Quers et antilopes
comment dorment-ils ?
Bien que les caractéristiques fondamentales du sommeil soient pratiquement identiques chez tous les mammifères, de grandes différences dans la durée du sommeil, la part de sommeil paradoxal et le sommeil au cours des autres stades n’en existent pas moins entre les diverses espèces. On a étudié scientifiquement le sommeil de plus de cent cinquante espèces, et l’on a mesuré la durée des différents stades du sommeil pour chacune d’entre elles. Quand on a voulu préciser la relation qui existait entre les caractéristiques du sommeil et les autres caractéristiques de chacun des animaux — la taille, le poids du cerveau à la naissance, la période de gestation, etc. —, on a découvert que plusieurs facteurs étaient liés au sommeil paradoxal et au sommeil qui se caractérise par des ondes cérébrales lentes et synchronisées. La durée du sommeil est liée à la taille de l’animal : plus l’animal est grand, plus son sommeil est court. Irene Tobler, de l’université de Zurich, une éminente chercheuse contemporaine sur le sommeil des animaux, affirme que les éléphants ne dorment que trois à six heures par nuit, et, parmi celles-ci, restent debout deux heures. Comme l’éléphant, la majorité des grands animaux passent une bonne partie de leur temps de sommeil debout, jusqu’à ce qu’ils atteignent le sommeil paradoxal, et, alors seulement, ils s’étendent. Pourquoi les grands animaux dorment-ils si peu ? Une explication possible réside dans leurs besoins alimentaires. Les grands animaux ont besoin d’une quantité de nourriture proportionnelle à leur taille pour survivre, et cela est particulièrement vrai des herbivores qui consomment une nourriture pauvre en valeur calorique. Puisqu’ils doivent consacrer une grande partie de leur temps à chercher de la nourriture, le temps qui leur reste pour dormir est raccourci d’autant. Il faut souligner, cependant, que les grands animaux ont aussi un rythme métabolique lent comparé à celui de plus petites créatures. Il est donc possible d’affirmer que la longueur du sommeil est inversement proportionnelle au métabolisme, plutôt que d’expliquer celle-ci par la nécessité de se procurer de la nourriture ou par d’autres facteurs comportementaux.
La proportion de sommeil paradoxal, d’autre part, est liée au niveau de danger auquel l’animal est exposé dans son environnement elle varie selon qu’il est prédateur ou proie, chasseur ou chassé. La règle est que, tant que l’animal en question a un plus grand nombre d’ennemis naturels qui le chassent que de proies potentielles, son sommeil paradoxal est diminué. Le facteur de « danger » dans le sommeil paradoxal a été expliqué par l’élévation du seuil d’éveil pendant la durée du sommeil paradoxal qui met la proie en situation de danger. Pourtant, il convient de remarquer que, de manière typique, les animaux qui sont victimes de prédateurs ne sont pas ceux qui sont tués pendant leur sommeil, mais ceux qui sont plus vulnérables aux attaques, comme les nouveau- nés, les plus âgés, ceux qui sont physiologiquement non viables.
Il est intéressant aussi de relever que le sommeil paradoxal varie également en fonction du degré de maturation à la naissance. Parmi les espèces qui naissent avec un assez haut degré de maturité, comme le cochon d’Inde ou le mouton, le sommeil paradoxal à la naissance est peu important et proche de son niveau chez les adultes. Dans les espèces qui naissent immatures, comme les rats, les chats et les hommes, la quantité initiale de sommeil paradoxal est très élevée. Pendant les dix premiers jours de sa vie, le sommeil paradoxal occupe 90 % du temps du chaton. C’est pourquoi certains scientifiques ont suggéré que le sommeil paradoxal pouvait être un moyen de dépasser la vie fœtale, une forme de sommeil fœtal.
En général, si nous comparons la manière dont les animaux dorment avec d’autres propriétés de leur comportement, nous voyons se dessiner un lien structurel. À l’appui de ce principe, je comparerai le sommeil des prédateurs, comme l’ours, avec celui d’un animal qui est le plus souvent une proie, l’antilope. L’ours, qui ne craint aucun ennemi dans son environnement naturel, vit selon un tempo extrêmement lent qui est en contraste absolu avec celui de l’antilope. Les oursons se développent lentement après la naissance, attendent longtemps avant de se tenir droits sur leurs pattes et de se séparer de leur mère, et leur naissance elle-même est d’abord précédée par l’aménagement d’une confortable tanière. L’ours mange et boit lentement, et l’accouplement de deux ours adultes peut se prolonger pendant des heures. En accord avec le style de vie et le comportement de l’ours, son sommeil est long et profond. L’antilope, au contraire, vit en situation de danger permanent ; en conséquence, elle est toujours en état d’alerte et réagit au moindre bruit. L’antilope met bas extrêmement rapidement sur un terrain dégagé, sans organisation préalable ni préparations, et, quelques secondes seulement après sa naissance, l’animal nouveau- né est sur ses pattes et gambade alentour. L’antilope mange et boit très rapidement, et l’accouplement de deux animaux adultes s’accomplit en l’espace de quelques secondes. Le sommeil de l’antilope est bref, fréquemment interrompu, et ne dure chaque fois que quelques minutes. Il faudra attendre des études électrophysiologiques du sommeil de l’ours et de l’antilope pour vérifier si la proportion de sommeil paradoxal et des autres stades de sommeil s’accorde avec cette description.
Le meilleur exemple de l’adaptation du rythme activité-repos d’un animal à son style de vie et à son environnement est, sans nul doute, l’hibernation, ou sommeil hivernal. Ce phénomène se retrouve chez de nombreux animaux qui vivent dans les régions polaires. Au cours des longs mois d’hiver, ils s’ensevelissent dans un lieu protégé et entrent dans un état de torpeur qui, pendant de nombreuses années, a été conçu comme une forme particulière de sommeil. Aujourd’hui, il est devenu patent que l’hibernation est un état complètement différent du sommeil. Elle consiste, en fait, dans une réduction drastique de l’activité de tous les systèmes physiologiques du vivant, afin de diminuer autant que possible sa dépense d’énergie. Cette réduction d’activité possède une grande valeur d’adaptation, surtout pendant les mois au cours desquels la recherche de nourriture est rendue impossible par les conditions climatiques locales. Et pourtant, l’hibernation et le sommeil sont liés l’une à l’autre, car l’hibernation commence pendant le sommeil.