Contrôler le réseau sanguin pour assécher le cancer
Comme la victoire de Joukov à Stalingrad
Le combat contre le cancer évoque fréquemment des métaphores militaires. Aucune ne me semble aujourd’hui plus appropriée que celle de la plus grande bataille de la Seconde Guerre mondiale.
Août 1942. Sur les rives de la Volga, aux abords de Stalingrad, Hitler amasse la plus grande force de destruction de l’histoire de l’humanité. Plus d’un million d’hommes aguerris auxquels aucune force ennemie n’a pu résister, une division massive de panzers, 10 000 canons d’artillerie, 1 200 avions. En face, une armée russe épuisée, mal équipée, souvent constituée d’adolescents ou même de lycéennes qui n’ont jamais utilisé d’arme à feu – mais qui défendent leur patrie, leur maison, leur famille. Dans un combat d’une violence inouïe, les troupes soviétiques, épaulées par les civils, tiennent bon pendant tout l’automne. Toutefois, malgré leur héroïsme, les forces sont trop inégales et la victoire des nazis ne semble qu’une question de temps. Le maréchal Georgi Joukov change alors complètement de stratégie. Au lieu de continuer une lutte frontale dans laquelle il n’a aucune chance, il lance ce qui reste de son armée à travers le territoire tenu par l’ennemi, vers les bases arrière de l’Axe. Là se trouvent les unités chargées de ravitailler les troupes nazies. Roumaines ou italiennes, beaucoup moins disciplinées et belliqueuses, elles ne résistent pas longtemps à l’attaque. En quelques jours, Joukov transforme l’issue de la bataille de Stalingrad. Une fois ses lignes d’approvisionnement coupées, la 6e armée du général Paulus se retrouve en effet incapable de se battre et finit par capituler.
En février 1943, l’invasion allemande est définitivement repoussée. Stalingrad représente un tournant majeur de la Seconde Guerre mondiale, et marque le début du reflux du cancer nazi sur tout le territoire européen.
Si les militaires sont conscients de l’importance stratégique du ravitaillement des armées au front, son application au traitement du cancer a longtemps paru saugrenue aux chercheurs c*n cancérologie. Ce n’est peut-être pas par hasard qu’elle a d’abord germé dans l’esprit d’un chirurgien militaire.
L’intuition d’un chirurgien de la marine
Officier médical de la marine américaine dans les années I960, le docteur Judah Folkman est chargé d’inventer un moyen de conserver les stocks de sang frais nécessaires à la chirurgie en mer pendant les longs mois de croisière des premiers porte-avions nucléaires. Pour tester son dispositif de conservation, il veut vérifier si le sang ainsi conservé peut subvenir aux besoins d’un petit organe vivant. Il l’essaie in vitro sur une thyroïde de lapin isolée dans une cloche de verre et réussit à la faire survivre sans difficulté. Mais son système fonctionnerait-il aussi bien avec des cellules qui se multiplient rapidement, comme c’est le cas au cours de la cicatrisation ? Pour s’en assurer, il injecte dans la petite thyroïde des cellules cancéreuses de souris connues pour leur capacité de prolifération. Une surprise l’attend.
Les cellules cancéreuses injectées provoquent bien l’apparition de tumeurs, mais aucune ne se développe au-delà de la taille d’une tête d’épingle. Il se dit d’abord que ces cellules sont mortes. Mais une fois réinjectées à des souris, elles fabriquent bien des tumeurs massives et mortelles. Quelle différence y a-t-il entre une thyroïde de lapin in vitro et des souris vivantes ? Il y en a une qui saute aux yeux : les tumeurs chez les souris sont entièrement infiltrées de vaisseaux sanguins, sont dépourvues. Faut-il en conclure qu’une tumeur cancéreuse ne peut tout simplement pas grandir si elle ne réussit pas à détourner des vaisseaux sanguins à son profit ?
Obsédé par cette hypothèse, Judah Folkman trouve une foule de confirmations dans son travail de chirurgien. Les tumeurs cancéreuses qu’il opère présentent toutes cette même caractéristique : elles sont abondamment irriguées par des vaisseaux sanguins fragiles et contorsionnés, comme s’ils avaient été fabriqués trop vite.
Folkman a tôt fait de comprendre qu’aucune cellule de l’organisme ne survit si elle n’est au contact de tout petits vaisseaux sanguins – aussi fins qu’un cheveu – qu’on appelle capillaires. Ils lui apportent l’oxygène et les nutriments nécessaires à sa survie, et remportent les déchets de son métabolisme. Les cellules cancéreuses n’échappent pas à la règle, elles doivent elles aussi se nourrir et rejeter leurs déchets. Pour survivre, les tumeurs ont donc besoin d’être profondément infiltrées de capillaires. Comme les tumeurs se développent à vive allure, de nouveaux vaisseaux doivent être fabriqués. Folkman baptise alors ce phénomène : « angiogenèse » (du grec angio pour « vaisseau », et genesis pour « naissance »).
Normalement, les vaisseaux sont une infrastructure fixe et les cellules de leurs parois ne se multiplient pas ni ne créent de nouveaux capillaires, sauf dans des circonstances particulières ; au cours de la croissance, lors de la réparation des plaies ou encore après les menstruations. Ce mécanisme d’angiogenèse « normale » est alors autolimité et fermement contrôlé pour éviter la création de vaisseaux fragiles qui saigneraient trop facilement. Pour grandir, les tumeurs cancéreuses détournent à leur profit cette capacité du corps à créer de nouveaux vaisseaux. Par conséquent, réfléchit Judah Folkman, il suffit de les en empêcher pour qu’elles restent à jamais de la taille d’une tête d’épingle. En attaquant leurs vaisseaux sanguins au lieu d’attaquer les cellules elles-mêmes, on doit peut-être même pouvoir assécher une tumeur existante et la faire régresser…
La traversée du désert
Au sein de la communauté scientifique, personne ne voulut s’intéresser à cette théorie de «plombier» venant d’un chirurgien qui, après tout, ne devait rien connaître à la biologie du cancer. Comme il était néanmoins professeur à la faculté de médecine de Harvard et chef du département de chirurgie de l’hôpital pour enfants (un des plus importants aux États- Unis), le New England Journal of Medicine accepta en 1971 d’ouvrir ses colonnes à cette hypothèse excentrique.
Plus tard, Folkman a raconté la conversation qu’il avait eue à cette époque avec son voisin de laboratoire à l’hôpital, le professeur John Ender, prix Nobel de médecine. Comme il se demandait s’il n’en avait pas trop dit sur ses idées, et exprimait sa crainte de voir plagier tout son programme de recherche par des concurrents, Ender lui avait prédit en tirant sur sa pipe : « Tu es totalement à l’abri du vol intellectuel : personne ne te croira ! »
De fait, son article ne suscita aucun écho. Pire, ses collègues se mirent à exprimer leur désapprobation en se levant bruyamment et en quittant la salle dès qu’il prenait la parole dans les congrès. On chuchota qu’il trafiquait ses résultats pour appuyer ses théories et, plus grave encore pour un médecin, qu’il était un charlatan ; qu’après avoir été un brillant chirurgien, il avait perdu le nord. Les étudiants, si indispensables à la vie d’un laboratoire de recherche, se mirent à l’éviter pour ne pas voir leur carrière entachée par un lien quelconque avec cet hurluberlu. À la fin des années 1970, il perdit même son poste de chef de service de chirurgie.
Malgré toutes ces avanies, la détermination de Folkman ne faiblit pas. Vingt ans plus tard, voici comment il s’en expliquait : « Je savais quelque chose que personne d’autre ne savait, et j’avais été en salle d’opération. Ce n’étaient pas les chirurgiens qui me critiquaient, c’étaient les chercheurs en sciences fondamentales. Je savais que beaucoup d’entre eux n’avaient jamais vu de cancer ailleurs que dans une éprouvette. Je savais qu’ils n’avaient pas vu les choses que j’avais vues. Le fait que les tumeurs se développent en trois dimensions, qu’elles ont besoin de vaisseaux sanguins dans l’œil, dans la cavité péritonéale, dans la thyroïde ou ailleurs, tout le concept des cancers in situ et des microtumeurs latentes – j’avais vu tout ça. Alors je me suis répété que mes idées étaient justes, mais que ça allait prendre beaucoup de temps avant que les gens s’en aperçoivent. »
Expérience après expérience, Judah Folkman continua d’établir les points clés de sa nouvelle théorie du cancer :
- Les microtumeurs ne peuvent évoluer vers un cancer dangereux sans créer un nouveau réseau de vaisseaux sanguins pour se nourrir.
- A cette fin, elles émettent une substance chimique – qu’il baptisa « angiogénine » – qui force les vaisseaux à venir vers elles et à faire pousser de nouvelles branches de façon accélérée.
- Les cellules de la tumeur qui se sont répandues dans le reste de l’organisme – les métastases – ne sont pas dangereuses tant qu’elles ne sont pas capables d’attirer, à leur tour, de nouveaux vaisseaux.
- Les grosses tumeurs principales sèment des métastases mais, comme dans un empire colonial, elles empêchent ces lointains territoires de prendre trop d’importance en émettant une autre substance chimique qui bloque la croissance des nouveaux vaisseaux « angiostatine ». C’est ce qui explique que des métastases grossissent soudainement une fois que la tumeur principale a été retirée par la chirurgie.
Mais les expériences avaient beau s’accumuler, l’idée paraissait à la fois trop simple et trop… hérétique. Surtout, comme c’est souvent le cas dans la communauté scientifique, elle ne pouvait pas être prise au sérieux tant que n’avait pas été élucidé le mécanisme par lequel les tumeurs pouvaient exercer un tel contrôle sur les vaisseaux. S’il existait une « angiogénine » et une « angiostatine », alors il fallait en prouver l’existence !
Comme une aiguille dans une botte de foin
Judah Folkman ne se laissa jamais abattre par les critiques et ne perdit jamais confiance dans la capacité de ses collègues scientifiques à se rendre à l’évidence pourvu que des preuves suffisantes leur soient fournies. Sans doute avait-il à l’esprit l’adage de Schopenhauer selon lequel toute grande vérité passe par trois phases : elle est d’abord ridiculisée, puis violemment combattue, avant d’être acceptée comme une évidence. Il s’attacha donc à faire la preuve de l’existence des facteurs capables d’empêcher la croissance de nouveaux vaisseaux.
Mais comment les trouver parmi les milliers de protéines différentes fabriquées par les tumeurs cancéreuses ? Autant chercher une aiguille dans une botte de foin. Au bout de nombreuses années et de multiples échecs, Judah Folkman était sur le point de se décourager quand enfin la chance lui sourit.
Michael O’Reilly, un jeune chirurgien-chercheur qui avait rejoint son laboratoire, avait eu l’idée de chercher l’angiostatine dans l’urine des souris réfractaires aux métastases. La ténacité de Michael n’avait d’égale que celle de son patron, et au bout de deux ans passés à filtrer des centaines de litres d’urine de souris (qui sent particulièrement mauvais, devait-il préciser plus tard), il trouva enfin une protéine qui bloquait la création de vaisseaux sanguins (lorsqu’on la testait dans un embryon de poulet chez qui les vaisseaux se développent rapidement). Le moment de vérité était arrivé : on allait pouvoir vérifier sur pièces si cette « angiostatine » pouvait empêcher le développement du cancer dans un organisme vivant.
O’Reilly prit 20 souris sur le dos desquelles il greffa un cancer virulent dont les métastases grandissent rapidement dans les poumons dès que la tumeur principale est opérée. Immédiatement après l’ablation de cette tumeur, il injecta de l’angiostatine à la moitié des souris, et laissa la maladie suivre son cours chez l’autre moitié. Quelques jours plus tard, une partie des souris montra des signes de maladie : le moment était venu de vérifier la théorie.
Judah Folkman savait que même si les résultats étaient positifs, personne ne le croirait. Il invita donc tous les chercheurs de l’étage à assister au dénouement. Sous les yeux des nombreux témoins rassemblés, O’Reilly ouvrit le thorax de la première souris qui n’avait pas reçu de traitement. Ses poumons étaient noirs, entièrement rongés par les métastases. Puis il ouvrit la première souris qui avait bénéficié de l’angiostatine, et qui n’avait d’ailleurs pas l’air malade. Ses poumons, parfaitement roses et sains, ne comportaient aucune trace de cancer ! Il n’en croyait pas ses yeux : l’une après l’autre, toutes les souris qui n’avaient pas reçu d’angiostatine étaient dévorées de cancer. Et toutes celles qui avaient bénéficié du traitement étaient complètement guéries ! En 1994, après vingt ans de vexations, les résultats furent publiés dans la revue Cell46 ; et, du jour au lendemain, l’angiogenèse devint une des principales cibles de la recherche sur le cancer.
Une découverte exceptionnelle
Plus tard, Folkman put démontrer que l’administration d’angiostatine pouvait arrêter la croissance de plusieurs types de cancers, y compris trois cancers d’origine humaine greffés à des souris. A la surprise générale, en empêchant la création de nouveaux vaisseaux sanguins, on obtenait même une régression du cancer. Comme avec l’attaque du maréchal Joukov sur les lignes de ravitaillement nazies, les tumeurs privées d’approvisionnement se mettaient à fondre et, retrouvant une taille microscopique, redevenaient totalement inof- tensives. Qui plus est, l’angiostatine ne sévissait que contre les vaisseaux sanguins embarqués dans une croissance rapide et n’affectait en rien les vaisseaux existants. Elle n’attaquait pas non plus les cellules saines de l’organisme, à la différence des traitements anticancer traditionnels comme la chimiothérapie ou la radiothérapie. En termes militaires, elle ne cause pas de « dégâts collatéraux », ce qui en fait une approche beaucoup moins lourde que la chimiothérapie. Ainsi que conclut l’article de Nature rendant compte de ces résultats : « Une telle régression de tumeurs primaires sans effet toxique sur l’organisme n’a pas été décrite précédemment. » Sous le style laconique propre au langage scientifique, pointe l’excitation qui signe les découvertes exceptionnelles.
Avec ces deux articles, Folkman et O’Reilly ont établi de laçon définitive le rôle de l’angiogenèse dans le métabolisme du cancer et transformé de fond en comble notre conception du traitement anticancéreux. S’il est possible de contrôler le mal en s’attaquant à ses lignes de ravitaillement, alors il faut imaginer des traitements au long cours qui sapent en permanence les tentatives des tumeurs de créer de nouvelles vascularisations. Comme en stratégie militaire, on peut parfaitement les combiner avec des frappes plus pointues comme la chimiothérapie ou la radiothérapie. Mais il faut s’inscrire dans le long terme et envisager une « thérapie des tumeurs dormantes » qui protégerait aussi contre l’apparition d’une tumeur initiale, contre les rechutes consécutives aux premiers traitements, et contre la flambée possible des métastases après une opération.
Les défenses naturelles qui bloquent l’angiogenèse
Aujourd’hui, de nombreux médicaments similaires à l’angiostatine (tels que l’Avastin) sont en cours de développement par l’industrie pharmaceutique. Mais leurs effets chez l’homme lorsqu’ils sont utilisés seuls se sont révélés décevants. S’ils ont pu ralentir la croissance de certains cancers et faire même régresser spectaculairement certaines tumeurs, les résultats n’ont pas été aussi systématiques que chez les souris. De plus, même s’ils sont mieux tolérés que les chimiothérapies habituelles, les antiangiogenèses sous forme de médicaments ont eux aussi révélé des effets secondaires plus ennuyeux que prévu. Du coup, ce ne sont sans doute pas les médicaments miracles que l’on a pu espérer. Mais cela n’est pas vraiment surprenant. Le cancer est une maladie multidimensionnelle qui cède rarement à une intervention unique. Le plus souvent, comme pour la trithérapie contre le sida, il est indispensable de combiner plusieurs approches pour obtenir un effet suffisant.
Il reste que la maîtrise de l’angiogenèse est désormais une préoccupation centrale dans le traitement de tout cancer. Sans attendre le médicament miracle, il se trouve que nous disposons, là aussi, d’interventions naturelles qui ont des effets puissants sur l’angiogenèse, sont dépourvues de tout effet secondaire et peuvent se combiner parfaitement avec les traitements conventionnels. Il s’agit 1° de pratiques nutritionnelles spécifiques (de nombreux antiangiogenèse naturels ont été découverts récemment, dont des champignons comestibles courants, certains thés verts et certaines épices et herbes de cuisine49) et 2° de tout ce qui contribue à réduire l’inflammation, cause directe de la croissance de nouveaux vaisseaux.
Le cancer est un phénomène fascinant et pervers qui emprunte son inquiétante intelligence à nos processus vitaux pour les subvertir et, en fin de compte, les retourner contre eux-mêmes. Les recherches récentes ont permis de mieux comprendre comment ce dévoiement s’opère. Qu’il s’agisse de produire de l’inflammation ou de fabriquer des vaisseaux sanguins, le cancer singe notre aptitude foncière à nous régénérer tout en visant le résultat opposé. Il est l’envers de notre santé, le négatif de notre vitalité. Mais cela ne signifie pas qu’il soit invulnérable. En fait, il présente des failles que notre système immunitaire sait naturellement exploiter. Aux avant- postes de notre défense, nos cellules immunitaires – dont les fameuses cellules tueuses NK – représentent une redoutable armada chimique qui détruit à longueur de temps des cancers dans l’œuf. Or, tous les résultats convergent : tout ce qui peut renforcer nos précieux globules blancs est aussi ce qui sape la croissance des tumeurs. Au total, en stimulant nos cellules immunitaires, en luttant contre l’inflammation (par la nutrition, l’exercice physique ou la gestion émotionnelle), en agissant sur l’angiogenèse, on coupe l’herbe sous le pied de la prolifération cancéreuse. Parallèlement aux interventions strictement médicales, chacun peut donc doper les ressources de son organisme. Le « prix » à payer, c’est de mener une vie plus consciente, plus équilibrée… et plus belle.
Vidéo : Contrôler le réseau sanguin pour assécher le cancer
Vidéo démonstrative pour tout savoir sur : Contrôler le réseau sanguin pour assécher le cancer