Neuroéthique et neurophilosophie
Avec les progrès de la génétique et de la neurobiologie, la tentation est grande, nous l’avons vu, de s’en remettre intégralement à la dimension biologique, matérielle, pour définir les comportements humains. Dès lors, si la biologie détient la «clé» de la nature humaine, il revient aux biologistes d’intervenir dans le champ social.
C’est la perspective que brosse Barbara Kœnig, présidente du Comité d’éthique de l’université Stanford, qui annonce que « les neurobiologistes vont bientôt avoir la charge d’évaluer les risques de survenue de troubles cognitifs, les potentialités de réussite scolaire et professionnelle, la prédilection pour la violence et la consommation de drogue». Ces questions ont été débattues, en mai 2002, à San Francisco, lors d’un colloque qui a rassemblé cent cinquante bioéthiciens, médecins, psychiatres et philosophes. La rencontre, soutenue par la Fondation Dana, a marqué un tournant avec la création d’une nouvelle discipline, la «neuroéthique», pour préparer les neurobiologistes à leurs futures responsabilités.
Le projet ne laisse pas grand-place aux sociologues, aux psy-chologues et aux philosophes. Parmi eux, certains d’ailleurs n’hésitent pas à troquer leurs « outils » professionnels pour se fondre dans les sciences du cerveau. Les tenants de ce courant affichent leur conviction: les progrès des recherches en biologie permettront demain d’expliquer le fonctionnement mental des êtres humains, y compris dans les aspects jusque-là traités par la philosophie et autres sciences humaines.
Le sens moral intéresse particulièrement les partisans de la neuroéthique. Patricia Smith Churchland, fondatrice de la « neurophilosophie » – science unifiant esprit et cerveau insiste sur «la nécessaire prise en compte des découvertes en neurosciences montrant que l’apprentissage à discerner le bien du mal dépend de la maturation des circuits neuronaux associant le cortex frontal aux régions de l’hypothalamus, de l’amygdale et du cortex angulaire». Si ce mouvement californien s’amplifie, il se peut que l’éthique devienne une affaire de spécialistes en neurosciences, bien loin des références humanistes.
Il y a vingt-cinq ans, le philosophe et historien des sciences, Pierre Thuillier, mettait déjà en garde contre certaines dérives. Dans son livre, Les biologistes vont-ils prendre le pouvoir?, il dénonçait les abus de l’explication génétique et prévoyait des risques équivalents du côté des neurosciences. Un quart de siècle plus tard, la contagion est patente.