Affronter les bouleversement alimentaires actuels
Affronter les bouleversement alimentaires actuels: sortir d’un environnement calorique artificiel
En l’espace de cinquante ans, notre environnement nutritionnel a été profondément bouleversé. Il est temps de faire le point sur notre système alimentaire pour maîtriser son évolution à venir !
C’est du passé, n’en parlons plus
Lorsque la France était en majorité rurale, dans les années 1950, la population n’était pas nécessairement très bien nourrie. Les graisses saturées des produits animaux bouchaient lentement mais sûrement les artères des personnes pas toujours très âgées. La disponibilité en huiles végétales, principalement de l’arachide, ne permettait pas d’équilibrer l’apport en acides gras essentiels. Certaines populations abusaient du beurre, d’autres des charcuteries ou des graisses animales ; les légumes ou les fruits n’étaient pas disponibles à toutes les saisons, les procédés de conservation souvent rudimentaires, les équilibres diététiques largement ignorés, les excès de nourriture fréquents, les privations aussi. Par contre, le repas familial représentait un moment fort de partage, et les menus de fête alignaient une liste impressionnante de plats
plus énergétiques et plus riches en protéines les uns que les autres. Dans ce monde rural d’après-guerre, les circuits alimentaires étaient relativement simples. L’autoconsommation, les petits marchés, les artisans bouchers et boulangers, les marchands de primeurs et les crémeries assuraient l’essentiel de l’approvisionnement. Les épiciers distribuaient des denrées plus lointaines et plus transformées. Chaque région possédait des traditions culinaires propres, un vrai patrimoine culturel dans lequel chacun reconnaissait ses racines.
Les repas ou les aliments partagés servaient souvent de ciment familial, voire de langage affectif. Les relations entre alimentation et santé occupaient peu les esprits ; chacun ayant ses convictions sur les vertus de la viande, du lait, de la soupe, du pain et du vin en fonction de ses goûts personnels.
La nouvelle donne alimentaire
Avec l’exode du monde rural, le développement des métropoles bouleversa la distribution alimentaire. On entra ainsi progressivement dans l’ère des grandes surfaces distributrices des produits transformés et standardisés. Les modes alimentaires furent de moins en moins influencés par les habitudes régionales, l’agriculture devint une source de matières premières largement transformées en de multiples produits alimentaires.
Sans autres considérations que celles du marché, et sans recommandations nutritionnelles claires sur la nécessité de préserver la complexité des aliments, se déroula l’ère des transformations alimentaires intensives, celle du fractionnement des aliments, de la fabrication de produits riches en ingrédients purifiés et appauvris en micronutriments, des produits standardisés, sucrés, salés, aromatisés, colorés, des huiles désodorisées, du pain blanchi.
Les bouleversements socioéconomiques des quarante dernières années modifièrent donc profondément le paysage de l’agroalimentaire. Dans un premier temps, le public se posa peu de questions, tout occupé à participer à la fête de la consommation, à découvrir de nouvelles présentations alimentaires, voire de nouveaux aliments. Face à une offre considérable, caractérisée par la multiplicité des produits transformés, et sans l’aide d un discours nutritionnel cohérent (parfois contradictoire), les consommateurs finirent par perdre leurs derniers repères. Cela fut à l’origine de
l’apparition d’un nouveau questionnement sur le « que doit-on manger? ». Durant les années 1980, les réponses données ne furent pas très encourageantes, l’accent étant mis sur divers facteurs de risque (graisses saturées-cholestérol-sucre-pain) sans faire apparaître le caractère protecteur de nombreux aliments. En l’absence d’informations compréhensibles concernant les nouveaux produits alimentaires, il était difficile pour le consommateur de s’appuyer sur des valeurs sûres pour guider son comportement alimentaire.
Les réponses sont aujourd’hui beaucoup plus claires ; l’intérêt nutritionnel des fruits et légumes, des céréales complètes et de bien d’autres aliments est reconnu, de même que la nécessité de respecter des équilibres nutritionnels. Cela n’a suffi ni à influencer fondamentalement les choix alimentaires, ni à modifier l’offre alimentaire, ni à dissiper le malaise du consommateur. Il est difficile de mesurer aujourd’hui les conséquences à long terme du déracinement culturel et nutritionnel qu’auront entraîné les années glorieuses du développement agroalimentaire.
Le droit d’inventaire
Que de connaissances accumulées et pourtant quel environnement nutritionnel étrange, quelle cacophonie dans le discours nutritionnel, quels messages réducteurs, voire trompeurs, quelles pratiques alimentaires aberrantes ! Mais aussi, parfois, de réels progrès, une reconnaissance du bienfait des aliments, celui des fruits et légumes en particulier, la réhabilitation du pain, la valorisation des huiles, des poissons, la découverte du rôle des micronutriments et des autres facteurs de protection alimentaire.
Cependant, quel malaise d’être confronté à cette foire d’empoigne alimentaire. Des agriculteurs à la peine, des consommateurs nostalgiques d’une alimentation perdue, des interrogations et des doutes dans la majorité des esprits ; des angoisses parfois, des troubles alimentaires fréquents, des technocrates et des économistes fiers des milliards dégagés !
Et pourtant, comment ne pas être émerveillé par les potentialités de notre chaîne alimentaire, la diversité des productions végétales et animales, la complexité des aliments, le potentiel de
C’est peut-être parce que les bienfaits (ou les méfaits) de l’alimentation ont été pressentis depuis longtemps que notre société a de la peine à s’émerveiller devant un état de fait aussi positif. Sans doute aussi les relations entre alimentation et santé ne semblent-elles pas immédiates, à la différence de médicaments. Pourtant, il y a matière à s’enthousiasmer ! Une bonne nutrition à l’échelle d’une vie permet tout simplement la prévention de la majorité des pathologies ou une forte réduction de leur prévalence. Une bonne alimentation, la première condition pour un bon développement fœtal, un bon départ à la naissance, une garantie pour un développement harmonieux, l’expression d’un beau phénotype, un atout pour un bon fonctionnement intellectuel et physique, un bien-être durable, un antidote à la dépression, une source infinie de convivialité, un accompagnement essentiel pour bien vieillir. Dommage que cela ne suffise pas à prévenir tous les maux de l’âme !
En pratique, que d’erreurs, que de négligences, d’ignorances, de mauvaises pratiques, de piètre gestion du plaisir, de gâchis de surcharge pondérale, de statuts nutritionnels* peu satisfaisants, de repas sans relief, de mets insipides, standardisés, de nourriture vide, de troubles digestifs et métaboliques. L’affaire est donc des plus sérieuses : pourquoi ne réduirait-on pas les dépenses de santé par une nutrition préventive puisque c’est possible ? Pourquoi les secteurs agricoles et agroalimentaires ne seraient-ils pas organisés pour nous offrir la meilleure alimentation possible ? Pourquoi le consommateur ne serait-il pas correctement informé des meilleurs choix à faire ? Non seulement les dépenses de santé pourraient être enfin maîtrisées, mais l’agriculture pratiquée pourrait devenir durable, respectueuse de l’environnement et adaptée à l’homme et par l’homme pour un bienfait général. Bien sûr, sans prise de conscience collective et sans bons choix politiques, tout cela peut paraître utopique. Certes, les solutions à venir sont loin d’être tracées, mais le défi à relever est tellement intéressant qu’il pourrait mobiliser de nombreux chercheurs, professionnels et surtout l’opinion publique.
Dérives de la chaîne alimentaire et dérives de l’homme
Est-il indispensable de faire évoluer cette situation ? Le schéma actuel peut-il se poursuivre au risque d’engendrer des déviations extrêmes ? : des consommateurs conditionnés, complètement dépendants de l’offre agroalimentaire et de la paraphar- macie ; des industries alimentaires dominées par des multinationales toujours plus agressives, imposant au monde entier la consommation de breuvages artificiels, de hamburgers simplistes, de gadgets alimentaires ; une grande distribution toujours triomphante ; une agriculture toujours plus productiviste avec des cultures industrialisées et leur accompagnement de pesticides ou d’OGM, et des élevages concentrationnaires !
Certes, des situations aussi caricaturales seront toujours contournées par l’imagination d’un très grand nombre d’acteurs, beaucoup trop imprégnés de nature, de culture, de bon sens, de courage, d’imagination vitale pour rester passifs. En fait, il est grand temps d’ouvrir un débat citoyen sur ce sujet de civilisation et aussi de survie pour l’homme. Il est important que le consommateur puisse se prononcer pour influencer le cours des choses, bien-être et de santé d’une alimentation saine et équilibrée ? On n’a jamais aussi bien compris qu’aujourd’hui la nature des relations encore faut-il qu’il comprenne les enjeux de son comportement, qu’il mesure à long terme les conséquences de l’environnement nutritionnel artificiel dans lequel il s’est laissé enfermer. Nos enfants et nos arrière-petits-enfants seront-ils tous obèses ? Seront-ils encore capables d’avaler des nourritures typées, après un long conditionnement à des aliments standardisés, onctueux, sucrés et aromatisés ? Leur comportement alimentaire sera-t-il complètement différent du nôtre ? Seront-ils en bonne santé, quelle sera leur fertilité, leur longévité, leur goût de vivre ? Pourquoi nos chercheurs se penchent-ils tant sur la question du vieillissement et si peu sur l’influence des conditions environnementales au niveau de l’évolution des espèces et de l’homme en particulier ?
* L’alimentation, comme d’autres facteurs environnementaux, a été profondément modifiée par l’homme, et en retour ces modifications environnementales auront une influence sur son devenir.
les paradoxes de l’abondance alimentaire
Les consommateurs sont maintenant dans une situation paradoxale : en théorie maîtres de leurs choix face à une offre très diversifiée mais en fait fortement manipulés par des incitations multiples à consommer des produits toujours plus avantageux. C’est pourquoi la préoccupation majeure des industriels de l’agroalimentaire est de comprendre, d’anticiper ou de conditionner le choix du consommateur roi, finalement victime de l’attention qui lui est portée et bourreau de lui-même lorsqu’il est atteint de troubles du comportement alimentaire ou de déviations métaboliques. Paradoxalement, cette possibilité de choix, au moins pour une frange importante de la population, crée un malaise, suscite un questionnement souvent confus sur les achats à effectuer. *Cet état de pseudo-liberté est d’autant plus difficile à supporter que les repères concernant « les bons choix » sont souvent peu fiables et parfois très changeants.
Cependant, même si une politique nutritionnelle de santé publique (qui n’a jamais réellement existé en France sur le long terme) influençait durablement notre consommateur, cela ne suffirait pas à rétablir les équilibres nutritionnels. Tant que les entrées d’aliments et de boissons dans nos super- et autres hypermarchés ne correspondront pas à une offre équilibrée, il y a peu d’espoir de nourrir correctement l’ensemble de la population. Il existe en effet une grande proportion de consommateurs passifs qui ne feront jamais l’effort de refuser des aliments et des boissons sans intérêt nutritionnel et nuisibles à long terme pour leur équilibre et leur santé, sans compter ceux qui n’ont pas les moyens de s’acheter des aliments bénéfiques. Il y a donc une nécessité de faire un travail de fond pour concevoir et organiser une chaîne alimentaire bien adaptée aux besoins de l’homme. On aboutirait ainsi à une production alimentaire équilibrée. Cette démarche serait prolongée par l’organisation des divers marchés, dans une optique de promotion de la qualité nutritionnelle et la mise en place de bonnes pratiques de vente. Puisque l’alimentation a une influence sur la vie de l’homme, pourquoi fait-on ‘ preuve de si peu de rigueur dans la distribution de tant de produits que les Américains, grands spécialistes de la chose, qualifient de junk food. ? Notre société est plus rigoureuse pour codifier la qualité des carburants pour nos voitures que les apports énergétiques pour l’homme. À l’instar de l’essence qui doit contenir des additifs pour assurer une bonne performance et un fonctionnement durable du moteur, l’énergie des aliments doit être accompagnée d’une diversité extraordinaire et subtile de minéraux et micronutriments pour entretenir la vie cellulaire et les équilibres physiologiques de notre corps. Une vérité connue de tous les nutritionnistes et si peu mise en pratique, si on en juge par l’abondance des ingrédients purifiés, sources de « calories vides». On désigne maintenant sous ce terme les aliments ou les ingrédients qui n’apportent que de l’énergie sans un accompagnement suffisant en composés non énergétiques (minéraux, vitamines, micronutriments divers) que l’on trouve normalement dans les aliments naturels. À l’inverse, le concept de densité nutritionnelle* fait référence à la teneur en éléments essentiels ou protecteurs d’un aliment (pour un apport énergétique donné).
La production et la consommation des aliments de faible densité nutritionnelle ont maintenant pris une extension considérable. Une fois les mauvaises habitudes prises, les initiatives pour lutter contre les dérives de consommation, qu’il s’agisse de tabac, d’alcool, de calories vides, sont très laborieuses à mettre en place et peuvent même être ressenties comme abusives par ceux qui en sont les premières victimes. Quel paradoxe d’avoir à lutter contre une certaine mauvaise alimentation, créée artificiellement, alors qu’il y a tant à faire pour gérer ou bonifier une très grande diversité de produits de bonne qualité nutritionnelle. Puisqu’on a toutes les connaissances et les moyens d’organiser une chaîne alimentaire dans un esprit de développement durable, de gestion harmonieuse des relations entre agriculture et nutrition préventive, est-ce une utopie sociale de mettre à la disposition des consommateurs toutes les facilités pour bien se nourrir ? Évidemment cet objectif peut être atteint, cela nécessite toutefois d’attribuer une valeur économique suffisante à l’alimentation humaine, de lutter contre le développement d’une alimentation à deux vitesses et donc de disposer de formules alimentaires de qualité même pour un budget limité.
Les artifices de la qualité alimentaire
L’optimisation de l’offre nécessite de repenser en amont les modes d’agriculture et de transformation pour atteindre une qualité nutritionnelle suffisante. Qualités organoleptiques (goût) et nutritionnelles semblent souvent opposées dans l’esprit du public, une confusion savamment entretenue s’est installée. Un des buts de la cuisine est de donner du goût à des plats confectionnés à partir d’aliments bruts parfois peu goûteux. On sait à quel point l’art culinaire et la gastronomie sont affaire de mélanges de saveurs, d’équilibres subtils d’arômes. Cependant, pour faire de la bonne nourriture, il faut de bons produits ; le sel, le gras, le sucre, les épices, les aromates naturels ne peuvent palier les insuffisances éventuelles de qualité des ingrédients de base. C’est pourtant le rôle qui est souvent dévolu au trio infernal sucre-sel-gras si abondamment utilisé. Que d’encouragements démagogiques de la part des gastronomes médiatiques à donner du goût avec du gras, combien de recettes sans imagination préconisant des quantités excessives de beurre, de crème ou de sucre ! En plus de ces travers fort répandus, le secteur agroalimentaire a découvert l’avantage des arômes purifiés pour maîtriser le goût des aliments, si bien qu’un tiers des aliments consommés en Europe est aromatisé (et plus de la moitié aux États-Unis). Pour faire plus vrai, les arômes sont parfois accompagnés de colorants dans les préparations lactées, les glaces et les biscuits. Le consommateur est ainsi largement trompé, allant même (surtout les enfants) à trouver bien fades des préparations ou des fruits naturels. Nous voici parvenus dans le meilleur des mondes alimentaires, un monde où la saveur d’un produit est sans rapport avec son contenu et sa valeur nutritive réels. Ce monde, c’est celui des pizzas surgelées, des soupes instantanées, des plats préparés, des desserts lactés, des petits pots pour bébé, des aliments allégés, des boissons aromatisées. C’est celui des aliments industriels dont le goût doit plus à l’habileté des chimistes qu’à l’art des cuisiniers.
Quels sont les effets directs ou indirects sur la santé de ces produits à la saveur truquée ? Comment l’organisme réagit-il lorsqu’il est trompé par des aliments virtuels ? Avec ce type de pratiques, n’y a-t-il pas une relation entre le développement de l’obésité, des allergies ou le piètre statut nutritionnel d’une partie de la population (avec des apports insuffisants d’acides aminés ou d’acides gras essentiels et de micronutriments) ? Au-delà de notre santé, ce sont nos choix et nos habitudes alimentaires que l’industrie manipule. Grâce aux arômes et à la publicité, elle nous fait avaler les préparations les plus quelconques et s’assure notre fidélité à ces produits ; pis, les plus audacieux de ces marchands déguisent leurs produits en vecteurs d’équilibre et de santé.
Évidemment, qualité nutritionnelle et qualité organoleptique peuvent être parfaitement accordées dans les produits de base (viande, lait, fruits, légumes, œufs), mais aussi dans la cuisine préparée avec une très grande diversité d’aliments ou d’ingrédients de qualité. Il n’est pas nécessaire de cuisiner gras ni de disposer d’arômes artificiels pour être un cordon-bleu ; la gamme des épices, des herbes aromatiques, des associations alimentaires réussies est considérable et suffit largement à combler les palais les plus délicats. Même les viandes peuvent être savoureuses sans excès de gras, les confitures et les marmelades sans excès de sucre, le pain sans excès de sel. L’apparent antagonisme entre qualité nutritionnelle et qualité organoleptique est souvent mis en avant pour objecter que l’on ne peut offrir du nutritionnellement bon sans altérer le plaisir. On doit même souligner que plus les produits sont de faible valeur nutritionnelle, plus leurs qualités organoleptiques reposent sur un relèvement artificiel du goût. Comparez donc le goût d’une glace aux fruits naturels à celui d’une glace aux arômes et aux colorants artificiels, et vous classerez qualité nutritionnelle et qualité organoleptique du même côté. Évidemment, le goût peut évoluer en fonction de diverses influences et divers conditionnements. On peut aimer le pain blanc parce qu’on y a été habitué, mais il n’en demeure pas moins nécessaire de découvrir et d’apprendre à aimer d’autres types de pains ou d’aliments plus adaptés à nos besoins nutritionnels. Finalement il est risqué sur le plan de la santé publique de forcer le goût des aliments sans relation avec leur valeur nutritionnelle intrinsèque, c’est pourtant une pratique courante !
En fin de compte, il n’y a aucun obstacle, si ce n’est nos pesanteurs socioéconomiques et une mauvaise organisation d’ensemble, à favoriser l’émergence d’une nouvelle chaîne alimentaire. Nous avons les connaissances scientifiques, la majorité du savoir-faire technologique, il nous manque tout à la fois une prise de conscience collective suffisante et la volonté politique de faire évoluer notre environnement alimentaire. C’est l’ensemble de la société qui doit redéfinir son approche de la nutrition en améliorant toutes les étapes qui la conditionnent en amont. Pour promouvoir cette évolution, les consommateurs ne pourront modifier leur comportement sans l’aide des acteurs de la chaîne alimentaire, et ces derniers ne pourront modifier leurs pratiques sans un changement profond du consommateur.
Un environnement calorique inadapté
Grâce à son emprise sur la nature, ses connaissances scientifiques et son savoir-faire technologique, l’homme a profondément modifié la nature de la chaîne alimentaire, sans mesurer les conséquences de son pouvoir de domination des éléments naturels sur l’environnement, mais aussi sur son propre avenir. Néanmoins, les problèmes alimentaires sont loin d’être résolus ; d’un côté une grande partie de l’humanité souffre de la faim, d’un autre côté le développement d’une épidémie mondiale d’obésité, et de divers syndromes métaboliques qui s’y rattachent, est particulièrement inquiétant. De plus, les populations qui ont subi un état de dénutrition sont paradoxalement plus exposées à la surcharge pondérale lorsqu’elles disposent d’une offre alimentaire riche en produits transformés.
Pendant qu’une agriculture et une industrie agroalimentaire modernes gênèrent, dans de nombreux pays, des surplus d’aliments riches en énergie, il est navrant d’observer qu’une partie de l’humanité continue à souffrir de la faim, ce qui prouve que la chaîne alimentaire actuelle n’est pas un modèle de développement durable, dans la mesure où les modèles de production alimentaire développés dans les pays riches sont difficilement transposables aux pays pauvres. Certes, les problèmes d’insuffisances alimentaires ont une origine très complexe, mais les modes d’alimentation des pays occidentaux ne gagnent pas à être adoptés par les populations du tiers-monde pour résoudre les problèmes de la faim et pour prévenir l’épidémie mondiale d’obésité qui se dessine. Il est particulièrement difficile et complexe d’analyser toutes les retombées du développement agricole, de décrire les conséquences écologiques ou socioéconomiques induites par une agriculture et une industrie de transformation performantes. Même bien faite, une telle analyse fournirait un éclairage insuffisant puisqu’il faut aussi intégrer les conséquences probables des nouveaux modes alimentaires sur la possible évolution de l’homme.
Il est important d’analyser la nature des bouleversements alimentaires qui ont déjà entraîné des conséquences bien visibles sur la physiologie humaine, par exemple en matière de surpoids. Il ne s’agit pas seulement de la fin des pénuries alimentaires, de l’augmentation des proportions de lipides ou de sucre, mais du changement de la nature des aliments. Le développement intensif d’aliments et de boissons reconstitués à partir d’ingrédients de base et l’abandon progressif d’aliments complexes ont fortement modifié l’environnement des apports caloriques. Dans les pays occidentalisés, en l’espace de cinquante ans, l’essentiel de l’énergie n’est plus inclus dans la matrice des aliments naturels qui sont transformés avant leur consommation. Lorsque l’alimentation était riche en produits végétaux non transformés, l’énergie, principalement sous forme de glucides et de protéines, n’était pas toujours bien disponible dans sa matrice alimentaire ; finalement avec une alimentation riche en féculents, en légumes, il fallait consommer beaucoup de fibres, ce qui limitait leur consommation et les apports caloriques. Dans la chaîne actuelle, les calories alimentaires sont devenues d’une accessibilité quasi illimitée à travers une offre très diversifiée d’aliments transformés. L’énergie apportée par les matières grasses, les sucres, les céréales raffinées, est largement débarrassée de son environnement naturel ; elle est devenue très assimilable au niveau digestif, souvent peu satiétogène, de goût rehaussé par des arômes, et avec une texture et une coloration adaptées aux goûts du consommateur. Bref, on est largement passé à l’ère de l’énergie facile toujours disponible et bien assimilable. Curieusement, les nutritionnistes débattent toujours de la proportion idéale des glucides ou des lipides alors que c’est la nature même des aliments consommés qu’il convient de remettre en question.
Pour des millions d’hommes habitués à des privations, souffrant d’épuisement physique, qu’il s’agisse de nos grands-parents ou de populations en développement, le fait de disposer en permanence d’un soûl calorique peut paraître une situation paradisiaque. Là résident une partie du problème et le caractère insidieux de la chaîne alimentaire actuelle. Les populations si bien repues seraient vraiment ingrates de se plaindre : « Ne voyez-vous pas que la longévité humaine n’a jamais été aussi élevée ! Finalement, ces plaintes sociétales, ces questionnements sur la malbouffe semblent bien déplacés par rapport aux avantages d’une offre alimentaire économiquement très performante, bien sécurisée et surtout si abondante. »
Le problème essentiel provient du fait que l’homme n’a jamais été adapté à ce type d’environnement énergétique, largement artificiel, et il ne semble pas raisonnable de l’y contraindre. Il est évidemment plus logique et plus sûr d’adapter la nature des aliments produits aux nécessités de la physiologie humaine plutôt que de favoriser l’essor d’une production alimentaire rentable mais dont l’impact à long terme sur le devenir de l’homme est très incertain. Une des difficultés majeures provient en effet de la longueur du temps de latence (une à deux générations) nécessaire pour mettre en évidence des modifications phénotypiques claires. Il ne s’agit pas de remettre en question les progrès de la nutrition, mais d’aller vers une exigence beaucoup plus grande en matière de relation entre alimentation et santé. Nous n’avons aucune assurance sur les conséquences à long terme d’une alimentation devenue artificielle concernant le comportement alimentaire des générations à venir, les capacités de résistance de l’homme aux stress, aux maladies infectieuses ou aux cancers ; nous savons déjà que cela augmente un ensemble de pathologies dégénératives, et tous ces éléments devraient nous inciter à une grande prudence. La réalité alimentaire actuelle est basée sur une certaine logique économique de production-commercialisation-consommation de produits prêts à l’emploi qui ne satisfait pas nécessairement les besoins de l’homme. Les améliorations possibles se situent à tous les niveaux de la chaîne alimentaire, celui de la production agricole, du traitement des denrées, des modes de préparation culinaire ou de la pertinence des associations alimentaires. Il s’agit de lutter contre un enchaînement alimentaire dont certaines conséquences défavorables semblent avérées tout en mettant à profit l’extrême richesse des progrès scientifiques et technologiques acquis dans ce domaine.
L’idéal serait que l’offre alimentaire facilite le respect des équilibres nutritionnels, or les flux d’aliments et de boissons qui entrent dans un supermarché (et qui ressortiront dans les Caddie) ne facilitent pas, à l’évidence, l’adoption de comportements équilibrés pour une large partie de la population. Ces déséquilibres dans la surabondance de boissons ou de produits sucrés, de produits laitiers, de charcuteries, de plats préparés sont fortement induits par l’efficacité commerciale des lobbies alimentaires. De plus, il serait souhaitable que la majorité des produits aient une bonne densité nutritionnelle. Ce type de règles de bonnes conduites nutritionnelles qui viseraient à assurer l’équilibre et la qualité de l’offre n’a pas encore été adopté par les professionnels du secteur agroalimentaire.
La nutrition humaine ne peut donc être gérée correctement par la multiplication quasi infinie de produits alimentaires de qualité standard, avec un nombre toujours plus important de yaourts, de fromages blancs, de biscuits, de glaces, de poissons panés, de sodas, de chocolats, de céréales de petit déjeuner chargées en sel, de biscottes, de sauces, de jus de fruits sucrés, etc. Il est urgent de repenser le système de production-distribution et de lutter contre la prolifération des produits alimentaires qui ne participent pas réellement à une diversification alimentaire effective, réclamée par les nutritionnistes.
Certes, nous ne consommons pas les pilules que certains futuristes avaient prévues pour l’homme du xxie siècle, mais les gadgets alimentaires des stations-service, les chips, les pains de mie, les viennoiseries aromatisées, les barres chocolatées, les boissons sucrées et une très grande diversité de biscuits, de glaces ou de desserts industriels peuvent bien être assimilés aux pilules futuristes, d’autant que chacun de ces pseudo-aliments parvient à se parer d’une image nutritionnelle fonctionnelle par quelques ajustements de composition.
L’émergence de cet environnement calorique artificiel est finalement extrêmement récente. Le contraste avec la situation alimentaire de l’homme préhistorique ou même de celui du début du XXe siècle est saisissant. Nos ancêtres chasseurs-cueilleurs devaient dépenser beaucoup d’énergie pour capturer leurs proies souvent peu tendres et peu grasses. Quant aux plantes qu’il fallait bien avaler pour vivre, elles étaient souvent pourvues d’un excès d’amertume, parfois de substances toxiques, et étaient bien peu nourrissantes. Souvent la nourriture était tellement rare dans les périodes hivernales et de sécheresse que seuls les individus les plus résistants aux privations parvenaient à résister grâce à leurs capacités à accumuler l’énergie dans les périodes fastes. Ainsi ont été sélectionnés les individus les mieux pourvus de gènes d’épargne. Ces gènes ont sans doute été largement transmis et se sont révélés utiles pour beaucoup de générations. En revanche, une trop forte propension à l’épargne est aujourd’hui inadaptée au nouvel environnement énergétique.
Sans remonter très loin, ouvriers et paysans accomplissaient leurs tâches grâce à un travail manuel intensif si bien que leurs dépenses journalières étaient pour la plupart une fois et demie à trois fois plus élevées que celles d’un sédentaire actuel. Comme l’aliment principal était le pain, les viandes et les matières grasses énergétiques étant très peu disponibles, il n’est pas étonnant que la situation nutritionnelle des travailleurs manuels ait été insuffisante. Les bienfaits de la diversification alimentaire ne sont pas à remettre en cause, l’assurance d’avoir à manger est un acquis élémentaire. Il est dommage d’avoir résolu ce type de problèmes en en créant d’autres sans doute graves à long terme.
une comptabilité calorique bien peu efficace
À la suite des découvertes scientifiques et du changement de mode de vie, le concept des calories est devenu omniprésent dans la réflexion diététique, marginalisant les effets spécifiques des aliments. L’origine de cette déviation provient d’une analyse scientifique réductrice centrée sur la composition énergétique des aliments et bien trop éloignée de la complexité des problèmes nutritionnels. En découvrant les principales classes de substrats énergétiques et leur accompagnement en minéraux et vitamines, les scientifiques ont paradoxalement induit des biais alimentaires et nutritionnels de plusieurs ordres. Cette analyse a contribué, en particulier aux États-Unis, à marginaliser les fruits et légumes dont on ne voyait pas le réel intérêt énergétique. Surtout l’extraction de la fraction énergétique des aliments, par la production de sucres, d’huiles, de farines, est devenue le fil directeur des industries de première transformation alimentaire générant une activité économique florissante. La voie était ouverte non seulement au Coca-Cola, aux fast-foods, aux gadgets alimentaires mais aussi à une large industrie de fractionnement et de recomposition alimentaire.
L’analyse des calories ingérées est aussi devenue une approche trop prégnante en diététique. Combien de promotions de diététiciens ont équilibré les régimes en calories en utilisant les aliments qui simplifiaient leur comptabilité. Beaucoup d’approches diététiques sont trop centrées sur le calcul des divers apports de nutriments ou micronutriments et ne mettent pas suffisamment en relief l’équilibre nutritionnel résultant de l’assemblage et de la diversification alimentaires.
Même s’il est averti de leur valeur énergétique, il est bien difficile pour le sédentaire de contrôler sa prise calorique lorsqu’il dispose d’aliments de densité énergétique plutôt élevée qui ne facilitent pas la perception de la satiété. C’est l’offre d’une grande diversité de produits énergétiques assimilables (aliments ou boissons de petit déjeuner et de goûter, pizzas industrielles, jus de fruits, sandwichs divers, desserts lactés, glaces, etc. ) qui entraîne progressivement les consommateurs les plus passifs et surtout les plus jeunes dans une spirale d’inflation calorique susceptible de générer à la longue des problèmes métaboliques.
Le développement actuel du diabète, de l’obésité et des maladies métaboliques est une preuve évidente de l’inadaptation de l’offre alimentaire. Cela provient en particulier du fait que l’on a largement dissocié dans l’élaboration des aliments la fraction énergétique de son environnement naturel. Il est évidemment possible de rectifier le tir en maîtrisant l’ensemble des étapes de l’élaboration de la qualité des aliments. Finalement, cette évolution vers une pléthore d’aliments énergétiques, sans doute mal adaptés à la physiologie humaine, a été provoquée par une logique économique pesante à laquelle ont été contraints les secteurs de l’agriculture et de l’agroalimentaire et elle a également été favorisée, soutenue par une peur viscérale de l’homme de ne pas avoir assez à manger. Cela a favorisé un productivisme agricole, l’essor des industries de transformations et le gigantisme de la grande distribution. Sans politique nationale ou internationale pour concevoir et coordonner une chaîne alimentaire adaptée à l’homme, sans discours nutritionnel suffisamment clair, sans la prégnance de repères culturels trop évolutifs, il n’est pas étonnant que le système de production-distribution alimentaire ait dérivé vers des voies surprenantes et souvent peu sûres.