Les vingt-cinq heures d'une journée
Après avoir examiné le rythme des stades du sommeil dans toute sa complexité, nous pouvons à présent en venir au rythme du sommeil et de la veille. Bien que les adultes aient tendance à considérer la régularité de notre sommeil comme un fait acquis, ce n’est pas le cas pendant nos premières années. La naissance d’un bébé au sein d’une famille ne s’accompagne pas seulement de sentiments de joie et de satisfaction, elle s’accompagne aussi d’une assez longue période de changement des habitudes de sommeil des heureux parents. Ils sont astreints à renoncer à leur nuit coutu- mière de sommeil ininterrompu et doivent s’éveiller toutes les trois ou quatre heures pour satisfaire les besoins du nouvel arrivant. Les habitudes de sommeil des nourrissons donnent matière à bon nombre des conversations que l’on peut entendre dans les salles d’attente des pédiatres et dans les services des naissances des hôpitaux. On y rencontre des parents totalement épuisés, plus particulièrement ceux qui viennent de célébrer la naissance de leur premier enfant et qui ont renoncé à l’espoir de voir celui-ci adopter un jour un rythme de sommeil plus conforme aux habitudes normales. Ils appellent les grands-parents à la rescousse et décampent dans le premier hôtel venu pour une nuit ou deux de sommeil, afin de recharger leurs batteries à plat. Mais, tôt ou tard, tout bébé, ou presque, finit par se conformer aux désirs de ses parents : il finit par dormir la nuit et rester éveillé le jour. Chez beaucoup de Nouveau-nés, ce processus d’adaptation au monde extérieur est progressif et prend place au cours des six premiers mois de la vie. Pendant le premier mois, le nouveau-né se réveille toutes les quatre heures, et des parents et des pédiatres conseillent d’accompagner ce rythme en nourrissant l’enfant toutes les quatre heures, ce qui correspondrait au rythme « naturel » de son sommeil. Mais le nombre des réveils nocturnes décroît progressivement de deux ou trois par nuit à un ou deux, et le nombre des périodes de sommeil pendant la journée diminue en même temps. À six mois environ, au grand soulagement des parents, le bébé commence à « faire ses bruits », et le rythme sommeil-veille se stabilise à vingt-quatre heures.
L’enfant acquiert-il ces habitudes du fait de son environnement, ou bien le rythme sommeil-veille est-il contrôlé également par une « horloge biologique » interne ? L’un des premiers chercheurs à avoir examiné cette question fut Nathaniel Kleitman, qui pensait que le rythme sommeil-veille était le résultat d’un apprentissage. Afin de comprendre le développement de ce rythme chez le nourrisson, Kleitman enregistra le sommeil de nouveau-nés qui étaient laissés libres de s’endormir quand ils le désiraient. Il leur permit de s’endormir et de se réveiller naturellement, et d’être nourris quand ils manifestaient leur appétit par des pleurs ou une plus grande agitation. Le livre de Kleitman Sleep and Wakefulness [le sommeil et la veille], publié pour la première fois en 1939 et réédité en 1963, résumait toutes les connaissances de l’époque sur le sommeil, mobilisant plus de quatre mille références scient- fliques. La couverture de la seconde édition présente fidèlement le diagramme du rythme quotidien de sommeil de l’un des sujets ce Kleitman. Comme le montre l’illustration, les périodes de sommeil nocturne s’allongent tandis que diminuent les périodes ce sommeil diurne à partir du quatrième mois de la vie du nourrisson. Mais quiconque est pourvu d’un sens de l’observation plus aigu remarquera, en outre, des lignes en diagonale qui indiquent le déplacement permanent des heures de réveil d’un jour à l’autre. Si !e nourrisson s’est éveillé et a été nourri à deux heures du matin le premier jour, le deuxième jour, il s’est éveillé à deux heures et quart, ’e jour suivant à deux heures et demie, et ainsi de suite. Ces tracés en diagonale peuvent être mis en évidence plus clairement si l’on double la feuille d’enregistrement. Kleitman lui-même les avait remarqués, et il les attribuait aux cycles de la lune. De longues années après la publication de ce livre, ces « voies lactées » n’avaient toujours pas attiré l’attention des chercheurs. C’est seulement après que les caractéristiques de l’horloge biologique qui contrôle l’alternance veille-sommeil eurent été éclaircies que ce phénomène reçut une explication. Pendant les premiers mois de la vie, le sommeil et la veille sont contrôlés par l’horloge biologique, dont la périodicité n’est pas un multiple de vingt-quatre heures — en d’autres termes, la durée du cycle n’est pas de trois, quatre ou six heures. Si, par exemple, le nourrisson a un cycle de trois heures et demie et s’éveille tel jour à sept heures, il s’éveillera à sept heures et demie le lendemain, à huit heures le surlendemain, et ainsi de suite. De même, il y aura un décalage dans l’endormissement et l’éveil d’une demi-heure pour chaque période de sommeil, et c’est ce phénomène qui apparaît sur l’enregistrement sous la forme de lignes obliques.
Blêmie Webb et moi-même avons mené une étude semblable à celle de Kleitman. Nous avons examiné la consolidation du rythme sommeil-veille sur un vaste échantillon de nourrissons, auxquels avait été concédée la même liberté qu’aux bébés étudiés par Kleitman : liberté de s’endormir et de s’éveiller quand ils le voulaient. Au départ, nous redoutions de ne pas trouver beaucoup de mères disposées à participer à l’expérience, mais cette crainte fut rapidement dissipée. Il apparut bientôt que beaucoup de mères étaient volontaires et prêtes à collaborer avec enthousiasme à nos recherches ; certaines d’entre elles affirmèrent même que la liberté de sommeil et de veille donnée à leurs bébés leur rendait la vie beaucoup plus facile. Ces mères effectuèrent un enregistrement précis de toutes les périodes de sommeil de leurs bébés, ainsi que des périodes d’allaitement, sur une période d’au moins deux mois. En analysant les résultats, nous trouvâmes que leur rythme veille- sommeil était très semblable à celui reproduit sur la couverture du livre de Kleitman. Aucun des bébés qui participaient à l’enquête n’avait un rythme de quatre heures, mais chaque fois un rythme légèrement inférieur ou supérieur (trois heures et demie ou quatre heures et demie). Certaines des mamans l’avaient remarquée et parvenaient même à planifier l’emploi du temps quotidien en fonction de leurs prévisions des heures de sommeil et d’allaitement de leur enfant. Deux changements majeurs surviennent dans le rythme veille- sommeil pendant la première année de vie du nourrisson. Une Vpériode de sommeil unique et continue et une période d’éveil continue commencent progressivement à émerger, en même temps que se développe une coordination plus grande entre le rythme veille-sommeil et les exigences de l’environnement extérieur. La rapidité de ces changements diffère d’un bébé à l’autre. Dans notre étude, nous décelâmes d’importantes disparités concernant l’âge dictées par l’environnement en l’espace de deux ou trois mois, d’autres n’y sont toujours pas parvenus à la fin de la première année. Notre expérience dans le traitement des troubles du sommeil chez les nourrissons nous apprend qu’un faible nombre d’entre eux ne s’est toujours pas adapté à l’âge de deux ou trois ans. Nous verrons plus tard quelles thérapies peuvent être entreprises dans le cas de ces obstinés jeunes gens. Quelle est donc la raison de ce rythme veille-sommeil chez le nourrisson — rythme qui n’est pas un multiple de vingt-quatre heures ? L’« horloge du sommeil » de l’adulte peut-elle n’être pas me horloge de vingt-quatre heures ? Les caractéristiques de cette horloge du sommeil doivent être étudiées indépendamment de tous ’es facteurs environnementaux qui régulent notre temps. En vingt- quatre heures, nous sommes soumis à d’innombrables stimuli. La sonnerie impérieuse du réveil nous tire du sommeil le matin, conscients du fait que, si nous ne nous levons pas, nous serons en retard à l’école ou au travail. La sonnerie de l’école ou la sirène de [usine annonce le début du travail, l’heure du déjeuner, les différentes pauses, ainsi que la fin de la journée. Beaucoup de gens qui s’endorment devant la télévision décrivent leur assoupissement comme une réponse réflexe à un certain nombre de stimuli liés à ‘.à position assise et à la musique familière du générique des informations. Certains affirment qu’ils s’éveillent le matin « exactement une minute avant le déclenchement de la sonnerie du réveil », selon une habitude contractée au fil des années.
Comme nous l’enseigne l’activité accrue des ondes cérébrales, grâce au biofeedback, il n’est pas surprenant que nous puissions apprendre à nous endormir et à nous éveiller à des heures bien définies. Mais nos habitudes en matière de sommeil sont-elles uniquement acquises par l’apprentissage et le conditionnement ? Si c’est le cas, pourquoi nous est-il si difficile de nous conformer à de nouvelles habitudes, comme lorsque nous subissons des décalages horaires ou sommes obligés de travailler la nuit et de dormir le jour ? Le seul moyen de retracer l’origine du rythme veille-sommeil consiste à isoler des sujets du monde extérieur et à examiner de quelle manière ils organisent leur temps de veille et de sommeil. Dans un environnement entièrement libre de toute contrainte horaire, comme on le désigne dans la littérature scientifique, les sujets décident tout à fait librement de l’heure à laquelle ils se couchent, de la durée de leur sommeil et de l’heure du réveil. Pendant une durée limitée, ils jouissent d’une totale indépendance ; ils ne sont plus soumis à la tyrannie du réveil, des calendriers, des emplois du temps, mais deviennent « maîtres du temps ». Ils décident à quel moment allumer la lumière et créer le jour, à quel moment l’éteindre et créer la nuit. Le sommeil dans un environnement affranchi des contraintes temporelles Les premières études consacrées aux effets de la disparition des « signaux temporels » sur le rythme veille-sommeil ont été effectuées grâce à l’isolement de sujets dans des cavernes. On pouvait dans ces endroits faire entièrement abstraction des effets de l’alternance du jour et de la nuit, des variations afférentes de la température et de l’humidité, et de l’importante quantité de stimuli sociaux auxquels l’être humain est exposé quotidiennement, en vingt-quatre heures. Pour la première fois, l’étude du sommeil d’un sujet était menée à travers la notation des heures d’endormissement et de réveil, en même temps que des changements survenant chaque jour dans la température du corps, la tension artérielle et la vitesse du pouls. Les sujets étaient isolés pendant des périodes allant de quelques semaines à plusieurs mois, pendant lesquelles ils ne recevaient aucune information concernant la succession du jour et de la nuit hors de la caverne. Bien que l’on pût imaginer qu’il y aurait des différences entre le rythme veille-sommeil dans cette situation d’isolement et dans un environnement naturel, le changement fut extrêmement surprenant. Le rythme veille-sommeil des sujets isolés se maintenait, mais la durée du cycle — l’intervalle entre une période de sommeil et la suivante — était toujours plus longue que vingt-quatre heures, et ce cycle plus long variait d’un sujet à l’autre. Chez les uns, le cycle s’allongeait jusqu’à vingt-cinq heures, chez les autres il pouvait atteindre vingt-sept ou vingt-huit heures, et même davantage. Puisque le soleil se lève toutes les vingt-quatre heures environ, une personne dont le cycle de sommeil est de vingt-sept heures diffère son endormissement de trois heures chaque jour géophysique. Ainsi, en admettant qu’elle décide le premier jour d’aller se coucher à minuit, elle se couchera à trois heures du matin le lendemain, à six heures le jour suivant et à neuf heures le jour d’après. Huit Cycles veille-sommeil plus tard, elle reviendra à son point de départ et ira se coucher, de nouveau, à minuit. Cette variation des heures de coucher et de lever est semblable à celle observée chez les nourrissons qui avaient été laissés entièrement libres de décider eux- mêmes les heures de sommeil et de repas. Ce rythme, qui est indépendant de l’environnement extérieur, et qui est décalé par rapport au rythme de vingt-quatre heures qui définit un jour, est appelé « rythme circadien » (du latin circa, qui signifie environ, et dies, le dut) — ce qui signifie donc rythme d’environ un jour. Propos de l’allongement du rythme veille-sommeil dans la situation de complet isolement. Des gens qui acceptent volontairement d’être isolés du monde pendant des semaines, voire des mois, ne sont probablement pas des gens ordinaires : ainsi, la première expérience ne comprenait que quelques sujets, dont certains avaient déjà participé à plusieurs autres études. Le plus célèbre d’entre eux était Michel Siffre, un spéléologue français qui passa quelque temps à une profondeur d’environ trente mètres sous la surface du sol, dans la caverne Midnight, au Texas. Il entra dans la caverne le 14 février, muni d’électrodes reliées à son corps pour enregistrer les paramètres physiologiques nécessaires pour déterminer les différents types de sommeil, et il y resta cent jours consécutifs. Son rythme veille-sommeil s’allongea jusqu’à vingt-six heures, bien que la durée de son cycle eût varié pendant son isolement, parfois considérablement, atteignant des « journées » de trente ou trente-deux heures. Siffre a témoigné des expériences qu’il a vécues pendant ces longues périodes d’isolement dans son livre Hors du temps.
De nombreuses autres découvertes se sont accumulées ces dernières années qui ont permis d’accréditer la thèse selon laquelle l’allongement du rythme veille-sommeil existe chez l’être humain et est l’expression de la caractéristique fondamentale de l’horloge biologique qui contrôle le sommeil. Depuis les années soixante-dix, au moins une centaine de personnes ont été isolées dans des environnements affranchis des contraintes temporelles avec des résultats identiques : presque immédiatement, à partir du premier jour d’isolement, leur rythme sommeil-veille s’est allongé au-delà de vingt-quatre heures.
Une grande partie des études sur le rythme sommeil-veille dans un environnement « affranchi du temps » ont été menées dans une petite tour pittoresque située en Allemagne et appelée Erling- Andachs, dont le hasard a voulu qu’elle fût célèbre aussi pour sa brasserie. C’est là que le physiologie allemand Jürgen Aschoff a fondé un institut pour l’étude des « horloges biologiques » qui était, jusqu’à sa fermeture à la fin des années quatre-vingt, le lieu de destination de pèlerinages effectués par les chercheurs spécialistes du sommeil du monde entier. Aschoff, lui aussi, a commencé sa recherche sur les rythmes biologiques purement par hasard. Etudiant, il avait effectué une recherche sur les mécanismes de résistance humaine au froid ; tandis que ses expériences se prolongeaient, il se mit à observer plus attentivement les changements
quotidiens qui survenaient dans la température du corps, et qui n’étaient pas liés aux conditions de l’expérience. En cherchant à comprendre ces variations spontanées de la température du corps, il parcourut toute la littérature physiologique sur le sujet, mais demeura incapable de leur découvrir une explication plausible. Dans les livres qui consacraient quelques lignes aux changements périodiques de la température du corps, il découvrit un différend entre ceux qui affirmaient que l’origine de ce rythme était interne et ceux qui soutenaient qu’elle était externe. Après avoir lu tout ce qu’il avait pu se procurer sur les « horloges biologiques », il en conclut qu’il ne pouvait y avoir qu’une seule vérification possible de l’existence d’un rythme interne qui soit indépendant de l’environnement extérieur. Si, dans des conditions constantes, ce rythme ne subissait aucune modification, même si la périodicité du cycle excédait les vingt-quatre heures, il ne pouvait y avoir aucun doute sur la conclusion à tirer de l’expérience : l’environnement n’avait aucun effet sur l’horloge biologique. C’est ce qui le conduisit à isoler des animaux et à les soustraire à l’alternance du jour et de la nuit afin d’étudier leur rythme activité-repos.
Aschoff et ses collègues se livrèrent à leurs premières expériences sur des hommes en 1962. Elles furent suivies de plus de deux cents expériences semblables menées dans l’institut, dans des quartiers d’habitation souterrains construits spécialement à cette fin.
Ces petits appartements étaient entièrement équipés pour des longs séjours dans des conditions d’isolement total vis-à-vis de l’environnement extérieur : l’un d’entre eux était même isolé du champ magnétique terrestre. Chaque appartement permettait de loger des groupes de sujets en état d’isolement, afin d’examiner l’influence mutuelle entre des hommes sur leur rythme veille-sommeil. Seulement sept des deux cent trente-deux sujets qui participèrent aux études d’Erling-Andachs renoncèrent à poursuivre l’expérience avant son terme, et, parmi ceux-ci, trois seulement motivèrent cette demande d’interruption par l’incapacité où ils se trouvaient de supporter plus longtemps leur état d’isolement. À la fin de la période d’isolement, beaucoup de sujets se portèrent volontaires pour d’autres études, ce qui donne une indication du fait que leur isolement ne leur avait pas été nuisible.
Au cours de mes études à l’Université de Floride, je participai à l une des premières études effectuées aux États-Unis sur le rythme veille-sommeil en état d’isolement. L’année où j’intégrai l’équipe de recherche de Bemie Webb en qualité d’assistant, il étudiait le rythme du sommeil dans un environnement soustrait aux contraintes du temps. A la différence des expériences où l’équipe de chercheurs se servait de détecteurs souterrains et des notations journalières des sujets pour retracer leurs comportements, l’étude menée en Floride utilisait un enregistrement continu des ondes du cerveau, des mouvements oculaires et du tonus musculaire pendant toute la période d’isolement. Comme on trouvait peu de cavernes dans l’État de Floride, les sujets restèrent dans des chambres complètement insonorisées et isolées de l’environnement extérieur. Chaque chambre était équipée d’un coin cuisine, de toilettes chimiques et d’un lavabo. Les sujets communiquaient avec les chercheurs qui supervisaient l’expérience depuis la salle de contrôle où se trouvaient les appareils d’enregistrement par l’intermédiaire de notes écrites. Ils commandaient leur petit déjeuner, leur déjeuner ou leur dîner au moment où ils avaient faim, et un restaurant proche du campus était vingt-quatre heures sur vingt-quatre en « état d’alerte » pour leur livrer leurs repas à toute heure du jour ou de la nuit.
Je me souviens que, pendant le stage préparatoire, j’exprimai de sérieux doutes quant à la possibilité de trouver des sujets disposés à accepter un séjour d’« au moins un mois » dans une sorte de cellule ne mesurant pas plus de quatorze mètres carrés. A ma grande surprise, quand l’expérience et ses conditions furent annoncées dans le bulletin du campus, le téléphone du laboratoire ne cessa pas de sonner. L’expérience, qui était prévue pour douze sujets, attira une quantité considérable d’étudiants volontaires qui firent la queue devant le laboratoire en essayant de persuader le professeur Webb de les accepter. La sélection sur dossier et les entretiens révélèrent que tous les candidats étaient parfaitement normaux, et n’appartenaient pas à un groupe de reclus bizarres. Comme on s’y attendait, après une ou deux périodes de sommeil, chacun des sujets glissa progressivement vers un cycle veille- sommeil supérieur à vingt-quatre heures.
Une autre question à laquelle l’étude était censée répondre était la suivante : l’allongement du rythme veille-sommeil dans des conditions d’isolement était-il dû à un changement dans l’équilibre de l’énergie du sujet ? Puisque la pièce d’isolement n’offrait aucune possibilité de pratiquer un intense exercice physique, on constatation une chute importante de l’activité physique du sujet, et celle-ci : aurait pu éventuellement affecter son horloge biologique. On demanda donc à la moitié des sujets de se livrer à une activité physique vigoureuse sur des vélos d’appartement, de telle sorte que leur dépense énergétique quotidienne fût semblable à celle d’une journée moyenne de travail. Leur rythme veille-sommeil ne présenta pas de différences significatives par rapport à celui des sujets auxquels on n’avait pas demandé d’accomplir des activités physiques supplémentaires. Le rythme était plus long dans des proportions semblables dans les deux groupes, invalidant l’explication par la dépense d’énergie. Au cours de ce programme de recherche, ma participation était plus particulièrement centrée sur un autre phénomène qui avait intrigué de nombreux savants : le changement qui affectait la perception du temps chez les sujets isolés. Dans toutes les études où des patients étaient soustraits au monde environnant et placés dans un lieu affranchi des contraintes du temps, les sujets en venaient progressivement à sous-estimer la durée de l’expérience. Quand ils émergeaient d’un mois d’isolement, ils étaient convaincus invariablement que trois semaines s’étaient écoulées depuis son commencement. Au fur et à mesure que s’allongeait la périodicité du cycle veille-sommeil, le temps « perdu » pendant l’isolement s’accroissait. Mon travail consistait à effectuer un examen suivi de la perception du temps chez les sujets. Périodiquement, toutes les quelques heures, on leur demandait de nous communiquer une note comportant leur estimation de l’heure et du jour de la semaine où nous nous trouvions. On leur demandait également de fournir une estimation de l’heure qu’il était quand ils allaient au lit, et le matin, au réveil. Chaque jour, ils étaient priés également de juger de périodes de temps inférieures à quelques minutes. Pour éviter de leur fournir le moindre signal régulier leur permettant de se repérer dans le temps, ces tâches à accomplir étaient données à des intervalles variables. L’analyse des résultats montra que les sujets étaient totalement inconscients du changement qui s’effectuait dans leur rythme veille-sommeil. Certains, qui éteignaient la lumière pour s’endormir aux premières heures de l’aube ou en plein jour, jugeaient qu’il était « environ minuit », heure à laquelle ils étaient habitués à se coucher dans leur environnement quotidien. Quand ils se réveillaient, quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit, ils estimaient qu’il était « sept heures environ », heure à laquelle ils étaient habitués à se lever. Cependant, quand on leur demandait de donner une estimation de périodes de temps très courtes, on ne pouvait relever aucun changement significatif dans leur capacité de le faire. Pourquoi, dès lors, leur appréciation du temps passé en situation d’isolement était-elle si erronée ? La réponse résidait dans leur confiance vis-à-vis de leurs habitudes antérieures pour juger de l’heure du jour. Quand un sujet décidait d’aller au lit à six heures du matin, et qu’il était convaincu qu’il était minuit, il se trompait de six heures, et ces erreurs s’additionnaient au fur et à mesure que se prolongeait la période d’isolement et que s’allongeait le rythme veille-sommeil. C’est pourquoi des sujets dont la durée du cycle était de vingt-sept ou vingt-huit heures et qui passaient un mois environ en état d’isolement perdaient au bout du compte environ une semaine, simplement parce qu’ils étaient inconscients du changement qui s’opérait dans leurs habitudes.
La conclusion des nombreuses études menées dans des environnements soustraits au temps ordinaire est que la source du rythme veille-sommeil est le système nerveux : ce rythme n’est pas appris et n’est pas non plus affecté par l’environnement extérieur. Puisque le jour « biologique » est si différent du jour « géophysique », les deux horloges, l’horloge corporelle et l’horloge solaire, doivent être synchronisées.