Le succès de cette expérience m’encouragea à en faire d’autres, je la répétai avec deux bourses semblables, également pleines de pain mâché, mais avec cette différence, que l’une des bourses avait deux enveloppes de toile et l’autre trois : on sent déjà par ce que j’ai dit ailleurs, que je voulais savoir si le nombre des enveloppes augmenterait la difficulté de la digestion du pain, c’est ce que j’observai. Ces deux petites bourses sortirent de mon corps au bout de vingt- sept heures ; le pain fut entièrement digéré dans la bourse qui n’avait que deux enveloppes, mais il en restait un peu dans celle qui en avait trois. Ce reste de pain avait perdu son goût, quoiqu’il conservât ses qualités […]
Je passai des expériences faites avec les substances végétales à celles qui devaient se faire sur les substances animales; j’enveloppai dans une bourse de toile simple soixante grains [3,24 g] de la chair d’un pigeon cuite et mâchée; cette bourse ne resta que dix-huit heures et trois-quarts dans mon corps, mais les chairs étaient absolument digérées. »
Après de multiples essais, donnant tous des résultats semblables à celui que nous venons de mentionner, Spallanzani conteste donc à son tour le rôle de la trituration dans la digestion. Tout comme Réaumur quelques années auparavant, il confirme la part prépondérante des sucs digestifs dans la digestion. Cette expérience lui permet en outre de montrer que l’efficacité de la digestion varie en fonction de la nature des aliments.
Allant plus loin, il souhaite vérifier « si ces sucs conservaient hors de l’estomac leur faculté dissolvante». Il réalise à cette occasion la première digestion «in vitro» de l’histoire:
«J’en remplis [de suc gastrique de coq d’Inde et d’oies, très abondant par rapport à celui des autres espèces étudiées] deux petits tubes de verre fermés hermétiquement par un bout, et dont l’autre était bouché avec de la cire d’Espagne ; après avoir mis dans l’un de petits morceaux de chair de chapon et dans l’autre des grains de froment brisés; j’avais laissé macérer la chair et les grains dans le jabot d’un coq d’Inde, afin qu’ils eussent toutes les qualités nécessaires dans ces oiseaux pour la digestion.
Outre cela, comme la chaleur de l’estomac était probablement encore une condition requise pour la dissolution des aliments, je pensai d’y suppléer en faisant éprouver aux tubes un degré de chaleur à peu près semblable à celui qu’ils éprouvent dans l’estomac. Je les mis tous les deux sous les aisselles, je les laissai dans cette position pendant trois jours ; je les ouvris ensuite et je visitai d’abord le petit tube où étaient les grains de froment: leur plus grande partie n’avait plus qu’une écorce nue, la pulpe farineuse en était sortie et formait dans le fond du tube un sédiment gris blanc et assez épais. La chair de l’autre tube n’avait pas la moindre odeur de putréfaction ; elle était en grande partie dissoute et incorporée dans le suc gastrique, qui avait perdu sa limpidité et qui était plus épais ; le reste de cette viande avait perdu sa rougeur naturelle et était devenu très tendre. Je remis ces restes dans le tube que je remplis avec un nouveau suc gastrique et que je replaçai sous l’aisselle; au bout d’un autre jour toute la chair fut entièrement dissoute».
Spallanzani parvient donc à établir qu’à la température corporelle, la digestion peut s’opérer en dehors de l’organisme en présence de suc gastrique. Mais il n’en reste pas là: il souhaite comparer les capacités de dissolution du suc gastrique à celles de l’eau. Spallanzani réalise ainsi le « témoin » de l’expérience précédente :
«Je répétai ces expériences sur d’autres grains de froment et sur d’autres viandes, que je fis macérer de la même manière que dans l’expérience précédente ; mais au lieu de les placer ensuite dans le suc gastrique, je les mis dans l’eau commune. Je visitai les tubes semblablement au bout d’un séjour de trois jours sous mes aisselles, et je trouvai que les grains avaient été creusés là où ils avaient été brisés, ce qui annonçait un principe de dissolution dans la substance pulpeuse du grain. La chair avait souffert de même une très légère dissolution dans sa surface, mais elle était intérieurement fibreuse, cohérente, rouge ; en un mot elle était une vraie chair, elle sentait mauvais et le froment avait contracté quelque acidité ; ces deux effets ne furent point observés dans les grains et la chair que je tins dans le suc gastrique. Ces faits prouvent donc sans réplique que le suc gastrique sur lequel j’ai fait ces expériences, lors même qu’il n’eut plus dans sa place naturelle, conserve encore le pouvoir de dissoudre les substances végétales et animales d’une manière bien supérieure à l’eau. »
Spallanzani observe ainsi que la «dissolution» des grains et des viandes est plus importante avec le suc gastrique qu’avec l’eau. Son protocole expérimental rigoureux lui permet donc de démontrer le rôle spécifique du suc gastrique dans la digestion.
L’expérience de Beaumont (1833):
Près de quarante après les célèbres expériences de Lazarro Spallanzani, William Beau- mont (1785-1853), chirurgien militaire américain en poste au Canada, au Fort Mackinac, va tirer parti de l’infortune d’un trappeur canadien, Alexis Bidagan, dit Saint-Martin, pour déterminer plus avant le mode d’action du suc gastrique.
Le 6 juin 1822, ce trappeur, qui travaille pour une société de commerce de peaux des Lri Mackinac, dans la région des Grands Lacs américains, est blessé d’un coup de fusil dans la partie supérieure gauche de l’abdomen.
La blessure est aussi grande que la paume de la main. Beaumont la traite, mais ne parvient pas à suturer complètement la plaie.
Ainsi, lors de la cicatrisation, la paroi de l’estomac se soude à la peau, formant ce que l’on appelle une fistule permanente. Grâce à cette voie d’accès, Beaumont va pouvoir introduire des aliments directement dans l’estomac et étudier leur digestion. Ses expériences commencent le 1er août 1825 pour se terminer en 1832. Elles sont fréquemment interrompues, ne durant jamais plus de quelques semaines à chaque fois, au gré de ses affectations successives et de ses rencontres avec Saint-Martin. Notons que le trappeur survivra fort bien à sa blessure puisqu’il mourra le 24 juin 1880 à l’âge de 86 ans.Beaumont publie le résultat de ses études sur la physiologie de la digestion en 1833.
Entre autres expériences réalisées avec Saint-Martin, il a analysé l’action du suc gastrique sur différents types d’aliments ingurgités par son sujet et a ainsi montré que la durée de séjour dans l’estomac variait beaucoup d’un aliment à l’autre. En règle générale, plus les aliments sont riches en protéines et en graisses, plus longtemps ils demeurent dans l’estomac, au contraire des aliments glucidiques – le riz par exemple – dont le temps de séjour stomacal est très bref. La composition des aliments n’est probablement pas le seul paramètre à considérer: la texture et le mode de cuisson influencent très certainement la durée de la digestion.
Bien que l’étude de William Beaumont porte sur plus d’une centaine d’aliments différents introduits dans l’estomac de Saint-Martin, ces différentes hypothèses ne sont pas discutées. Le médecin se contente d’expliquer les variations de la durée de séjour stomacal par une action différente du suc gastrique sur chacun des aliments. De plus, des différences de durée de digestion de l’ordre du quart d’heure ne sont probablement pas significatives.
Vidéo : Débuts de l’alimentation rationnelle : les processus digestifs
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