Les prolégomènes : Classer les psychotrope
Au début du XX siècle, le nombre des substances psychotropes répertoires en Europe est suffisamment important pour qu’un médecin, Louis Lewin, tente une classification systématique. En 1924, Lewin publie à Berlin un livre qui restera une référence sur la question : Phantastica. Die betäubenden und erregenden Genussmittel (Phantastica les drogues narcotiques et stimulantes.
Phantastica
Les substances psychotropes ont toutes, écrit-il, une action directe ni le cerveau, une action qui est, dans tous ses aspects, mystérieuse et incompréhensible. Avec leur aide, l’homme peut se transporter dans des régions de la volonté et de l’intellect inconnues de lui jusque-là. lis émotions qu’il éprouve peuvent atteindre des degrés d’intensité et tir durée que son cerveau ne pouvait connaître sans cela. Ces substances permettent à l’homme sauvage d’éprouver des degrés supérieur d’intensité de vie et au solitaire vivant dans une caverne retirée île ne pas souffrir de la monotonie de son existence. Les raisons qui portent l’homme à consommer ces substances sont diverses, écrit Lewin. De même, leurs effets sont très contrastés : ils vont d’une stimulation des plus sombres profondeurs des passions humaines, s’achevant en instabilité mentale, en misère physique et en dégénérescence, aux plus exquises heures d’extase, de bonheur et de tranquillité méditative.
Lewin note aussi, tout comme Darwin l’avait fait au sujet des émotions, que l’effet de ces substances est ressenti par tous les humains et qu’elles offrent ainsi une preuve de la profonde unité biologique des races humaines. La classification qu’il propose présente donc, selon lui, un caractère universel.
Cet essai de classification des substances psychotropes traduit, plus d’un siècle après la publication de De Quincey, un intérêt de plus en plus organisé et méthodiquement poursuivi pour les substances psychoactives et pour l’investigation de leurs propriétés. Ce n’est qu’avec Lewin qu’apparaît nettement le concept de substances affectant le psychisme humain comme type générique à l’intérieur duquel il convient de définir des espèces qu’on cherchera à inventorier. Jusque-là, on s’intéressait à une substance particulière. Il s’agissait tantôt de l’opium, tantôt du haschisch, tantôt de la cocaïne. Mais on cherchait rarement à se placer au point de vue des effets des substances chimiques sur le psychisme humain en général. Lewin donne le nom de « phantastica » à ce type générique qui est ainsi la première désignation de cet ensemble de substances que nous appelons maintenant « psychotropes ».
Ctement des substances psychoactives
Ce premier classement est cependant un peu baroque. On y repère cinq catégories mais les critères qui ont permis de les établir sont choisis de façon apparemment toute arbitraire. Ainsi Lewin,pour introduire sa classification, se contente-t-il de déclarer: «J’ai classé les substances capables de produire une modification des fonctions cérébrales, et utilisées pour obtenir, à volonté, des sensations agréable d’excitation ou de repos. »’ Et on trouve ensuite l’énuméra- Hi ni des cinq catégories :
- les euphorisants (euphonca), groupe dans lequel figurent à la fois la morphine et la cocaïne ;
- les hallucinogènes (phantastica), groupe dans lequel on trouve notamment le cannabis (haschisch)2 ;
- les drogues de l’ébriété (inebriantia) parmi lesquelles figurent notamment l’alcool, le chloroforme et l’éther ;
- les hypnotiques (hypnotica), avec le chloral et le véronal ;
- et enfin, le groupe des excitants (excitantia) où l’on rencontre en particulier le café et le tabac.
Que la cocaïne et la morphine se trouvent rangées dans la même catégorie marque assez ce que cette classification peut présenter d’insolite à un regard contemporain, plus habitué à considérer ces substances comme ayant des effets opposés (la cocaïne est aujourd’hui langée dans le groupe des stimulants, tandis que la morphine entre dans le groupe des narcotiques).
Mais ce qui importe est qu’il ne s’agit plus de décrire dans le détail les effets d’une substance donnée mais plutôt de qualifier les effets d’un produit si possible par un mot unique dans le but de faire de ce mot l’indicateur d’une classe de substances. Cette méthode d’approche de la question des psychotropes sera très largement développée par la suite. Elle tend, dans son ensemble, à établir une sorte de pharmacologie de la conscience. Et nous aurons l’occasion de décrire plusieurs épisodes au cours desquels cette idée s’est exprimée avec force. Idée, donc, de relier à un état de conscience donné une substance particulière ou, inversement, de relier une substance donnée à un état de conscience spécifique.
C’est ce genre de travaux (nous les commenterons plus loin) qui seront réalisés à partir de modifications effectuées sur une molécule qui est inconnue à l’époque où Lewin publie sa classification : la molécule d’amphétamine. Eût-elle été connue, d’ailleurs, que Lewin n’eût sans doute pas écrit : « La chimie n’est jamais parvenue à produire de façon synthétique une molécule approchant, même de loin, les propriétés psychotropes de certains extraits de plantes. »‘ Car c’est là très précisément ce qu’elle s’apprête à faire.
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