Naissance de la cigarette
Au cours des années, le mode de consommation du tabac s’est modifie. Les armées et les guerres ont participe a ce développement: c’est la chique dans la flotte pour les marins, la pipe des grognards des armées de Napoleon.
Au xixe siècle, le tabac était déjà très répandu; la consommation se faisait surtout sous forme de pipe et de cigare; celui-ci devint une marque de promotion dans la bourgeoisie, dans la finance, témoignant de la réussite sociale du fumeur; les classes ouvrières utilisaient soit la pipe, soit le tabac a rouler, ainsi que la chique; par contre la prise nasale commença a diminuer progressivement.
En Espagne, les mendiants ramassaient les bouts de cigares et roulaient les miettes de tabac dans du papier et les fumaient sous le nom de « papaletes »; ainsi naquit la cigarette, « petit cigare » fabrique manuellement, qui fut rapportée en France par les soldats de l’armee de Napoleon; la fabrication de cette cigarette commença dans notre pays sous la monarchie de Juillet et les premières manufactures furent créées vers 1850; la première machine automatique date de 1880.
La cigarette industrielle ne se développa que lentement au début; ce sont la encore les guerres qui ont contribue a son large développement, tout particulièrement la guerre de 1914-1918, ou la cigarette avec le vin rouge faisait partie des distributions systématiques aux soldats, en particulier avant les attaques; ce fut alors le slogan célèbre: « Fumeurs de l’arrière , économiser le tabac, nos poilus en auront besoin.» En 1918, le général Pershing écrivait dans une lettre a son ministre de la défense: «Je vais vous dire ce dont nous avons besoin pour gagner cette guerre: du tabac, encore du tabac et du tabac avant même la nourriture!» II en fut de même au cours de la guerre 1939-1945.
Des l’année 1939, les cigarettes étaient toujours distribuées très largement aux soldats, de toute évidence pour calmer leur anxiété et leur angoisse. C’est a partir de ces deux guerres que la cigarette industrielle connut un développement exponentiel. Alors qu’au debut du siècle elle représentait seulement 2 % de la consommation, elle augmenta progressivement et devint, a partir des annees 1960, le mode quasi exclusif d’utilisation du tabac dans le monde. En 1945, a la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’arrivee sur le marche des cigarettes
blondes, plus douces, conduisit les fumeurs a inhaler la fumée de façon beaucoup plus importante. En France, ses ventes sont passées d’environ 50000 cigarettes par an dans les années 1870 a pris de 100 milliards un siècle plus tard.
L’utilisation de la cigarette, en quelques années, s’est banalisee. Dans les années 1960-1970, 80% des hommes fumaient a la fin du service militaire; a cette même période le tabagisme féminin, qui était reste marginal, a commence a augmenter rapidement et a rejoint maintenant chez l’adulte jeune, celui des hommes. Le tabac était alors considère comme une habitude sociale, un plaisir anodin.
Cette notion est essentielle dans l’histoire du tabagisme: d’une part, la fumée de tabac de cigarette est très largement inhalée par le frimeur, aboutissant a la diffusion massive et
rapide dans tout Porganisme de ses produits toxiques, ce qui n’etait pas le cas avec les autres modes d’utilisation; d’autre part, la nicotine est absorbée d’une fagon très importante et se retrouve très vite dans les poumons: elle passe en quelques secondes dans le cerveau, déclenchant des sensations psycho-actives remarquables. Cette arrivée rapide de la nicotine dans les centres cérébraux explique l’intensite de la dépendance induite par la cigarette; cette caractéristique est la même pour toutes les drogues, heroine, cocaine, cannabis…
L’extension massive de l’utilisation du tabac en Europe et dans le monde s’est faite d’autant plus facilement que les risques n’ont ete mis en évidence que depuis une date récente. Certes, des le milieu du xixe siecle, quelques maîtres de la médecine avaient essaye d’attirer l’attention sur les dangers de la consommation de tabac, mais ces précurseurs se heurtaient au scepticisme général et, jusqu’en 1950, la plupart des médecins se refusaient a croire a sa toxicité. A cette date, le docteur L.-P. Aujoulat, fonctionnaire au ministère de la Sante, écrivait: « Qu’on parte en guerre contre les toxicomanies majeures qui dégradent les jeunes et corrompent les sociétés modemes, bravo ! Mais la cigarette, ce plaisir innocent et universellement admis, ce tranquillisant…, cet adjuvant si commode du rêve ou de la contenance autant que du savoir-vivre. Le condamner, c’est intenter le procès des générations qui nous ont procèdes .»
Le caractère tardif de la reconnaissance des dangers du tabac peut trouver plusieurs explications:
— le délai, 20 ans et plus, entre le début de l’intoxication et la survenue des complications;
— l’augmentation de la durée de vie, qui a laisse le temps a ces complications d’apparaitre;
surtout le caractère beaucoup plus nocif de la cigarette par rapport aux autres types de consommation de tabac et son extension exponentielle depuis un siècle, avec la banalisation de son usage.
Ces cinquante derniers années sont donc caractérisées par une modification importante de l’image du tabac dans notre société. Dans les années 1950, la nocivité du tabac fut établie pour la première fois scientifiquement: Doll , en Angleterre, démontra, en étudiant minutieusement et avec persévérance tous ses dossiers cliniques, le lien entre cancer du poumon et cigarette. A la suite de ce travail, de nombreux médecins anglais cessèrent de fumer et chez eux la fréquence du cancer du poumon diminua très rapidement par rapport a ceux qui avaient continue leur intoxication. Le risque majeur que représente le tabac pour la santé publique apparut clairement a partir des années 1960 et après quelques combats d’arriere-garde menes par l’industrie du tabac, 1’ensemble de la communauté médicale intégra ce fait. La conséquence apparaissait évidente: comme fumer était très dangereux, il suffisait par l’information et 1’education sanitaire de diffuser cette notion auprès de la population, pour que celle-ci cesse rapidement cette habitude absurde et source de maladies.
Les grands noms de la médecine française se mobilisèrent. Le professeur Jean Bernard écrivait en 1970: «C’est la plus formidable épidémie a laquelle l’homme modeme ait a faire face… Le tabac fait perdre a lui seul les gains en années d’espérance de vie lies aux progrès de la médecine de ces vingt dernière années.»
Le professeur Maurice Tubiana réussissait a attirer l’attention des pouvoirs publics sur les dangers du tabac et sur la nécessite d’une politique generate de lutte contre le tabagisme. En 1975, Mme Simone Veil, alors ministre de la Sante, fit voter la première loi restreignant la publicité et mettant en place certains interdits, mesures qui furent étendues en 1991 par le ministre de la Sante, M. Claude Evin; parallèlement une poli-tique des prix fut mise en place. Mais l’application de ces lois s’avera difficile; certes, des résultats indiscutables et essentiels ont ete obtenus; la courbe de la consommation cessa de croître et commença même a décroître; cependant, cette régression est très lente et peut-etre meme moins importante que les chiffres pourraient le laisser croire. Par exemple, une augmentation trop importante et trop rapide des prix aboutit a faire réapparaître les cigarettes roulées, beaucoup moins chères, mais bien plus dangereuses ainsi que les cigarettes de contrebande utilisées surtout par les adolescents.
Les résultats sont donc encore incomplets et loin des espoirs que ces actions avaient suscitées; il faut rechercher les raisons de l’echec relatif de la politique «anti-tabac» actuelle. Certes, il ne faut pas relâcher les efforts pour éviter que l’epidemie ne se propage a nouveau, mais tout se passe comme si ces mesures generates avaient obtenu maintenant les meilleurs résultats possibles. D’une part, le tabagisme des adolescents ne redresse plus; d’autre part, il s’est progressivement constitue un «noyau dur» de fumeurs très dépendants, pour lequel l’arret est très difficile.
La cigarette n’est pas un produit de consommation comme les autres. Si la viande de boeuf est soupçonnée de pouvoir transmettre une maladie grave, en quelques semaines sa consommation s’effondre. Depuis plus de trente ans, on sait que le tabagisme peut constituer un risque mortel et cependant le nombre de fumeurs ne diminue que très lente- ment et chaque jour, de nouveaux adolescents commencent a fumer. Le tabac, et singulièrement la cigarette, constitue pour certains une véritable drogue, licite et sans troubles apparents, mais dont la consommation a néanmoins toutes les caractéristiques d’une dependance. La méconnaissance de la nature réelle du «tabagisme » a eu un certain nombre de conséquences négatives:
— les fumeurs dépendants, insensibles a toutes les cam- pagnes « anti-tabac », se sont sentis agresses et culpabilités;
— ces campagnes ont genere parfois des conflits entre fumeurs et non-fumeurs;
— enfin les moyens d’aide efficace n’ont ete que très tardivement étudies et mis en place; ces fumeurs dépendants sont les proies et les victimes des méthodes empiriques et charla- tanesques.
En fait, il faut revenir aux sources! II est remarquable de noter que chez les Indiens d’Amerique et en Europe des les xvne et xvme siècles, on connaissait parfaitement toutes les sensations agréables et positives résultant de l’utilisation du tabac sous toutes ses formes. Les textes sont innombrables ou les agréments du cigare, de la pipe puis de la cigarette sont décrits de façon précise et souvent poétique:
• le plaisir, la détente,
• l’action contre l’anxiete et l’angoisse,
• la stimulation intellectuelle,
• l’effet coupe-faim.
Ainsi, George Sand écrivait: « Le cigare endort la douleur, distrait l’inaction, nous fait l’oisivete douce et légère et peuple notre solitude.» Alphonse Daudet remarquait: «J’ai fume beaucoup en travaillant et plus je fumais, mieux je travaillais…»
Dans un livre publie en 1875, L’Hygiene des fumeurs, Lemercier de Neuville10 fait l’apologie de la pipe et du cigare en décrivant, avec de nombreux détails, exemples et dithyrambes a l’appui, tous les agrements et bénéfices qu’ils apportent:
« Notre cerveau s’exalte et secoue sa torpeur habituelle; un bien-être immense s’empare de nous, nos douleurs physiques sont engourdies, nos douleurs morales endormies, les difficultés de la science s’aplanissent… la fumée du tabac engourdit la faim et apaise les tiraillements d’estomac… Les explorateurs voyageant dans des lieux déserts, apres avoir mâche du tabac, ne ressentaient ni lassitude, ni envie de manger. En fumant, vous croyez au bonheur.»
Oscar Wilde, dans Le Portrait de Dorian Gray, fait dire a l’un de ses personnages: «Une cigarette est le modèle du parfait plaisir; il est intense, mais il vous laisse inassouvi.»
Tres curieusement, a partir du moment ou les dangers majeurs furent mis en évidence, ces « bienfaits »furent oublies, peut-etre parce qu’ils sont différents avec la cigarette ou surtout parce que celle-ci conduit rapidement a l’augmentation de la consommation et a l’apparition du besoin. Le fumeur est alors oblige de fumer, non plus pour obtenir des sensations agréables, mais pour calmer la sensation très désagréable de manque! L’etude du mécanisme des dépendances psychiques et physiques va permettre de comprendre cette évolution.
On a donc pense qu’il suffisait de dire aux fumeurs: «c’est dangereux», pour que la consommation baisse rapidement. Nous avons vu qu’il n’en est rien: e’est le defiactuel. Si l’on veut lutter efficacement contre le tabagisme, il faut tout d’abord en chercher les causes, déterminer les raisons pour lesquelles les adolescents qui ont commence a fumer augmentent rapidement leur consommation et aussi celles pour lesquelles chaque fumeur reste « accroche» a ses cigarettes; elles sont multiples et variables d’un sujet a l’autre. La recherche cli- nique et biologique est le temps initial indispensable; elle a « pour dessein actuel de connaître et comprendre nos maux. II ne faut pas se hater vers les conclusions avant d’en avoir les prémisses. La politique de prévention est une politique d’espoir. C’est charlatanerie de décider d’une prevention avant d’en avoir découvert les moyens efficaces ».»
Les données de base étant acquises, des actions de prévention pourront alors être mises en place avec davantage de chances et d’efficacite. Il deviendra maintenant possible de mieux aider les fumeurs en évitant cette sensation de manque et en proposant des substituts et des compensations a tous les avantages, agréments et gratifications a jamais perdus…