Les troubles de la durée du sommeil
Dans le chapitre consacré aux rythmes veille-sommeil, j’ai décrit le cas d’un étudiant dont le rythme veille-sommeil durait plus de vingt-quatre heures et qui, en conséquence, ne pouvait pas suivre un emploi du temps « normal ». Ce cas témoigne d’un trouble possible de la durée du sommeil : l’horloge biologique travaille indépendamment de Y environnement extérieur, ce qui îait que e patient va se coucher de plus en plus tard chaque iour. Bien que ce trouble soit extrêmement rare, de semblables cas indiquent que le sommeil normal requiert une coordination précise entre l’horloge biologique qui contrôle le sommeil et l’horloge cosmique. Quand cette coordination est perturbée, et que le cycle cosmique de la lumière et de l’obscurité n’entraîne plus la déviation quotidienne de l’horloge biologique endogène, la vie des patients est plongée dans le chaos. Aussi longtemps que leur horloge leur commande de dormir la nuit, ils parviennent à garder un emploi du temps normal. Mais, quelques jours plus tard, quand l’horloge leur ordonne de dormir pendant la journée, leur emploi du temps est entièrement bouleversé et échappe à tout contrôle. Si la durée de leur cycle était toujours identique par exemple de vingt-cinq heures leur sommeil serait chaque jour différé d’une heure, et il serait alors possible d’établir un emploi du temps qui tienne compte de leur horloge « personnelle ». Par exemple, ils pourraient ne prendre des rendez-vous importants que pendant les jours du mois
dont les heures de veille correspondraient aux heures de la journée. Mais la majorité des gens qui souffrent de ce genre de trouble ne possède pas un cycle veille-sommeil constant ; bien plus, celui-ci peut changer tout à coup sans raison apparente. Cela interdit, bien entendu, de planifier le moindre emploi du temps.
Une perte totale de coordination entre l’environnement extérieur et l’horloge biologique est extrêmement rare. Sur un total de plus de quinze mille personnes qui ont été examinées au Technion Sleep Laboratoiy, quelques-unes d’entre elles seulement avaient des cycles veille-sommeil de plus de vingt-quatre heures. Deux d’entre elles étaient des aveugles, parmi lesquels ces troubles de la durée du sommeil sont particulièrement fréquents. Comme nous l’avons vu, l’alternance de la lumière et de l’obscurité dans l’environnement est le facteur principal de l’accord de l’horloge biologique avec le jour géophysique. En perdant la possibilité d’expérimenter les changements de la lumière, l’horloge biologique est susceptible d’« échapper » aux contraintes des rythmes environnementaux.
Le plus fréquent de tous les troubles liés à la durée du sommeil est une déviation permanente de la phase de sommeil par rapport au jour géophysique. Les gens qui souffrent de ce syndrome sont des « noctambules » invétérés et radicaux. Avoir les habitudes de sommeil d’un hibou n’est pas, en soi-même, un problème, mais lorsque la coordination entre l’horloge biologique et l’environnement est perdue, il en résulte de graves dysfonctionnements. Le signe le plus patent du syndrome de la phase de sommeil différée (idelayed sleep phase syndrome), comme l’appelle la littérature scientifique, réside dans la manière dont les patients décrivent leurs symptômes. Ils disent qu’ils sont incapables de trouver le sommeil avant les premières heures du jour; une fois qu’ils se sont endormis, ils dorment sans être dérangés mais n’arrivent pas à se réveiller avant midi. À la différence des patients qui souffrent d’insomnie situationnelle ou chronique, et que l’on peut soigner à l’aide de somnifères, les cas de sommeil différé ne peuvent pas être traités au moyen de médicaments. La seule manière de combattre cette affection est d’attendre patiemment l’ouverture de la «porte du sommeil », qui ne se produit, le plus souvent, qu’au coucher du soleil.
Jusqu’à ce livre, nous avons effectué des tests sur plus de cent personnes qui souffraient du syndrome de la phase de sommeil différée au laboratoire de sommeil. Nous avons découvert plusieurs
traits qui étaient communs à tous ces cas. Les uns s’efforçaient de combattre ce syndrome en cherchant un métier qui leur permît de vivre une vie normale d’oiseau de nuit. Une femme, par exemple, était propriétaire d’un bar qui restait ouvert jusqu’au petit matin. Un autre patient avait toujours effectué des services de nuit et dormait le jour. Leur problème ne se manifesta vraiment que quand ils prirent leur retraite et voulurent se réveiller le matin comme tout le monde. Et, en effet, l’une des plaintes les plus fréquentes chez ces patients — parfois même plus grave que le problème de ne pas pouvoir s’endormir — était l’impossibilité de se réveiller à une heure normale. Des gens qui n’arrivent pas à se réveiller avant seize heures trouvent difficile de vivre dans une société où les heures de travail normales vont de huit ou neuf heures à dix-sept heures.
Un autre trait commun aux victimes du syndrome de la phase de sommeil différée est l’âge auquel le trouble en question fait son apparition pour la première fois. Les patients disent qu’ils ont « toujours » eu ce problème pour s’endormir et se réveiller. Quelques-uns affirment même qu’ils se rappellent avoir eu, enfants, les mêmes difficultés à s’endormir. Dans certains cas, les parents ou d’autres membres de la famille confirment ces souvenirs. Une mère racontait qu’elle allait se promener avec son fils âgé de trois ans à des « heures bizarres » : une ou deux heures du matin ; elle n’avait jamais réussi à le faire dormir avant trois heures du matin. Mais son principal problème avait été le regard soupçonneux des voisins !
En règle générale, les personnes chez lesquelles on diagnostique un syndrome de la phase de sommeil différée sont plus jeunes que celles qui souffrent d’insomnie, ou qui ont des antécédents psychiatriques. Avant d’échouer au laboratoire de sommeil, elles ont souvent essayé toutes sortes de traitements, la plupart du temps sans succès. Un autre trait commun à ces patients est que certains d’entre eux ont souffert de désordres comportementaux exigeant un traitement psychiatrique. D’après moi, dans certains cas au moins, les troubles comportementaux s’enracinent dans le trouble du sommeil. Des gens dont les heures de sommeil sont à l’opposé de celles des gens qui les entourent depuis leur enfance, et dont les efforts pour modifier cette situation ont échoué, éprouvent un état de constante frustration. Une telle situation a été admirablement décrite par l’un de nos jeunes patients. Il nous a raconté qu’il n’arrivait jamais à l’heure à l’école ; à titre de punition, on l’avait obligé
à se présenter dans le bureau du directeur une demi-heure plus tôt — ce qui était, évidemment, impossible pour lui. À partir de là, le chemin était court qui conduisait au renvoi de l’école, et il avait été placé dans un établissement spécialisé. Ce jeune homme, que l’armée avait refusé d’enrôler à cause de ses troubles du sommeil et du comportement, fut soigné avec grand succès dans notre laboratoire. En quelques mois, il parvint à rattraper le retard qu’il avait pris à l’école et put intégrer l’armée. Cette réussite fut pour nous extrêmement gratifiante.
Nous n’avons pas de renseignements sur le nombre exact des personnes souffrant du syndrome de la phase de sommeil différée, mais le fait que le grand public ignore ce syndrome les plonge dans un conflit frustrant avec la société. Ceux qui s’endorment aussitôt que leur tête se pose sur l’oreiller ont des difficultés à comprendre qu’il y ait des gens pour qui s’endormir ou se réveiller à l’heure soit impossible. J’ai fait l’expérience de cette attitude égocentrique à de nombreuses reprises dans le laboratoire de sommeil quand j’ai reçu en consultation des couples mariés. La plupart du temps, la femme souffre d’insomnie, et son mari nous demande de lui expliquer qu’« elle se fait seulement des idées à propos de son manque de sommeil ». Il nous fournit, alors, les raisons de son « diagnostic » : « Il est tout simplement impossible que quelqu’un qui veut vraiment dormir n’y parvienne pas. » Il est, dès lors, facile de comprendre la frustration de parents dont l’enfant n’arrive pas à se réveiller à l’heure pour aller à l’école, mais n’est pas prêt non plus à s’endormir avant les premières heures du jour. Dans presque tous les cas, l’explication que donnent ces parents d’un comportement aussi « étrange » de leur enfant est son attitude à l’égard des études, d’eux-mêmes ou de la vie en général. Le fait de punir l’enfant ou d’exiger de lui qu’il se réveille à l’heure à tout prix ne sert le plus souvent qu’à aggraver le problème ; on en vient alors à soumettre l’enfant à un traitement psychiatrique, avec ces inévitables stigmates, auxquels il est pratiquement impossible d’échapper plus tard.
Il est donc recommandé de prêter attention, dès le plus jeune âge, à toute déviation des habitudes de sommeil des enfants. S’ils ont du mal à se réveiller le matin, et s’ils ne parviennent pas à s’endormir avant les premières heures du jour, il ne faut pas attribuer ces symptômes à des caprices, à de la paresse ou à de la désobéissance. Il faut examiner l’enfant pour déceler l’existence éventuelle
d’un trouble du sommeil. Demander à tout le monde de se réveiller à six heures du matin frais et dispos, prêt à accueillir ce nouveau matin avec le sourire est à peu près aussi logique que d’exiger de tout un chacun qu’il dorme huit heures et pas une minute de moins. Notre expérience des deux dernières années nous a montré que les personnes qui commençaient à tenir compte de l’existence du syndrome de la phase du sommeil différée étaient les directeurs d’établissements scolaires et les enseignants. Les enfants qui éprouvent des problèmes chroniques à se réveiller le matin peuvent avoir une horloge corporelle qui n’est pas adaptée aux exigences de leur environnement.
Qu’en est-il du syndrome de la phase de sommeil avancée — autrement dit, d’une déviation de la coordination entre l’horlogebiologique et l’alternance du jour et de la nuit, déviation qui avance l’heure du sommeil ? On pourrait s’attendre que le syndrome de la phase de sommeil avancée soit aussi répandu que le syndrome symétrique, mais ce n’est pas le cas. Les patients qui souffraient de ce syndrome et qui sont venus nous consulter au laboratoire avaient des symptômes analogues : ils devaient aller se coucher tôt dans la soirée, vers dix-neuf heures, et s’éveillaient reposés et prêts à affronter une nouvelle journée « au milieu de la nuit » — à deux ou trois heures du matin —, après avoir dormi sept ou huit heures. L’un d’eux ne demanda même aucun traitement ; il n’était venu que pour obtenir un contrôle médical lui certifiant qu’il ne souffrait d’aucun trouble mental. Il demanda une attestation par écrit à l’intention de sa femme qui refusait d’admettre ses étranges habitudes de sommeil. Plus important : sa phase de sommeil avancée affectait leur vie sociale, puisqu’il était incapable de rester éveillé lors des dîners ou des soirées auxquels ils étaient invités. Une autre fois, une femme âgée d’environ quarante ans vint au laboratoire de sommeil à la suite de tensions qui étaient apparues avec son mari à cause de ses habitudes de sommeil inhabituelles. Dans ce cas, le conflit était assez sérieux pour que nous tentions d’intervenir et de modifier ces habitudes.
Nous ne possédons aucune explication convaincante des raisons pour lesquelles le nombre des patients atteint du syndrome de la phase de sommeil avancée est aussi réduit, mais, comme nous l’avons vu, la tendance naturelle de l’horloge biologique est de différer l’heure du sommeil, et non pas de l’avancer. Il est donc raisonnable de penser que, si la coordination entre l’horloge biolo gique et l’environnement externe est perturbée, cela doit se traduire par un retard du moment de l’endormissement, et non pas par une avance. Comme nous le verrons, cette caractéristique a été exploitée à bon escient par des médecins.