La somnolence excessive ou dans les bras de Morphée
Quand nous commençâmes, au milieu des années soixante-dix, les enregistrements du sommeil en laboratoire au Technisons pour le diagnostic des troubles du sommeil, je m’attendais à ce que la majorité des patients qui viendraient nous consulter souffrent d’insomnie ou de narcolepsie. À mon étonnement, il devint bientôt évident que la plupart souffraient de fatigue chronique et d’une propension à s’endormir au cours de la journée, surtout dans des situations où ils étaient passifs. Parfois, cette tendance atteignait des extrémités à peine imaginables. L’une des personnes qui vint en consultation était le P-DG d’une grande entreprise. Il se plaignait d’un excès compulsif de sommeil, et il nous dit que, quand il se sentait glisser sur la pente du sommeil pendant une longue réunion de travail, il sortait son briquet et chauffait la plante de ses pieds sous la table pour s’empêcher de dormir. Pour me prouver qu’il disait vrai, il me montra ses orteils boursouflés. Depuis ce jour, je frémis d’horreur quand je me rappelle la totale impassibilité avec laquelle il me racontait cette histoire. Au milieu des années soixante-dix, la littérature scientifique qui traitait des désordres du sommeil sur l’ensemble de la popula¬tion n’abordait que très rarement ce genre de cas. En effet, les chercheurs ne s’interrogeaient que très rarement sur le « trop-plein de sommeil », ou sur la tendance à s’endormir pendant la journée. Nous avons donc décidé d’étudier les effets de la somnolence excessive et de la tendance à s’endormir sur la population israélienne. Mais comment mener une enquête sérieuse de problèmes qui apparaissent aussi triviaux ? Il semble parfois que des affirmations telles que « je suis très fatigué », ou « j’ai toujours envie d’aller dormir » soient typiques des hommes d’âge moyen en Israël. Faut-il en conclure que tous ces hommes souffrent d’un excès de somnolence chronique ? Afin d’obtenir des données sûres, qui ne reflètent pas seulement un état d’âme, mais fournissent une réelle certitude d’un désordre véritable, nous nous adressâmes à un grand institut médical qui effectue périodiquement des check-up médicaux sur des ouvriers.
Ses tests comprenaient un questionnaire de santé détaillé à compléter, à la suite duquel un entretien se déroulait avec 1 un des médecins de l’institut. Cinq des cent Questions qui y étaient posées traitaient directement du sommeil : (a) « Éprouvez-vous des difficultés à vous endormir ? » ; (b) « Vous réveillez-vous fréquemment ? » ; (c) « Utilisez-vous des somnifères ? » ; (d) Vous sentez- vous fatigué pendant la journée ? » ; (e) « Dormez-vous trop ? » On donnait au sujet le choix entre quatre réponses : (1) «jamais»; (2) « rarement » ; (3) « souvent » ; (4) « toujours ». Puisque les sujets savaient qu’ils seraient longuement questionnés par le médecin de l’institut sur la base de leurs réponses, on pouvait être certain que ceux qui répondaient qu’ils dormaient trop « fréquemment » ou « toujours » ne mentaient pas et n’essayaient pas simplement de donner le change. Quand nous examinâmes les réponses de toutes les personnes interrogées par l’institut en 1978, en tout, quelque douze mille ouvriers nous nous aperçûmes que 4 poissent des personnes ayant passé le test se plaignaient de trop dormir. Ce pourcentage était plus faible que celui des gens qui souffraient de difficultés à s’endormir ou/et de fréquents réveils, mais il était plus élevé que tous les chiffres fournis par le passé dans la littérature scientifique.
À la différence des plaintes touchant à la « difficulté à s’endormir » et aux « réveils fréquents », qui étaient plus répandues chez les femmes que chez les hommes et qui augmentaient avec l’âge, les plaintes concernant l’excès de sommeil prédominaient chez les hommes et étaient semblables dans tous les groupes d’âge. Ces découvertes confirmèrent l’impression que nous avions eue à propos du nombre relativement élevé des personnes souffrant de somnolence excessive et de fatigue chronique, et qui ne gagnaient
que rarement l’écoute compréhensive de leur interlocuteur. Il est facile d’ignorer des plaintes qui ont l’air d’être banales. Beaucoup de gens nous ont raconté qu’ils étaient allés voir leur médecin de famille pour se plaindre d’une tendance à s’endormir au cours de la journée, et qu’ils avaient reçu pour toute réponse cette fin de non-recevoir : « Vous avez de la chance de dormir aussi bien si seulement je pouvais en faire autant. » Certains nous ont dit que leur médecin leur avait recommandé de prendre des vacances pour se remettre de leur fatigue excessive, comme si c’était là l’unique raison de leur somnolence inhabituelle. Leur affirmation selon laquelle leur somnolence excessive ne faisait qu’empirer pendant les vacances ne recevait souvent aucune attention.
Une fois recueillies toutes ces données sur le haut pourcentage de personnes souffrant de fatigue et de somnolence excessive, il fallait en déterminer les causes. Une possibilité était que les Israéliens dormaient trop peu, et souffraient donc bel et bien d’un manque de sommeil chronique. Pour mettre à l’épreuve cette possibilité, nous effectuâmes une enquête supplémentaire sur mille cinq cents cols-bleus. Ils étaient soumis à un entretien extrêmement détaillé qui embrassait leurs habitudes de sommeil, les troubles qu’ils pouvaient éprouver, les désordres touchant à leur niveau d’éveil pendant la journée, leur état général de santé, l’usage qu’ils faisaient de médicaments, leur satisfaction dans leur travail, et d’autres choses encore. Les résultats de notre « enquête industrielle » sur la fréquence des problèmes d’insomnie, la fatigue chronique et la somnolence excessive correspondaient presque exactement aux résultats recueillis par l’institut médical. 5 % environ des ouvriers souffraient d’une tendance involontaire à s’endormir pendant la journée, surtout en période d’inactivité. Mais certains cas étaient plus graves encore. Des ouvriers se plaignaient de s’endormir pendant leurs pauses ou, pire, devant leur machine, au travail. Nous trouvâmes des liens significatifs entre les plaintes touchant à la qualité du sommeil la nuit, le niveau d’éveil pendant k jour et toute la gamme des paramètres liés au travail. Les ouvriers qui souffraient de problèmes de sommeil étaient moins satisfaits de leur travail, se plaignaient de nombreux inconvénients liés à celui-ci et, plus particulièrement, de tensions dans leurs relations avec leurs collègues à l’usine , et des contraintes que leur imposait leur travail. Mais plus important encore , le taux d’ouvriers somnolents victimes d’accidents du travail était nettement plus élevé que celui de leurs collègues qui ne souffraient d’aucun problème de sommeil particulier.
Pour mieux comprendre l’origine de ces problèmes, nous fîmes un pas de plus : nous priâmes cent ouvriers qui avaient participé à l’enquête de venir effectuer des tests au laboratoire de sommeil. Heureusement, tous acceptèrent avec empressement. Nos découvertes furent sans équivoque : la raison principale des problèmes de somnolence excessive et de fatigue pendant la journée était des troubles respiratoires pendant le sommeil. Environ la moitié des ouvriers qui s’étaient plaints de somnolence excessive et qui avaient effectué des tests au laboratoire souffraient d’un trouble respiratoire pendant le sommeil. Quand nous comparâmes ces travailleurs avec leurs collègues, nous découvrîmes un certain nombre de différences notables : les troubles respiratoires pendant le sommeil étaient très certainement liés à de l’hypertension, à des maux de tête au réveil, à des ronflements bruyants et pénibles, ainsi qu’à un excès de poids. Nous nous sommes aperçus par la suite que tous ces facteurs sont les caractéristiques les plus prononcées des gens qui souffrent du syndrome de l’apnée du sommeil.
Une analyse statistique de ces découvertes nous a permis de déterminer avec certitude qu’au moins 1 % des personnes de sexe masculin au-dessus de vingt et un ans en Israël souffre de troubles respiratoires pendant le sommeil. L’estimation était plus haute encore dans la classe d’âge comprise entre quarante et soixante ans : environ 3 à 5 %. C’était la première fois que l’on effectuait une estimation de la population souffrant de troubles respiratoires pendant le sommeil. Quelques années plus tard, des données semblables ont été recueillies en Italie, aux États-Unis, dans les pays Scandinaves et en Grande-Bretagne. Ces découvertes ont entièrement modifié la face de la médecine du sommeil.