Naissance d'un fléau : l'opiomanie en Asie et en Chine
L’opium précipite des familles entières lu dans la ruine, provoque la perte de tous les biens et détruit l’homme. Il corrompt la chair et le sang jusqu’à ce que la peau leur pende du corps et laisse voir leurs os nus comme des billettes de bois. Lorsque le fumeur a mis en gage tous ses biens, il est prêt à en faire autant avec sa femme et à vendre ses filles.
Si le phénomène de l’accoutumance qu’entraînent l’opium et ses dérivés était connu dès l’Antiquité, le risque d’une dépendance pathologique et prolongée est resté réduit tant que la consommation est demeurée ponctuelle, maîtrisée et contenue par la faible disponibilité de la drogue. Sans doute, des usages récréatifs sont attestés précocement, tant en Asie Mineure qu’en Inde, en Grèce ou à Rome, mais ils étaient le plus souvent le fait de petits groupes et se limitaient à certaines occasions. Le XIXe siècle marque un changement profond, avec le développement, en Chine, d’une consommation massive et compulsive, détachée du lien social qui jouait auparavant un rôle modérateur : c’est la définition même d’une nouvelle forme de pathologie, à la fois individuelle et sociale, que l’Occident baptisera bientôt : «toxicomanie ».
Les origines de l’opiomanie en Asie:
Ce n’est pas en Chine mais sans doute en Indonésie qu’est apparue la mode de fumer l’opium,jusqu’alors généralement bu, prisé ou mangé. À la fin du xvne siècle, des voyageurs occidentaux remarquent en effet que les habitants de Java ont pris l’habitude de fumer du tabac – introduit en Asie par les Espagnols et les Portugais – en le mélangeant à de l’opium. Remède efficace contre la malaria mais aussi source de plaisir, ce tabac opiacé est vendu dans des tavernes spécialisées, les opium dens. Contrôlé à l’origine par les marchands arabes, qui importent la drogue du Proche-Orient, le commerce de l’opium est repris en main au XVIe siècle par les Portugais, qui développent la production locale dans la région de Malwa, au nord-ouest de l’Inde. L’opium est ensuite échangé en Indonésie, avec d’autres produits indiens, contre les précieuses épices.
Au XVIIe siècle, les Hollandais, nouveaux maîtres de la région, intensifient la production du Bengale et déploient le commerce de l’opium vers les Philippines puis vers Formose et le sud de la Chine. À la fin du siècle, on trouve des populations fumeuses d’opium dans une zone qui s’étend de l’archipel indonésien jusqu’au Fujian et au Guangdong, en passant par la Malaisie et les Philippines.
Et si le cœur de la Chine reste encore épargné, les empereurs mandchous, qui prennent possession des régions méridionales dans les années 1680, jugent la situation suffisamment préoccupante pour promulguer, dès 1729, le premier édit interdisant le commerce de l’opium en Chine.
Le troisième acte du drame va se jouer avec l’entrée en scène des Britanniques, qui monopolisent depuis 1715 les échanges avec la Chine. Comprenant le profit qu’ils peuvent tirer du commerce de l’opium, ils cherchent à s’assurer la domination
des principales régions de culture du pavot situées au Bengale et contrôlées par un Empire moghol en déclin. Sur l’initiative du président de l’East India Company, Robert Clive (1726-1774), Londres se décide à intervenir militairement. La victoire de Plassey, en 1757, assure aux Britanniques la domination de cette région et, à terme, le contrôle des meilleures terres à opium du monde, autour de Patna, Bénarès et Agra.
L’opium, nerf du commerce colonial:
Dans un premier temps, la production d’opium indien reste modeste, environ 140 tonnes par an, dont une petite partie est consommée sur place à des fins médicinales, et l’essentiel exporté vers l’Indonésie et la Chine. C’est le fort déficit commercial avec ce dernier pays qui décide les officiels de la compagnie à promouvoir la drogue dans l’empire du Milieu. Grands acheteurs de thé, de soieries, de laques et de rhubarbe, les Anglais n’arrivent guère en effet à placer leurs produits dans un pays traditionnellement fermé aux étrangers.
La vente illicite de l’opium indien doit permettre d’équilibrer les comptes et d’éviter la fuite de devises.
Devenu gouverneur du Bengale en 1772, et dirigeant de l’East India Compagny l’année suivante, Warren Hastings obtient de Londres en 1775 le monopole de la compagnie
autorisées, tandis que l’acheteur chinois fait discrètement décharger sur une jonque, en échange d’espèces sonnantes et trébuchantes, les caisses d’opium frappées du sceau de l’East India Company. Parfaitement au courant de ce trafic, les mandarins chargés de surveiller le port ferment les yeux en échange de cadeaux d’usage.
La compagnie est bientôt victime de son succès : appâtés par ce juteux marché, les marchands privés tels William Jardine et James Matheson tentent de casser le monopole de l’East India en exportant à moindre coût vers la Chine l’opium de Malwa.
Cette concurrence féroce entraîne la croissance spectaculaire de la production et des exportations, qui passent d’environ 200 tonnes en 1808 à près de 3 200 en 1838. Non seulement le trafic de l’opium se dissémine tout au long des côtes chinoises, jusqu’à la région d’Amoy, mais une vague d’opiomanie déferle sur le sud du pays. Les raisons médicales ne suffisent plus à expliquer ce qui apparaît bien comme une véritable mode, aux conséquences sanitaires dévastatrices.
La réaction des Chinois et les guerres de l’Opium:
Les Anglais n’ignorent pas les effets néfastes de l’opium. Mais leur morale s’arrête à la lisière de leurs intérêts commerciaux : le coût croissant de la conquête de l’Inde rend indispensable d’équilibrer le budget colonial grâce aux ventes d’opium indien. Les autorités chinoises, elles, ne manquent pas de s’alarmer des progrès d’un « poison », qui non seulement altère la santé des populations mais risque de déséquilibrer la balance commerciale du pays, jusqu’alors largement excédentaire. Dès 1799, la législation anti-opium est renforcée : les marchands de Canton ont l’interdiction d’acheter l’opium et de recevoir des navires qui en transportent.
Mais ces mesures restent vaines : l’éloignement de la cour impériale, la corruption de nombreux mandarins et l’engouement des Chinois pour la drogue laissent encore espérer de beaux jours aux trafiquants. Pourtant, l’empereur envoie à Canton en 1839 Lin Tsê-Hsu, mandaté pour mettre fin au scandaleux commerce. L’énergique commissaire exige qu’on lui livre sur-le-champ tout l’opium détenu par les marchands et jette à la mer les quelque 20 000 caisses que ceux-ci s’étaient résignés à lui abandonner.
Après une telle provocation un conflit semble inévitable. En Angleterre, des voix dont celle de Gladstone, jeune espoir du parti conservateur, ont certes déjà commencé à dénoncer l’iniquité du commerce de l’opium mais, poussant à la guerre, le lobby colonial refuse d’accepter la fin des exportations d’opium exigée par Lin.
La première «guerre de l’Opium» oppose, de 1839 à 1842, une Grande-Bretagne conquérante à un Empire chinois déterminé mais affaibli. La déroute est presque totale. Par le traité de Nankin, signé en 1842, la Chine est contrainte n d’ouvrir cinq ports aux navires “ britanniques et cède Hong-Kong. Non seulement
pénétration dans l’empire du Milieu, mais le trafic de l’opium, ignoré par le traité, peut reprendre en toute impunité. De fait, les exportations d’opium indien connaissent une nouvelle croissance, atteignant une moyenne annuelle de 3 300 tonnes dans les années 1850. Souvent falsifiée par les dealers chinois, la drogue peut se vendre à bas prix et gagner ainsi une clientèle populaire.
Malade de son inertie, la Chine est de plus en plus sous la coupe des puissances étrangères : de 1856 à 1858, la «guerre de l’Arrow», ou deuxième guerre de l’Opium, a pour origine la volonté des Français et des Britanniques de forcer plus encore les portes du marché chinois. Elle se solde par le traité de T’ien-Tsin, qui ouvre onze nouveaux ports au commerce occidental et autorise cette fois de manière officielle l’importation de l’opium en Chine, théoriquement à des fins médicales, dans les faits pour tout usage. À partir de 1858, la Chine connaît un véritable âge d’or de l’opium, dont la consommation devient un problème de santé publique.
Les autres territoires d’Asie du Sud-Est, et tout particulièrement l’Indochine, perle de l’Empire colonial français, ne sont pas épargnés par le fléau : importé de Chine, des Indes ou d’Iran, l’opium est fumé au Laos, au Cambodge et au Viêt-Nam par des Chinois expatriés qui ont communiqué ce goût aux élites locales. En Indochine aussi, la drogue sert à financer la colonisation; en 1882, les Français instaurent en Cochinchine une Régie de l’opium, étendue en 1897 à l’ensemble de la colonie par le gouverneur général Paul Doumer. Chargée de l’achat du produit brut, la Régie reçoit également le monopole du raffinage et de la vente. En 1914, ses gains représentent plus du quart du budget de la colonie.
On y aurait recensé en 1876 près de 1 700 établissements. Dans certaines régions, le recours à l’opium reste motivé par des raisons médicales, notamment dans les vallées humides du Sichuan où sévissent malaria et dysenterie, j Mais l’on cherche plus souvent dans la drogue un passe-temps agréable, parfois une source d’inspiration ou le moyen de se délester des soucis quotidiens. Ce cliché illustre une pratique socialisée et conviviale qui n’exclut ni la lecture ni la conversation.
L’opiomanie se fait «« fléau » lorsque le fumeur cherche à fuir le lien social et la réalité.
1858-1906 : la Chine livrée à l’opium?
La première conséquence du traité de T’ien-Tsin est le développement spectaculaire de la production d’opium chinois, amorcé dès les années 1840, mais en croissance forte à partir de 1858. Source inespérée de taxation pour l’administration impériale, la culture du pavot et l’industrie de l’opium se développent dans de nombreuses provinces, notamment dans le Sichuan et le Yunnan, qui produisent bientôt un opium presque aussi réputé que le bénarès ou le malwa, et bien meilleur marché.
Menacés dans leur suprématie, les marchands anglo- indiens répliquent en augmentant leur propre production. En 1888, leurs exportations vers la Chine atteignent leur maximum, soit 5 507 tonnes. Mais à cette date la production chinoise s’élève déjà à 13 333 tonnes par an. À la fin du siècle, la Chine produit près de 85 % de ses besoins intérieurs.
D’abord restreinte aux provinces côtières du sud-est de la Chine, l’opiomanie devient un fléau national, s’étendant jusqu’à la lointaine Mandchourie. Est-ce à dire que toute la population est touchée ? Au début du XXe siècle, le nombre de fumeurs réguliers est estimé à 20 millions de personnes, sur une population d’environ 432 millions d’habitants : à peine 5% du total.
Mais si l’on se rappelle que les femmes et les enfants ne fument pas, et que certaines régions rurales ne sont guère concernées par la mode de l’opiomanie, cela signifie qu’ailleurs, notamment au Jiangsu, au Sichuan, au Fujian et dans les grandes villes, un pourcentage important de la population masculine adulte, parfois plus de la moitié, s’adonne à l’opium.
Symptôme de la décadence nationale, la drogue est accusée de tous les maux : c’est à elle, estiment nationalistes et réformateurs, que l’on doit la pénétration étrangère, les défaites militaires, la misère du peuple ou la corruption des élites.
Le problème est bien sûr plus complexe, mais il est vrai qu’à l’aube du XXe siècle l’opiomanie est suffisamment répandue pour cristalliser toutes les inquiétudes. Plusieurs facteurs vont alors se conjuguer pour susciter enfin une réaction de la part des autorités. En premier lieu, on voit se développer en Angleterre, sous l’égide des Églises protestantes alertées par leurs missionnaires, une vigoureuse croisade anti-opium, bientôt relayée par les États-Unis.
Mais c’est surtout le désir de réformer l’empire et d’échapper à la tutelle étrangère qui provoque en Chine, le 20 septembre 1906, la publication d’un édit interdisant la consommation de l’opium. C’est la toute première étape d’un mouvement de prohibition appelé à se généraliser de par le monde. Au cours du XIXe siècle, l’Occident a en effet découvert à son tour les mirages et les dangers de ce nouveau poison.
Vidéo : Naissance d’un fléau : l’opiomanie en Asie et en Chine
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