Reduire le temps de sommeil
Une autre question qui préoccupe beaucoup de gens est : combien d’heures quelqu’un doit-il dormir pour pouvoir « fonctionner » normalement ? Malheureusement, il n’y a pas à cette question de réponse univoque. Il ne faut pas s’inquiéter si un enfant dort trop peu ; si l’enfant est alerte et joyeux pendant ses heures d’éveil, et s’il n’éprouve ni une fatigue chronique ni un intense désir de dormir, c’est qu’il n’a certainement pas besoin de sommeil supplémentaire.
Une autre question est celle-ci : quelqu’un qui a l’habitude de dormir un certain nombre d’heures par nuit peut-il changer ses habitudes de sommeil ? Ce problème se pose de manière critique dans un pays comme Israël où le service militaire est obligatoire. Ainsi, des élèves de lycée qui viennent de passer le baccalauréat ont l’habitude de dormir jusqu’à midi. Ils sont alors enrôlés dans l’armée où ils doivent dormir environ six heures par nuit et sont réveillés entre cinq et six heures du matin. Certains d’entre eux soutiennent qu’ils sont absolument incapables de s’adapter à la vie militaire simplement parce qu’il faut se lever d’aussi bonne heure. Jusqu’où, par conséquent, les habitudes de sommeil peuvent-elles être changées ou réorganisées ?
La possibilité de réduire le temps de sommeil paraît très séduisante. Si une telle réduction pouvait être effectuée sans effets secondaires, nous pourrions alors consacrer plus de temps à notre travail. Jim Horne, un chercheur anglais, divisait le sommeil en deux espèces : le « noyau » ou sommeil indispensable, et le sommeil « de luxe ». Selon Home, l’organisme n’a besoin que du sommeil qui est vital et qui se compose principalement du sommeil profond, alors que le reste peut être considéré comme un « luxe » et peut être, par conséquent, réduit, sans causer à la personne le moindre tort. Ce phénomène est analogue à l’alimentation, prétendait Horne. Bien qu’il soit vrai que la nourriture est vitale pour l’existence de l’organisme, nous ne mangeons pas seulement pour exister, mais pour une foule d’autres raisons et dans des proportions qui excèdent les besoins de l’organisme.
Étrangement, les limitations chroniques du temps de sommeil ont moins attiré l’attention que le manque total de sommeil, même
si elles sont plus fréquentes dans la vie de tous les jours. Peu de chercheurs ont tenté d’examiner ce qui se passe quand le temps de sommeil est réduit, par exemple de 20 à 30 % pendant une période de temps assez longue. Bemie Webb et Bob Agnew ont enquêté sur les effets de la réduction du temps de sommeil des adultes de sept heures et demie-huit heures à cinq heures et demie pendant soixante jours. Ils ont découvert qu’en dépit de la réduction du temps de sommeil affectant principalement le sommeil REM, qui représente seulement 25 % du sommeil total — il n’y avait pas de conséquences comportementales majeures. Dans leur article paru dans Psychophysiologie, ils concluent : « La perte de quelques heures de sommeil, quelle soit passagère ou chronique, sur une période de temps relativement étendue, résultant des impératifs professionnels, de troubles psychologiques ou d’insomnies, ne semble pas provoquer, en elle-même, des conséquences majeures sur le plan comportemental. »
Pour des raisons évidentes, la marine américaine a étudié ce sujet de manière très précise. On a choisi trois personnes habituées à dormir huit heures par nuit pour participer à la première expérience menée par l’US Navy. On leur promettait une rémunération s’ils réussissaient à réduire leur temps de sommeil de trente minutes toutes les trois semaines sur une période de quatre ou cinq mois. Les chercheurs voulaient découvrir la limite inférieure à laquelle les sujets se heurteraient et voir comment la diminution progressive de leur sommeil affecterait leur comportement. On donnait aux volontaires la possibilité de décider d’arrêter l’étude quand ils avaient atteint la limite inférieure de leurs heures de sommeil. Un objectif supplémentaire, qui était caché aux volontaires eux-mêmes, consistait à examiner s’ils conserveraient le changement de leurs habitudes une fois que l’on aurait cessé de les payer.
Tous les sujets effectuèrent des coupes dans leur temps de sommeil pendant l’expérience de l’US Navy. L’un d’entre eux arriva jusqu’à quatre heures de sommeil, tandis que les deux autres s’arrêtèrent à cinq. Le prix à payer pendant les phases finales de l’expérience était élevé : tous les sujets manifestèrent des signes évidents de manque de sommeil, ils étaient fatigués et irritables. Mais le résultat le plus étonnant de l’expérience fut que, huit mois plus tard, après qu’ils eurent cessé d’être payés, les trois participants qui avaient l’habitude de dormir auparavant huit heures par nuit
rapportèrent qu’ils avaient réduit d’une heure à une heure et demie leur quota quotidien de sommeil. Quand on leur demandait les raisons de ce changement, ils répondaient qu’ils avaient appris à se contenter de moins de sommeil et profitaient ainsi des heures supplémentaires de veille.
Dans le sillage de ces découvertes, le groupe de l’US Navy de San Diego mena d’autres expériences sur cinq couples mariés qui étaient étudiants à l’Université de Californie à San Diego et qui étaient accoutumés à dormir de sept heures et demie à huit heures par nuit. Cette fois, on donna aux sujets des périodes d’adaptation de différentes longueurs ; la première réduction d’une demi-heure, de huit à sept heures et demie, s’effectua en dix jours, et la seconde en trois semaines. Une fois que les sujets eurent atteint moins de six heures de sommeil par nuit, on leur concéda un mois pour s’adapter à chaque demi-heure de réduction supplémentaire. Comme dans la première expérience, on put constater que tous les couples parvenaient à s’adapter à moins de six heures de sommeil par nuit ; un couple réussit à atteindre cinq heures par nuit, et un autre, quatre heures et demie.
L’irritabilité et la fatigue qui avaient été observées au cours de la première expérience devinrent patentes pendant les phases ultimes de la seconde. Quelques couples étaient incapables de tenir le rythme et étaient contraints à dormir au moins une heure pendant la journée, mais, un an après la fin de l’expérience, aucun des sujets n’était revenu à ses habitudes de sommeil antérieures. Le « grand vainqueur » fut un homme qui garda un rythme de cinq heures et demie par nuit au lieu de huit et qui affirma qu’il se sentait bien, était en bonne forme, et qu’il se rendait compte à présent qu’il avait gaspillé deux heures et demie par jour en sommeil inutile. Quand nous multiplions cette réduction par le nombre de jours qu’il y a dans un mois, le nombre de mois qu’il y a dans une année, et, enfin, par le nombre d’années qui constituent l’espérance de vie d’un sujet, son « profit » était, il est vrai, immense.
En est-il ainsi ? Pouvons-nous vraiment réduire notre temps de sommeil et « gagner » un précieux temps de veille ? Des études menées ces dernières années ont réfuté cette conception trop simpliste. Les personnes qui sacrifient une part de leur sommeil en paient le prix sous la forme de somnolence accrue pendant la journée, quand bien même ils en viendraient à nier explicitement
tout effet néfaste. La somnolence est une sensation subtile ; la conscience accrue des troubles du sommeil liés à une somnolence excessive pendant la journée (cf. chapitre xix) nous a montré que beaucoup de gens vivent chaque jour littéralement dans un état de demi-sommeil, sans en être conscients ni être prêts à l’admettre. J’ai rencontré des quantités de patients qui niaient violemment avoir sommeil et qui, sans la ténacité de leurs épouses, ne seraient jamais venus en consultation dans une clinique de sommeil. Il est toujours étonnant d’être témoin d’une forte querelle au sein d’un couple au sujet de la somnolence excessive : tandis que l’un des deux la nie obstinément, l’autre se rappelle le moment et le lieu exact où son époux (ou épouse) s’endormait. Il n’y a aucun doute que des personnes qui dorment trop peu et considèrent le sommeil comme une perte de temps peuvent continuer à vivre ainsi pourvu qu’elles soient suffisamment motivées pour le faire.
Le déni de la somnolence n’est plus accepté comme témoignage d’un état de parfaite vigilance. En utilisant le « test multiple de la latence du sommeil » (cf. chapitre v), Mary Carskadon a montré que le fait de restreindre le sommeil jusqu’à cinq heures pendant sept nuits consécutives provoquait des effets importants sur la propension au sommeil diurne pendant les deux derniers jours. Chez la moitié de ses sujets, le niveau de somnolence pouvait être considéré comme « pathologique » — c’est-à-dire qu’ils atteignaient le même niveau de somnolence que des patients souffrant de troubles du sommeil. Pour le groupe tout entier, la latence de sommeil (la propension à s’endormir) pendant la journée fut diminuée de moitié, passant de 14,3 minutes au début de l’étude à sept minutes après sept nuits de restriction de sommeil.
Adi Gonen, un étudiant en doctorat de mon laboratoire, utilisa une technique analogue pour enquêter sur les changements affectant l’état de somnolence observés chez de jeunes adultes après leur enrôlement dans l’armée. Il détermina objectivement le niveau de somnolence chez des bacheliers quand ils dormaient de huit heures et demie à dix heures par nuit, puis trois mois après le début de leur cours d’entraînement militaire qui ne leur concédait que six heures de sommeil, conformément aux règles de l’armée. Adi observa une importante augmentation de la somnolence chez la totalité de ses sujets. Puisque le cours n’incluait pas d’activité physique intensive, la somnolence accrue devait être attribuée à la diminution du temps de sommeil.
Les observations rapportées ci-dessus conduisent à la conclusion selon laquelle de nombreuses personnes, et plus particulièrement les jeunes adultes, souffrent de manque de sommeil chronique. En réalité, les premiers à le remarquer il y a vingt ans furent Webb et Agnew, bien avant qu’apparût la mode, parmi les chercheurs spécialistes du sommeil, de faire des études sur la somnolence excessive et son coût. Beaucoup d’entre nous qui dorment tard le week-end, ou font la sieste pendant la journée dès que cela est possible, ne sont pas en train de s’adjuger le luxe d’un sommeil inutile, mais tentent seulement d’équilibrer les comptes de leur sommeil.