Les somnifères
Les drogues destinées à faciliter le sommeil furent parmi les premières à être utilisées par l’homme. Hypnos, le dieu du Sommeil en Grèce ancienne, est dépeint dans des bas-reliefs portant une gerbe de coquelicots, dont les graines étaient utilisées pour préparer les premiers soporifiques. Pendant le Moyen Âge, quand les dames de cour avaient des difficultés à dormir, elles suçaient un bout de coton trempé dans un « cocktail » de jus de coquelicot et d’alcool. Les vieux livres de médecine nous apprennent que de nombreuses plantes ont été utilisées pour leur vertu soporifique, des fleurs de camomille à la laitue. L’allusion à ces pratiques, pendant une conférence, a fait sensation. Lors d’un séminaire médical sur les troubles du sommeil, je fis une référence humoristique à l’usage de la laitue comme soporifique, et je recommandai à l’auditoire de commencer à faire des ordonnances de « trois ou quatre feuilles de laitue, au lieu d’un cachet de somnifère ». J’ignorais totalement que le synopsis de mon cours avait été donné à la presse. Ma « recommandation » au sujet de la laitue fut prise très au sérieux et je fis la une de l’un des journaux les plus lus en Israël. Le lendemain, le téléphone ne cessa de sonner au laboratoire de sommeil. Des dizaines, si ce n’est des centaines de personnes, appelèrent pour obtenir une ordonnance de « laitue dormitive ». Même la publication d’une lettre adressée à l’éditeur de la revue, qui affirmait catégoriquement que « la laitue n’est que de la laitue », n’eut aucun effet. L’histoire de la laitue se diffusa comme une tramée de poudre, et une femme appela même le laboratoire pour se plaindre d’une
intoxication alimentaire après avoir avalé une quantité importante de laitue avant d’aller dormir ! Si drôle qu’il soit, cet incident montre l’impressionnante quantité de gens qui ont besoin de médicaments pour dormir, et qui sont prêts à tout essayer pour améliorer leur sommeil.
Nous n’avons pas d’information exacte sur le nombre de personnes qui usent régulièrement de somnifères. Le nombre généralement avancé est de 5 à 8 % de la population adulte dans les pays occidentaux, qui en ferait usage plusieurs fois par semaine. On avance également que l’utilisation des somnifères augmente avec l’âge et que les femmes en utiliseraient davantage que les hommes.
Les somnifères les plus courants sont de la famille de dérivés de benzodiazépine, et ils sont vendus sous différents noms de marques. L’usage répandu des somnifères de cette famille a commencé à la fin des années soixante. Jusque-là, les somnifères les plus courants étaient de la famille des barbituriques, qui furent introduits au tournant du siècle. Les plus connus étaient l’amobar- bital (Amytal), le sec barbital (Seconal) et le penthiobarbital (Nembutal). Puis les premières études scientifiques sur le sommeil montrèrent le danger des barbituriques. Des tests effectués sur des utilisateurs de ces médicaments dans notre laboratoire de sommeil ont montré qu’ils causaient des effets indésirables sur la structure du sommeil, réduisant le sommeil REM et le sommeil profond des stades 3 et 4. En outre, les utilisateurs chroniques de barbituriques qui avaient pris ces médicaments depuis des mois, voire des années, dormaient plus mal quand ils les utilisaient que quand ils ne les utilisaient pas. La publication de ces découvertes et l’apparition sur le marché de nouveaux médicaments de la famille des benzodiazé- pines mirent fin à l’utilisation des barbituriques pour soigner l’insomnie. Les industries pharmaceutiques investirent des sommes colossales dans le développement et le test de nouveaux médicaments dans les laboratoires de sommeil, et, plus tard, dans des campagnes publicitaires fondées sur les découvertes des laboratoires. Les investissements consentis pour le développement de chaque nouveau médicament peuvent être estimés à dix millions de dollars.
Je fus un témoin direct de cette compétition effrénée au début de ma carrière de chercheur, puisque mes études postdoctorales au laboratoire de sommeil de l’Université de San Diego étaient finan
cées par un institut pharmaceutique. En échange, il me fallait tester les effets d’un certain médicament sur des insomniaques chroniques. J’étudiai, au laboratoire, la structure de leur sommeil, telle qu’elle était déterminée par les enregistrements électrophysiologiques, et je pris note de leurs impressions subjectives au sujet du médicament à leur réveil.
À la fin de mon étude, une représentante de l’institut vint me poser des questions. La rencontre fut quelque peu étrange : au lieu de m’interroger sur les découvertes du laboratoire concernant l’efficacité du médicament, elle ne s’intéressait qu’à ses effets secondaires. Les sujets s’étaient plaints, en effet, de pénibles effets secondaires, tels que des maux de tête après le réveil, ainsi que des défaillances de la mémoire et de la concentration. La représentante de l’institut pharmaceutique me pressa de lui donner tous les renseignements possibles sur ces effets secondaires, mais elle ne manifesta pas le moindre intérêt pour l’efficacité du médicament dans le traitement des troubles du sommeil. Perplexe, j’allai voir le directeur du laboratoire, Dan Kripke, et lui fis part de ma surprise : l’institut avait-il investi tout cet argent uniquement pour rechercher les effets secondaires de son médicament ? Il me regarda, incrédule, et me répondit : « Je n’arrive pas à croire que vous soyez si naïf ! Croyez-vous que ce soient eux qui produisent ces médicaments ? » C’est seulement alors que je réalisai, à ma stupéfaction, que l’institut pharmaceutique finançait mes études pour tester le produit d’une compagnie rivale. Mes découvertes sur les effets secondaires étaient présentées à l’administration américaine pour la Nourriture et les Médicaments dans l’intention de prouver que les dommages causés par ce médicament étaient plus importants que ses bienfaits. J’ignore si mon étude y est pour quelque chose, mais la commercialisation de ce médicament fut arrêtée quelques années plus tard.
Les somnifères peuvent fournir une solution efficace à des troubles du sommeil, mais le choix du médicament approprié est ici d’une importance capitale. Il existe des différences considérables entre les différents médicaments, la principale d’entre elles étant la vitesse d’assimilation et la « demi-vie » du produit. La majorité des médicaments sur le marché aujourd’hui est assimilée relativement rapidement par l’organisme et a un effet dans un laps de temps compris entre vingt et quarante-cinq minutes. Mais la durée de leur efficacité varie dans d’importantes proportions. Cette durée est fonction de la « demi-vie » du médicament le temps requis pour
que le niveau de la substance dans le sang diminue jusqu’à la moitié de son niveau maximal, à un dosage spécifique. Le niveau de la substance dans le sang baisse au fur et à mesure quelle est absorbée par les tissus du corps et éliminée par le foie. La « demi- vie » des médicaments sur le marché aujourd’hui varie d’une heure à quatre-vingts heures, voire plus.
Plus la demi-vie du médicament est longue, et plus le risque est grand qu’il puisse avoir des effets résiduels indésirables, aussi bien sur le degré d’éveil que sur l’aptitude à accomplir des tâches le jour suivant. Des personnes qui prennent des somnifères dont la demi-vie excède douze heures se réveilleront avec un taux encore élevé de ce produit dans le sang, et cela affectera leur comportement — et, plus particulièrement, leur niveau d’éveil — tout au long de la journée. Souvent, les gens qui prennent des somnifères ayant une longue demi-vie se plaignent de se réveiller l’esprit confus et fatigués. Ces symptômes mettent plusieurs heures à se dissiper, à supposer qu’ils le fassent.
Un autre désavantage des somnifères ayant une longue demi- vie tient à ce qu’ils ont tendance à s’accumuler dans l’organisme. Quand quelqu’un prend un somnifère ayant une demi-vie supérieure à vingt-quatre heures tous les jours pendant plusieurs jours consécutifs, le taux du médicament dans le sang va augmenter chaque jour, même si le dosage reste le même. Par conséquent, quelques jours plus tard, le dosage réel risque d’être plus haut que celui prescrit par le médecin. Cela va augmenter les effets secondaires du médicament au cours de la journée. Cependant, il faut remarquer que des médicaments ayant une longue demi-vie sont avantageux dans des cas qui exigent que l’on calme le patient pendant la journée.
Des somnifères avec une demi-vie qui n’excède pas deux heures peuvent avoir aussi leurs effets indésirables. Puisque le niveau du médicament dans le sang diminue très rapidement, le médicament perd son efficacité à mi-chemin du temps de sommeil. Le dormeur va se réveiller au beau milieu de la nuit et éprouver des difficultés à se rendormir. C’est pourquoi ces médicaments ne sont pas adaptés aux cas de personnes souffrant de fréquents réveils nocturnes, et ils ne doivent être prescrits que dans les cas de patients qui ont des difficultés à s’endormir.
À la lumière de ces désavantages des somnifères ayant une demi-vie très brève ou très longue, il y a un avantage indéniable à utiliser des soporifiques qui ont une demi-vie moyenne, comprise entre quatre et six heures. L’usage de ces médicaments permet de maintenir un niveau d’efficacité dans le sang suffisant tout au long de la nuit, tout en évitant les effets secondaires du lendemain.
Mais même les patients qui prennent les somnifères idéalement adaptés à leur état doivent obéir à trois règles fondamentales pour permettre au médicament d’avoir son effet optimal et de ne pas aggraver, paradoxalement, l’insomnie. La première règle concerne le moment précis où il faut prendre le somnifère. Beaucoup de gens qui prennent de tels médicaments considèrent cela comme un signe de faiblesse, un aveu qu’ils sont incapables de faire face aux troubles du sommeil sans aide extérieure. Aussi, chaque nuit, ils se demandent s’il faut prendre un cachet ou bien tenter de s’endormir sans son aide. Souvent, la décision consiste en un compromis : ils se passent du cachet et « voient ce qui se passe ». S’ils parviennent à s’endormir sans l’aide du cachet, c’est fort bien. Mais, dans le cas contraire, ils admettent leur faiblesse et prennent le cachet une heure, deux heures ou même trois heures plus tard. Ayant désespéré de s’endormir sans aide, ils prennent leur cachet « salutaire » à trois heures du matin. Je comprends aisément le conflit intérieur des insomniaques et j’apprécie même leurs efforts pour affronter leurs problèmes de sommeil sans l’aide de médicaments. Mais, si affronter le problème signifie retarder l’échéance de la prise du médicament, le trouble de sommeil risque de s’aggraver un peu plus encore.
Quand quelqu’un va se coucher avec la ferme intention de s’endormir quoi qu’il arrive, la décision elle-même est cause de tension et d’anxiété, et celles-ci agissent comme des excitants. Comme j’y ai déjà fait allusion, le sommeil doit venir de sa propre initiative ; nous n’avons aucun moyen de le forcer. De fréquents coups d’œil au réveil placé sur la table de nuit pour vérifier s’il est l’heure de prendre le somnifère sont une recette infaillible pour passer une nuit blanche. De plus, une fois que la décision fatidique a été prise et que le cachet est finalement avalé au petit jour, le risque d’effets indésirables le lendemain est considérablement accru. Quelqu’un qui prend un cachet de somnifères à trois ou quatre heures du matin et se réveille à sept heures pour aller travailler restera sous l’effet du médicament, même si celui-ci n’a qu’une courte demi- vie. Cela peut entraîner des conséquences fâcheuses sur le niveau d’aptitude fonctionnelle de la personne, surtout dans le cas d’activités qui réclament un haut niveau d’éveil, comme la conduite.
Il faut donc prendre les médicaments qui aident à dormir selon un programme bien défini, et non pas en fonction d’impressions qui varient d’une nuit à l’autre. Il faut prévoir les heures de couchage et prendre le cachet vingt ou trente minutes avant de s’endormir. Il faut observer cette règle tout au long du traitement.
La deuxième règle concerne l’efficacité réelle des somnifères. Pendant combien de temps quelqu’un peut-il prendre un somnifère continûment ? Des études de laboratoire ont montré que l’efficacité réelle de la majorité des soporifiques était limitée à deux ou trois semaines. Au-delà de cette période, une accoutumance se crée, et le médicament, dans le meilleur des cas, n’a plus d’effet ; au pire, il exacerbe le trouble du sommeil. Pour prolonger l’efficacité d’un somnifère, il faut interrompre sa prise pendant trois à quatre jours après les trois premières semaines d’utilisation, et le reprendre alors à la même dose. Pendant l’intervalle, le trouble du sommeil peut revenir ou même empirer. Dans tous les cas, même s’il devient manifeste que le médicament n’a plus d’effet, il ne faut absolument pas augmenter la dose ou lui ajouter un autre médicament sans consulter un médecin.
Afin d’encourager le patient insomniaque à utiliser correctement les somnifères, nous leurs disons souvent qu’ils sont en train de signer un contrat avec le médicament, pour ainsi dire : le médicament s’engage à améliorer leur sommeil, mais eux-mêmes s’engagent à observer scrupuleusement ses règles d’utilisation et sa posologie. Tout écart vis-à-vis de ces règles entraîne une « rupture de contrat » et fournit une bonne raison pour mettre fin à l’utilisation du médicament.
La troisième règle concerne l’arrêt de l’utilisation prolongée de somnifères, qui crée à la fois une accoutumance et une dépendance vis-à-vis de ceux-ci. Il est important d’insister sur le fait que cette dépendance mentale à l’égard d’un médicament n’a pas de rapport avec son efficacité. Ceux qui ont contracté une dépendance vis-à- vis des somnifère n’envisageraient même pas d’aller se coucher sans eux, même quand il ne fait pas l’ombre d’un doute que ces médicaments n’améliorent pas leur sommeil. La désaccoutumance dans des cas comme ceux-ci n’est pas moins difficile que la désintoxication à l’égard de l’alcool, ou même la désaccoutumance vis-à-vis des drogues dures. Pendant la période de désaccoutumance, le patient souffre de troubles graves du sommeil, de rêves terrifiants et de cauchemars, et d’une anxiété accrue tout au long de la journée, un jour ou deux sans sommeil, nombreux sont ceux qui l’éponge et recommencent à utiliser des somnifères, habituellement- nt en augmentant la dose. J’ai décrit ce processus plus haut l’une des manières, pour l’insomnie temporaire, de se transen insomnie chronique. De tels patients sont, en général, totalement incapables de se passer de somnifères sans une hospitalisation Pour les aider à décrocher complètement, l’usage des somnifères doit être arrêté progressivement. Le dosage est peu à diminué suivant plusieurs étapes. Dans beaucoup de cas, la ‘ du sommeil du patient à la fin de la période de désaccoutumance est meilleure que celle de son sommeil sous l’effet des somnifères.
Une réponse pour "Les somnifères"
Je trouve que c’est dangereux car on en devient dépendant