Enfin de bons produits céréaliers !
La culture des céréales a probablement démarré dix mille ans avant J.-C. sur la bordure orientale de la Méditerranée. Au départ, les céréales n’étaient que de vulgaires graminées sauvages dont certaines présentaient des grains de taille intéressante pour se nourrir. Mais, comme bien des herbes sauvages, ces graminées avaient une fâcheuse tendance à laisser échapper leurs grains, compromettant ainsi toute récolte durable. Seuls, çà et là, quelques épis solides conservaient leur trésor par un caprice de la nature, et c’est sûrement ainsi que les meilleurs épis furent conservés et reproduits autour des campements humains. Le blé primitif, appelé encore engrain ou petit épeautre, avait un seul génome, comme la plupart des espèces botaniques. Sans que l’on sache le rôle exact de l’homme, une deuxième espèce unissant deux génomes naquit ultérieurement dont on cultive encore les descendants sous la forme du blé dur. Quant au blé tendre qui s’est répandu partout dans le monde et dont il existe plus de dix mille variétés, il est fort de trois génomes donc de la réunion de trois graminées. Même si l’homme n’a pas directement conçu ces unions génétiques, il est certain que le blé comme les autres céréales — orge, riz, maïs, avoine, seigle, millet, mil, sorgho — ne seraient pas disponibles avec leurs caractéristiques nutritionnelles et leurs diversités variétales sans l’intervention humaine qui a toujours veillé au grain.
Il existe donc actuellement une diversité très importante de variétés de céréales qui ont été acclimatées dans beaucoup de régions, si bien que le maïs s’est largement répandu en Europe du Nord, que le riz est cultivé en Europe du Sud, que l’Amérique ou l’Asie ont adopté le blé né dans le berceau de la Méditerranée. Dans la plupart des pays occidentaux et en particulier en France, la disponibilité en céréales est extrêmement importante, et pourtant leur consommation est loin d’être optimale au niveau nutritionnel. Le problème de l’utilisation des céréales en alimentation humaine provient du fait qu’elles doivent subir plusieurs transformations avant d’être consommables. Selon les peuples et les régions, les hommes ont développé un savoir-faire alimentaire correspondant à l’utilisation d’une ou deux céréales majeures produites localement. C’est ainsi que les céréales ont été consommées depuis l’Antiquité en Europe principalement sous forme de pain, de galettes ou de bouillies, et il a fallu le développement actuel de l’agroalimentaire pour diversifier d’autres formes d’utilisation des céréales (grande diversité de céréales à cuire, de riz, de pâtes, de couscous de semoule, de flocons, de céréales de petit déjeuner). Ce pendant, malgré cela, il est rare que le consommateur utilise h ne gamme suffisante de produits céréaliers ou de produits assimilés aux céréales (sarrasin, quinoa). De plus, les aliments proposés sont pour la plupart trop raffinés ou même parfois enrichis en sucre, en matières grasses et en sel, ce qui aboutit à des produits peu satisfaisants sur le plan nutritionnel.
Pourtant les potentialités nutritionnelles des céréales sont extrêmement intéressantes à bien des égards, pour leur contenu en amidon, en protéines, en fibres, en minéraux (surtout en magnésium), en vitamines B, ou en micronutriments spécifiques. I )e plus, et cela peut paraître paradoxal, des céréales telles que le blé ont été sélectionnées sur des critères d’efficacité agronomique, de rendement et de valeur boulangère plutôt que de qualité nutritionnelle. On cultive ainsi des blés avec un taux de protéines proche de 10 % alors qu’en alimentation humaine les glucides du pain gagnent à être mieux environnés de protéines pour réduire l’index glycémique.
La composition des diverses espèces de céréales est très variable en particulier en fibres alimentaires, en micronutriments, et il est bien dommage de ne pas profiter de cette diversité naturelle pour davantage bénéficier des fibres solubles de l’avoine, de l’orge, du seigle, des caroténoïdes et des antioxydants du maïs, des polyphénols du sarrasin (une pseudo céréale). En fait, ce qui limite l’utilisation de tous ces produits est souvent le savoir-faire culinaire ou plus généralement la pauvreté du patrimoine culturel des peuples. Certes, on ne peut goûter à tout, mais il n’y a aucune raison de ne jamais consommer des flocons d’avoine, du couscous, des galettes de blé dur, du boulgour, de la polenta ou des tortillas, du pain de seigle, des semoules d’orge, du sarrasin sous forme de crêpes ou de graines cuites. Malgré l’utilisation courante de certains produits céréaliers tels que les pâtes et le riz, le pain est resté longtemps en France la principale source de glucides ; or sa consommation a fortement diminué, contribuant à réduire dangereusement les apports de glucides, pourtant indispensables à l’équilibre alimentaire.
Un nouvel avenir pour le pain
Depuis longtemps dans beaucoup de pays, l’homme entretient avec le pain des relations fortes et complexes de désir, de manque, de rejet, de doute, de plaisir, de peur et le plus souvent d’amour paisible. Vers les années 1960, la peur de manquer de pain, si importante durant les périodes de privation, avait curieusement laissé place à un sentiment de désarroi face à un produit d’une blancheur extrême, un avatar de l’histoire de la mécanisation. Pourtant les boulangers avaient fait tout leur possible pour satisfaire toutes les aspirations des consommateurs, ils avaient pétri intensément un pain toujours plus blanc et plus levé. Les Français en particulier avaient tout pour être comblés ; même le prix n’était jamais tombé aussi bas ; néanmoins, un sentiment de désamour entra progressivement dans les cuisines où le pain, vite rassis, finit pour la première fois de l’Histoire dans les poubelles.
Le corps médical avait également contribué à faire douter les hommes et les femmes, soucieux de leur santé, des vertus d’un aliment aussi trivial. Beaucoup de consommateurs avaient ainsi progressivement manifesté leur désintérêt : pourquoi donc acheter un produit instable, doté d’un vague goût salé et devenu très secondaire pour satisfaire les besoins nutritionnels ? Il était devenu évident qu’on ne comptait plus sur le pain pour faire le plein de minéraux, de vitamines ou d’énergie. Dans le pire des scénarios on aurait assisté, à l’aube du xxie siècle, à la quasi- disparition d’un produit alimentaire ancestral remplacé par un foisonnement de produits céréaliers emballés prêts à être consommés et pourvus d’étiquettes flatteuses sur la valeur nutritionnelle des portions, et enfin libérés d’une étape de fermentation rendue désuète par le génie technologique agroalimentaire.
De nombreux facteurs ont contribué à inverser cette tendance, à faire évoluer vers le « bon goût » les critères de qualité du pain, à stabiliser la consommation de cet aliment. Dans cette évolution, il faut souligner le rôle pionnier de certains boulangers qui continuèrent à produire un pain au levain le plus proche possible de celui qui était fabriqué par leurs aînés. D’autres initiatives furent prises par les acteurs de la filière blé-pain pour faire face au désintérêt du consommateur pour ce produit. Les meuniers se mirent en devoir de prodiguer des conseils aux boulangers, de proposer de nouvelles formules pour améliorer la panification. On demanda également aux nutritionnistes et aux médecins de bien vouloir s’exprimer sur ce sujet, de rappeler que les glucides étaient indispensables à notre équilibre alimentaire cl que le pain était par excellence le meilleur glucide d’accompagnement de nos repas.
Le brassage mécanique intensif de la pâte, largement responsable de l’altération du pain, fit l’objet de critiques de plus en plus fortes et fréquentes. À partir des années 1990, le pain très blanc ayant perdu un peu de terrain, les meuniers se mirent à délivrer des farines un peu moins raffinées. Par imitation de nos voisins suisses ou allemands, boulangers et grandes surfaces proposèrent davantage de pains multi céréales pour diversifier le choix des consommateurs et mieux répondre à leurs goûts. Une émulation typiquement parisienne permit aux meilleurs boulangers d’exprimer leur talent, de redorer l’image d’une baguette avec une mie de couleur crème, de belle allure alvéolée et riche en composés aromatiques.
Le développement de produits issus de l’agriculture biologique, à la suite des crises sanitaires et de la crainte d’un avenir tout OGM, permit aussi de sortir des sentiers battus du pain blanc en mettant en valeur la qualité nutritionnelle des pains confectionnés avec des farines bises ou complètes beaucoup plus riches en minéraux et vitamines. La fermentation au levain, particulièrement adaptée à ces types de farine, combla la frange des consommateurs avertis, longtemps frustrés par la fadeur des pains courants. La renommée de « bonnes boulangeries » se bâtit rapidement de bouche à oreille, et ces boutiques florissantes desservirent une clientèle toujours plus nombreuse et souvent fort éloignée du lieu de vente. Dernière embellie, et non des moindres, l’excès de sel présent dans le pain français courant a été dénoncé par l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments en 2001. Une grande partie de la profession en prit acte, se déclara d’accord pour adapter des pratiques plus conformes à une bonne nutrition et promit de baisser progressivement d’au moins 25 % la teneur en sel dans les cinq ans à venir.
Aucun doute, une large dynamique en faveur de l’amélioration du pain s’est développée, elle concerne autant les boulangeries parisiennes les plus huppées que certaines boulangeries de campagne reculée, les grandes surfaces ou les particuliers qui font eux- mêmes leur pain, les villages et les hameaux dont beaucoup ont leur fête annuelle du pain, en un mot la plupart des couches de la population. Cependant, beaucoup de consommateurs et de restaurateurs ont bien des progrès à faire ; certains sont restés des inconditionnels du pain très blanc ; parmi ceux-ci se trouvent les personnes traumatisées par l’image de la guerre, la rareté d’un pain souvent de mauvaise qualité ou par d’autres cortèges de privations. Face au développement du diabète, les chercheurs nutritionnistes mettent également l’accent sur l’intérêt de consommer du pain de meilleure valeur nutritionnelle et tentent de faire évoluer le comportement des consommateurs les moins avertis. Il est urgent d’intervenir, les enquêtes épidémiologiques montrent bien les risques d’une alimentation trop riche en glucides raffinés ou purifiés, en particulier dans le développement du diabète.
Tous les acteurs vont-ils donc dans la bonne direction ? Peut- on pour autant considérer que la bataille du bon pain est gagnée, que la situation est devenue satisfaisante, que la chaîne alimentaire du blé au pain fonctionne dans le but d’assurer la production du meilleur pain possible pour le bien-être et la santé de tous? Malheureusement non, et sans une approche de fond le plus large et le plus collective possible, la situation actuelle risque d’évoluer bien lentement. Le fonctionnement actuel de la filière blé-pain demeure fortement imprégné par l’image du blanc, symbole d’abondance et de pureté. Par rapport à d’autres secteurs alimentaires ou économiques, on rencontre beaucoup de pesanteur et de cloisonnement dans la chaîne alimentaire du pain, et seule une meilleure prise en compte des objectifs nutritionnels à atteindre permettra enfin d’évoluer vers de bonnes pratiques.
Le choix des farines
Le premier problème concerne le choix des farines. Pour le lecteur non initié il faut rappeler que le grain de blé a la particularité d’accumuler les trois-quarts des minéraux et des vitamines dans le tégument externe et le germe qui sont éliminés (sous forme de son) dans les procédés de mouture classiques. D’ailleurs, le législateur, soucieux d’assurer la pureté de la farine blanche, définissait les farines par un taux de minéraux qu’il ne fallait pas il passer. Cette réglementation, heureusement rendue caduque en matière de pain, était la meilleure façon de pénaliser sa valeur nutritionnelle. Rappelons qu’une farine de type 55 contient 0,55 g de minéraux par 100 g ; une farine de type 110 en contient 1,10 g par 100 g, et une farine intégrale est de type 150-180. Certes, les boulangers ont maintenant la liberté d’utiliser les farines de leur choix, mais on sait à quel point il est difficile de faire changer les habitudes, celles des consommateurs comme celles des artisans.
L’amélioration de la valeur nutritionnelle du pain n’est pas un luxe, d’autant que notre chaîne alimentaire délivre beaucoup trop de produits riches en ingrédients purifiés. À moins de vouloir le marginaliser définitivement, il n’y a aucune raison de maintenir le pain dans la catégorie des aliments de faible intérêt nutritionnel. Encore faut-il informer le consommateur des différences de valeur nutritionnelle des farines de type 45, 55, 80. Non seulement la signification de ces indices n’est pas claire, mais la désinformation sur ce sujet est allée même jusqu’à attribuer une propriété déminéralisant aux pains complets (pourtant trois à quatre fois plus riches en minéraux que les pains blancs), au point qu’il fallait se garder d’en donner aux enfants, aux femmes enceintes ou aux sujets fragiles. Pour déconseiller la consommation de pains complets, les effets délétères d’un composant abondant dans les farines complètes, l’acide phytique, piégeur de minéraux, était mis en avant alors qu’au contraire la panification, surtout celle au levain, contribue à le détruire, ce qui constitue un des bienfaits de la fermentation. L’intérêt reconnu de la fermentation du pain n’empêcha pas le développement en parallèle d’une industrie des céréales de petit déjeuner avec leur plein de fibres et d’acide phytique non dégradé. Evidemment, les approches scientifiques actuelles ont permis de balayer les attitudes les plus obscurantistes. De plus, il ne s’agit pas de proposer seulement du pain complet mais d’utiliser, en fonction des goûts de chacun, une large gamme de farines de meilleure valeur nutritionnelle correspondant à des pains blanc crème ou plus complets et plus foncés.
Le choix de farines blanches, fortement raffinées, a généré à la longue bien des pratiques incohérentes tout au long des étapes de l’élaboration du pain. Une minorité de pains est confectionnée seulement avec de la farine, de l’eau, du sel, de la levure ou du levain. Les farines sont enrichies assez systématiquement avec du gluten pour pallier le déficit en protéines, avec de l’amylase pour accélérer la fermentation et avec de l’acide ascorbique pour améliorer l’élasticité du gluten. Finalement ces adjuvants renchérissent le prix des farines alors qu’il serait possible de produire d’excellents pains directement avec du blé de grande qualité et de mieux rémunérer à cette fin l’agriculteur.
Ces pratiques ont un ancrage très fort auprès des professionnels concernés, et il ne sera pas facile d’opérer des changements profonds dans la filière blé-pain. Ainsi, le fait que la majorité de la chaîne alimentaire soit élaborée vers un même produit standard a entravé les possibilités de diversification en amont de la production de blé. Où en serait notre vignoble si on s’était acharné à produire partout le même vin rosé débarrassé des constituants qui font la typicité des vins rouges ? Pourrait-on faire du bon vin sans la passion des vignerons ? Pourquoi les producteurs de blé ne pourraient-ils pas se sentir impliqués par la qualité du pain, son goût, sa couleur en fonction du choix des variétés et de la culture de leurs champs ?
Puisqu’on utilisait seulement l’amande du grain, la plus pauvre en micronutriments, aucun effort de sélection n’a été fait pour en contrôler la valeur nutritionnelle ; on a même laissé disparaître des pigments naturels (caroténoïdes) toujours abondants dans des espèces voisines (blé dur, petit épeautre). Plus de cinquante ans de recherche ont été bien peu valorisés par les agronomes pour améliorer la valeur nutritionnelle du blé. La sélection a été dirigée vers le rendement en farine blanche et l’amélioration de la valeur boulangère. Cependant il est probable que la valeur nutritionnelle du blé sera à l’avenir mieux prise en considération dans les procédures d’évaluation des variétés. Il faut remarquer qu’il n’y a aucune logique à produire autant de grains à l’hectare (en moyenne 70-80 quintaux) pour ensuite éliminer les trois quarts des minéraux et vitamines avec à la fin un rendement en composés nutritionnels indispensables pour l’homme (en magnésium, fer, vitamines B) relativement faible compte tenu du gâchis opéré au cours de la transformation.
Actuellement, le coût du blé ne représente que 5 % du prix final du pain. Cela permet donc d’envisager une segmentation de la production de blé en fonction d’un usage boulanger mieux défini, avec la possibilité de valoriser les nouvelles variétés de blé selon leurs qualités nutritionnelles.
La filière majoritaire blé-pain blanc a grandement favorisé une attitude productiviste en matière de conduite culturale du blé da contribué à maintenir une faible différence des prix entre les blés destinés à l’alimentation humaine ou à l’alimentation animale. En fait, cette approche productiviste n’a pas obligé les agriculteurs à produire avec peu de pesticides par le choix de variétés ou de techniques agronomiques appropriées. Certes, nous avons une filière d’agriculture biologique active mais qui se développe trop lentement. De plus, il serait logique de disposer de filières du blé au pain bien tracées, le mieux conduites possible et pas seulement selon les critères d’une agriculture raisonnée* encore bien trop tournée vers l’utilisation de produits phytosanitaires.
Il faut donc s’orienter vers la sélection de nouvelles variétés de blé intéressantes pour leur aptitude à la panification complète ou semi-complète (les tests de valeur boulangère ne reposent que sur des farines blanches), vers des conduites culturales et des procédés de stockage propre (il est déjà possible, mais pas encore généralisé, de stocker le grain en silo sans pesticide). Pour diversifier l’offre en pain bis, les meuniers devraient produire plus couramment des farines bises de type 80 telles qu’on les trouve dans les circuits d’agriculture biologique. Il faut noter également que la technique ancestrale de mouture à la meule de pierre garde tout son intérêt pour augmenter la proportion de germes présente dans les farines, pour mieux écraser les enveloppes et libérer ainsi les minéraux qui y sont piégés. Dans la filière conventionnelle, il est possible d’éviter des contaminations éventuelles par les pesticides en abrasant les grains pour enlever la couche la plus externe (péricarpe), donc la plus exposée aux pesticides. Pour augmenter la densité nutrition- nelle du pain, une autre solution, qui devrait se développer rapidement, serait d’incorporer 20-30 % de farines intégrales (issues de l’agriculture biologique ou exemptes de pesticides) dans la base farine blanche.
Bien sûr, il est nécessaire que le secteur de la boulangerie s’implique totalement dans la diversification des pains et mette la même application à élaborer les pains bis ou complets qu’à produire le pain blanc. Lorsque l’on examine l’histoire de la boulangerie au cours des cinquante dernières années, on est frappé par l’énergie consacrée à vouloir panifier toujours plus vite le même type de farine standard pour aboutir à des résultats si peu satisfaisants (même s’il existe déjà quelques farines de bonne typicité produisant d’excellents pains). Pourquoi une telle dérive dans les procédés de panification avec toujours plus d’adjuvants et de levures performantes, alors que la fermentation du pain demande du temps pour exprimer ses arômes et transformer la pâte en profondeur ? L’effort du boulanger ne doit pas seulement porter sur la qualité gustative de la baguette ou d’une autre forme de pain blanc. Dans une vitrine, les autres pains ne devraient pas être seulement des produits d’appel ou de rentabilité accrue ; le même souci de perfection devrait être prodigué pour la confection de tous les pains, blancs, bis ou complets, avec une information claire sur l’origine et la composition nutritionnelle des farines. Un effort évident devrait être fait pour proposer au moins un type de pain bis ou complet au même prix que le pain blanc pour éviter le développement d’une alimentation à deux vitesses et la situation devenue paradoxale d’une consommation de pains foncés par les classes les plus aisées et de pain blanc par les consommateurs les plus pauvres. Il est surprenant que l’offre en farines bises soit encore très limitée et souvent plus onéreuse que la farine blanche courante. Pourtant il existe de nombreuses solutions pour en produire dont la plus simple serait un mélange : farine blanche-farine complète en provenance d’un blé de qualité.
Nous avons tous les éléments pour améliorer dans la durée la qualité nutritionnelle du pain. Sans une prise de conscience collective de la filière blé-pain, cet aliment pourrait encore perdre du terrain par rapport à d’autres sources de produits céréaliers, particulièrement chez les jeunes. À l’inverse, la valorisation nutritionnelle de nouveaux types de farine et l’amélioration de la qualité du pain pourraient redonner à cet aliment une excellente image susceptible d’augmenter sensiblement sa consommation. Il semble important que cette évolution puisse avoir lieu au pays de la baguette. Pour cela, l’actuel engouement du public pour le bon pain pourrait jouer un rôle déterminant, ainsi que la mobilisation des acteurs de la filière blé-pain pour améliorer la valeur nutritionnelle du pain.
Les dernières étapes de la conquête des céréales
Maîtriser les besoins nutritionnels de l’homme en glucides complexes par une production agricole optimale de céréales, assurer la transformation des grains en produits céréaliers de qualité, diversifier la consommation de ces aliments de base, bénéficier de leurs atouts nutritionnels, tous ces progrès, une large partie de l’humanité aurait pu les acquérir définitivement pour un bienfait durable. À l’ère des technologies avancées, ces objectifs semblent bien élémentaires et à la portée de la majorité des peuples, tout au moins de ceux qui disposent de ressources suffisantes. Paradoxalement cela n’est pas encore le cas parce que la filière céréales- nutrition humaine ne s’est pas mobilisée pour atteindre des objectifs nutritionnels.
Les besoins en céréales toujours plus importants pour l’élevage animal contribuent au maintien d’une agriculture productiviste, et finalement cela a des conséquences sur la qualité des céréales destinées à l’homme. Souvent, la différence des prix entre les deux types de céréales est plus que modeste, si bien que cela ne facilite pas la production de céréales de haute valeur nutritionnelle avec des rendements plus modérés. Il faut souligner que la consommation directe par l’homme des céréales cultivées est très efficace en termes d’habitants nourris par unité de surface agricole cultivée, si bien que l’obtention d’un rendement élevé n’est pas nécessaire pour nourrir efficacement les six milliards d’hommes de la planète.
En termes d’apports de minéraux ou de micronutriments, il est plus logique de produire des céréales de qualité (même avec un rendement faible ou moyen) dont on préserve le contenu dans les étapes de transformation, plutôt que d’éliminer les trois-quarts des micronutriments dans une chaîne irrationnelle de production agricole élevée et de raffinage intense. Le gâchis nutritionnel de cette approche, le plus caricatural, peut même aller jusqu’a l’extraction d’amidon et jusqu’au rejet de tous les autres composés. L’amidon est ainsi de plus en plus utilisé dans un très grand nombre de produits transformés, augmentant d’autant la proportion des calories vides.
Ces pertes d’éléments nutritionnels ne constituent pas seulement un défaut d’efficacité, elles ont des conséquences graves sur le plan de la gestion de la santé publique. En effet, toutes les enquêtes épidémiologiques récentes montrent bien que la consommation de produits céréaliers complets est beaucoup plus efficace dans la prévention des pathologies majeures que celle des produits raffinés, plutôt nocifs s’ils sont consommés en excès. Dans beaucoup de pays et en particulier en France, il serait nécessaire de repenser entièrement une logique d’approvisionnement en produits céréaliers dans une optique de santé publique et en impliquant directement agriculteurs, meuniers et boulangers dans ce projet. On pourrait définir ainsi les meilleures variétés à cultiver et surtout les procédés de transformation les plus appropriés à la satisfaction des besoins de l’homme et les plus propices au maintien d’une bonne santé. Le public pourrait être informé de cette démarche, et nul doute qu’il approuverait que la gestion des aliments céréaliers, si fondamentale pour le devenir de l’humanité, soit traitée de façon exemplaire dans un esprit d’intérêt général et de santé publique. Cela est très urgent, puisqu’il est probable que le raffinage trop intense des céréales (ou leur transformation en sirop de fructose) a participé au développement de l’obésité aux Etats-Unis, et demain dans d’autres pays si rien n’est fait pour contrer cette évolution.
À titre de repère, pour satisfaire les besoins en glucides, la consommation de produits céréaliers chez l’homme peut être très variable, très faible, de l’ordre de 150 g par jour chez un sédentaire ou élevée de plus de 400 g par jour chez les sportifs, les travailleurs manuels ou des populations pratiquant des régimes de type macrobiotique. Une question fondamentale difficile à résoudre concerne l’adaptation plus ou moins forte de certaines populations aux diverses sources céréalières. Les données scientifiques font cruellement défaut, et parfois des théories obscures ont été émises
concernant le caractère pro-inflammatoire du blé tendre parce qu’il serait constitué de plusieurs génomes ; ainsi, des céréales I elles que le riz ou le maïs qui n’ont pas cette spécificité seraient plus facilement adaptées à l’humanité entière. Cependant pour des raisons d’efficacité technologique, l’effort de sélection depuis vingt ans a porté sur l’accumulation de gluten sans que l’on ait acquis la moindre assurance que cela n’avait pas d’inconvénient nutritionnel. Encore une affaire à suivre !
Les céréales, comme bien d’autres aliments, peuvent être vecteurs de risques sanitaires (mycotoxines, pesticides) ou d’intolérance chez certains sujets. On connaît l’importance de la maladie cœliaque, une pathologie digestive induite par une intolérance forte au gluten. On n’a pas suffisamment étudié l’influence de la panification au levain, siège d’une protéolyse par les bactéries lactiques, sur la réduction de cette allergénicité.
Dans la pratique, que doit-on manger ?
Du pain, bien sûr, bis, complet, si possible au levain, confectionné avec du blé mais aussi avec d’autres céréales (seigle, orge, maïs, semoule de blé dur), comportant éventuellement bien d’autres graines (lin, sésame, millet, tournesol, quinoa…), mais aussi une très grande diversité de galettes traditionnelles à base d’orge, de maïs, de sarrasin, de riz, de blé dur ou même de blé tendre. L’usage courant de pain ou de galettes est d’ailleurs complémentaire, le pain permettant d’utiliser le blé tendre, et les galettes beaucoup d’autres céréales. Il serait intéressant que les boulangeries élargissent leurs types de préparation et que l’on puisse trouver plus couramment cette diversité de galettes que le public finirait par apprécier pour son plus grand bien et qui ont montré leur efficacité nutritionnelle de par le monde. Même si elles sont moins efficaces pour essuyer les assiettes, les galettes, plus compactes que le pain, sont très bien adaptées à la physiologie digestive de l’homme qu’un produit très aéré (à condition qu’elles soient préparées sans matières grasses).
Les céréales du petit déjeuner constituent une alternative nutritionnelle intéressante pour une part croissante de consommateurs, en particulier les enfants ou la population jeune. Cependant il existe une très grande diversité de ces produits céréaliers avec des qualités nutritionnelles parfois défectueuses, soit à cause de la nature des ingrédients utilisés (céréales trop raffinées, excès de sucre, apport de matières grasses), soit à cause de procédés technologiques dénaturant la matière première. Il est particulièrement anormal d’attirer les enfants vers des produits de qualité nutritionnelle médiocre par la présence de sucre, d’arômes ou par des publicités accrocheuses. Le petit déjeuner des enfants et des adolescents est très important pour restaurer durablement la glycémie et favoriser l’attention intellectuelle. À cette fin on ne peut que recommander la consommation de pain de qualité ou de préparations telles que les flocons de céréales ou le muesli.
Il est intéressant de diversifier au cours des repas la nature des céréales à cuire en privilégiant plus fréquemment les produits semi-complets qui peuvent être disponibles à l’état précuit. Le boulgour et le couscous sont des exemples très anciens de préparations faciles à cuire ; le boulgour constitué à partir de blé dur concassé a l’avantage d’être plus riche en fibres. On trouve aussi dans les circuits diététiques des préparations similaires au boulgour, provenant d’une très grande diversité de céréales (épeautre, orge, blé). Il existe également des céréales entières précuites plus ou moins raffinées. Il est donc possible de ne pas limiter la consommation de produits céréaliers aux pâtes alimentaires et au riz blanc. Seule une utilisation plus importante de produits céréaliers de qualité permettra de réduire la consommation de sucre et de matières grasses. Cependant il est indispensable que ces sources de glucides soient toujours accompagnées d’une diversité suffisante de fruits et légumes et de produits animaux. Pour freiner l’usage de produits céréaliers de trop faible qualité, il faudrait peut-être exiger une densité nutritionnelle minimale comme critère de qualité requise à la vente.