c'est ce que la complication ?
Les études en double aveugle contre placebo semblent représenter à l’heure actuelle ce qui se fait de mieux en matière de pureté et de rigueur scientifique dans la recherche pharmacologique. Pourtant, la dite méthode n’est pas elle-même exempte de reproches. Les homéopathes et les psychanalystes en ont d’ailleurs bien vu les faiblesses. Dans le monde même de la recherche, des critiques commencent à s’exprimer qui paraissent parfaitement justifiées. La première, incontournable, est que ce type d’expérimentation place les malades et les cliniciens dans une situation totalement artificielle, non comparables à la pratique quotidienne de la médecine.
Si l’on prend l’exemple de la psychiatrie qui est probablement le plus caricatural, il est évident que d’un point de vue séméiologique, les patients recrutés sont l’exception, car ils doivent avoir un syndrome parfaitement pur, « comme dans les livres de classification », ce qui est parfaitement rare dans la réalité et ne peut en fait exister que dans le milieu de la recherche hospitalière. Dans mon service pourtant structuré pour favoriser la recherche en pharmacologie, sur dix patients déprimés hospitalisés, à peine un satisfait pleinement aux exigences des différents protocoles : trop anxieux, obèse, risque suicidaire, sans contraception et surtout exigence d’une monothérapie avec passage par une période dite de wash out au cours de laquelle aucun médicament n’est administré. Si l’on prend la peine de réfléchir, il est clair que, toujours dans le domaine de la dépression, une bonne dose d’hypocrisie, voire de mauvaise foi est nécessaire : en général, les protocoles dits contrôlés prévoient des patients déprimés suffisamment sévères pour atteindre des scores minimaux (assez élevés) aux échelles quantitatives, mais, du fait de l’éventualité pour ces patients de recevoir un placebo, il est en général précisé qu’ils ne doivent pas présenter de risque suicidaire. Il est évident que des patients déprimés majeurs, avec des scores élevés aux échelles mais non suicidaires, n’existent pas. Comment fait-on alors ? Soit l’investigateur en est réduit à sélectionner des malades « tranquilles », sans risques, et doit « pousser » un peu l’interrogatoire pour atteindre le minimum requis au score, sélectionnant les sujets les plus « spectaculaires », donc les plus hystériques, ce qui constitue très certainement un biais de sélection. Soit il doit négliger – ne pas entendre – les idéations suicidaires, avec tout ce que cela représente de mensonges par omission, d’angoisse et de risque d’ulcère de stress pour lui-même ! Bien entendu, si l’exemple de la dépression est caricatural, bien que réel, et devrait amener des solutions plus originales, la méthode contre placebo reste parfaitement correcte dans d’autres pathologies, surtout lorsqu’elles ne sont pas vitales.
Une autre critique repose sur le fait que cette situation artificielle influence en tant que telle le cours de la maladie. Évidemment ! répondront les tenants de la méthode, et c’est justement la justification du groupe placebo qui permet d’évaluer l’évolution de la maladie en situation thérapeutique comparable en tout sauf en ce qui concerne le traitement étudié. Cela n’est pas totalement justifié, car si le groupe placebo permet de comparer les différents paramètres dans la situation de recherche, il ne permet aucune comparaison avec la situation thérapeutique en clientèle de ville non expérimentale qui pourtant devrait représenter la finalité ultime. Il y a quelques années, j’ai été amené à concevoir un schéma expérimental pour étudier un produit qui avait prouvé chez le singe que, sans perturber la hiérarchie sociale du groupe d’animaux (les chefs restaient les chefs, les soumis restaient soumis, il ne s’agissait donc pas d’un produit « révolutionnaire »), il rendait les échanges plus conviviaux : plus de grooming, d’épouillage, de caresses, de tendresse, moins de distance entre les individus. Comme il était probable qu’aucun comité d’éthique n’autoriserait de proposer une expérimentation aux dirigeants de l’ex-Yougoslavie, du Rwanda ou du Cambodge, il m’avait été demandé de concevoir un protocole, en psychiatrie, chez des sujets agressifs. Il avait d’abord fallu convaincre les fameux comités d’éthique de l’époque que réduire l’agressivité n’était pas forcément totalement immoral bien que, effectivement, l’agressivité ne soit pas, par essence, quelque chose de pathologique. Il est évident que, sans agressivité, l’humanité aurait disparu depuis longtemps de la surface de notre planète.
Cependant, lorsqu’un psychopathe vous a à moitié assommé, vous vous dites que l’éthique sociale ainsi comprise a des limites et que réduire certaines formes d’agressivité peut amener certains avantages non négligeables. Le protocole décidé a revêtu la forme d’un cross-over, comparant le médicament antiagressif à un placebo. Pendant un mois, les patients recevaient soit le produit, soit le placebo, puis pendant un mois, ils ne recevaient rien du tout et pendant encore un mois, ils recevaient soit le placebo, soit le produit.
Le mois où ils ne recevaient strictement aucun traitement était nécessaire, d’un point de vue statistique, afin que les sujets reviennent, autant que possible, au stade initial, et que les deux périodes soient donc comparables puisque démarrant du même état clinique. Dans ce type d’essai, chaque sujet est son propre témoin. Sur trois mois, les patients ne recevaient donc que pendant un mois le produit supposé actif. Les sujets étudiés devaient être agressifs, en les évaluant avec des échelles d’agressivité tirées de questionnaires plus larges (AMDP, Hopkins Symptom Check List). De fait, il s’agissait bien de sujets très agressifs, du style paranoïaques attendant l’huissier avec un fusil, psychopathes sortant de prison ou d’internement… Les évaluations-entretiens avaient lieu tous les quinze jours, sauf pendant la période sans rien où pendant un mois ils n’étaient pas vus (toujours l’exigence de retrouver l’état clinique de départ).
Enfin, du fait de la difficulté du protocole, les investigateurs étaient réunis, tous les mois, dans un groupe de supervision, de type Balint, afin de contrôler la bonne marche des opérations et de rassurer tout le monde, y compris le laboratoire! Il a fallu plus de deux ans, aux cinq investigateurs pourtant chevronnés, pour réunir trente observations exploitables. Les résultats ont été pour le moins surprenants : pas de différence entre la période placebo et la période traitement, et pour cause puisque les scores d’amélioration atteignaient en moyenne 80 % dans les deux cas de figure. Il aurait donc fallu un sacré produit pour faire mieux que le placebo dans ces conditions. En revanche, la différence était hautement significative entre les deux types de période (placebo et actif) et la période où les sujets ne recevant rien et n’étant pas vus en entretien, se détérioraient rapidement pour retrouver, à la grande satisfaction des statisticiens, leurs scores initiaux. Ce fut un échec pour le produit qui, d’ailleurs, ne s’en remit pas, mais la méthodologie était mathématiquement correcte. Le médicament, logiquement, a été abandonné, pas uniquement mais en partie à cause de cette étude, et pourtant… Il est clair que le protocole, de par son hypersophistication même, a placé ces sujets généralement abandonnés du fait même de leur agressivité, dans un cadre extrêmement contraignant et rassurant et donc hautement thérapeutique. C’est l’outil d’évaluation qui a modifié le sujet étudié.