Les portes du sommeil et les zones de sommeil interdites: les portes du sommeil
Peut-on prouver que la propension à s’endormir varie de manière régulière tout au long de la journée ? Une manière de procéder consiste à permettre à des personnes de s’endormir à différentes heures de la journée et de mesurer le temps quelles mettent, chaque fois, à le faire. Le premier savant à avoir utilisé un test portant sur la vitesse de l’endormissement afin de déterminer la propension au sommeil fut le professeur Mary Carskadon de l’Université de Brown, une élève de Dement, le successeur de Kleitman, appartenant à la troisième génération de chercheurs spécialistes du sommeil. Carskadon testa les niveaux de somnolence diurne de sujets qui essayaient de s’endormir toutes les deux heures dans une chambre obscure, insonorisée, entre dix et vingt heures. Ce test a été répertorié dans la littérature spécialisée sous le nom de « test multiple de la latence de sommeil », « multiple sleep latency test » (MSLT). Après une nuit de sept heures, la durée moyenne pour s’endormir était approximativement de quinze à dix-sept minutes, et, dans de nombreux cas, les sujets ne parvenaient pas du tout à trouver le sommeil. Au contraire, les sujets qui avaient été privés de sommeil nocturne s’endormaient très rapidement, en un laps de temps compris entre cinq et sept minutes, comme c’était aussi le cas de personnes souffrant d’un besoin accru de sommeil ou de divers autres troubles liés à celui-ci. Selon le rapport établi par Carskadon, les sujets tendaient à s’endormir plus rapidement l’après-midi, et avaient au contraire des difficultés à le faire pendant la soirée. Cependant, la mesure de la latence de sommeil toutes les deux heures n’est pas suffisante pour obtenir une mesure précise des changements survenant dans la propension au sommeil tout au long de la journée. C’est pourquoi nous avons développé une technique de recherche assez novatrice au Technisons, qui nous a grandement aidés pour discerner les modifications diurnes du besoin de sommeil. Dans une expérience type, les sujets arrivaient au laboratoire ¿ans la soirée et y passaient une nuit blanche. Ils étaient placés sous la surveillance constante et stricte des expérimentateurs qui es empêchaient de s’endormir. Le matin suivant, à sept heures, ils étaient conduits à leur chambre et priés de s’endormir en sept minutes. Pendant ce laps de temps, leurs ondes cérébrales, leurs mouvements oculaires et leur tonus musculaire étaient dûment enregistrés. Lorsque les sept minutes s’étaient écoulées, on leur demandait de quitter la chambre pendant treize minutes, qu’ils se soient effectivement endormis ou non. À sept heures vingt, l’expérience était répétée, et ainsi de suite toutes les vingt minutes jusqu’à sept heures le lendemain matin. On donnait ainsi aux sujets, à soixante-douze reprises pendant une période de vingt-quatre heures, la possibilité de s’endormir, de telle sorte que la configuration de leur somnolence diurne pût être établie en fonction de sa latence de sommeil à chacune des soixante-douze tentatives pour s’endormir.
Bien que nous ne fissions pas d’appels de candidatures, nous ne manquions pas de volontaires pour nos expériences « 7/13 ». La rumeur de l’imminence de l’expérience se diffusait à travers le Technisons comme une houle, et le laboratoire était soudain envahi d’étudiants espérant être acceptés pour une expérience au cours de laquelle ils seraient payés pour dormir ! Certains d’entre eux se surnommèrent « cobayes dormeurs » et participèrent à l’expérience quatre ou cinq fois au cours de leurs études. Puisque les sujets passaient une nuit blanche la veille de l’expérience, on aurait pu s’attendre qu’ils s’endorment aisément le lendemain, même si on ne leur permettait de dormir que quelques minutes. Les résultats de l’expérience 7/13, cependant, étaient plus complexes et montraient une grande disparité dans la capacité des sujets à s’endormir. Nous découvrîmes qu’il existait trois créneaux horaires, au cours de la journée, pendant lesquels des changements spontanés se produisaient dans la latence du sommeil : l’après-midi, la soirée et la nuit. On supposait que les sujets s’endormiraient rapidement la nuit et tôt le matin, et, en effet, il était parfois très difficile de les tirer du lit à la fin des sept minutes de sommeil qui leur étaient concédées. Il était même encore plus difficile de les maintenir éveillés pendant les treize minutes suivantes, avant la nouvelle tentative pour s’endormir. De même, à la lumière de ce que nous savions déjà au sujet de la propension à s’endormir l’après-midi, à la suite de notre étude sur les accidents de la circulation, nous ne fûmes pas surpris de découvrir que la somnolence augmentait l’après- midi, même chez des sujets qui n’étaient pas accoutumés à faire la sieste. La plus grande surprise, en revanche, fut la découverte du changement du niveau de somnolence dans la soirée. En dépit de leur fatigue et de leur manque croissant de sommeil, nos sujets rencontrèrent des difficultés pour s’endormir le soir. Quelques-uns ne parvenaient pas à s’endormir même une seule fois entre vingt et vingt-deux heures. Mais à vingt-deux heures, aussitôt que la porte de la chambre se refermait, ils sombraient dans le sommeil, et, à partir de cette heure-là, ils n’avaient aucune peine à s’endormir chaque fois rapidement. C’était comme si une « porte du sommeil » qui avait été verrouillée pendant la soirée s’était ouverte tout à coup. C’est même ce terme que nous utilisons pour décrire ce changement soudain d’un haut niveau d’éveil à un niveau d’extrême somnolence. La période qui précède la « porte », au cours de laquelle les sujets trouvent si difficile de s’endormir, nous l’appelâmes la « zone de sommeil interdite ». Elle correspond non seulement aux heures pendant lesquelles les étudiants, à cause de leur « horloge » interne, ne parvenaient pas à trouver le sommeil, mais aussi au plus faible taux de risque d’accidents de la circulation dus à l’endormissement, qui se situe dans la soirée. Peut-on trouver des preuves du fait que l’ouverture de la porte du sommeil correspond à un changement concomitant dans l’activité cérébrale ? Des découvertes récentes effectuées à Harvard pourraient bien le démontrer. Dans le numéro du 12 janvier 1996 de la revue Science, un groupe de chercheurs travaillant sous la direction de Clifford Saper ont déclaré avoir découvert un important mécanisme inhibant le sommeil dans l’hypothalamus du rat. Quand cette sorte d’interrupteur — un petit agglomérat de cellules nerveuses dans l’hypothalamus antérieur — est en état de marche, toutes les cellules cérébrales impliquées dans l’état de veille sont déconnectées. Inversement, quand l’interrupteur est en position éteinte, le cerveau se réveille. Ce mécanisme, toutefois, n’est pas responsable de l’état de somnolence, du fait que l’on se mette à glisser sur la pente du sommeil. Le mécanisme récemment découvert fonctionne comme un phénomène de « tout ou rien ». Il est tentant de penser que l’ouverture de la porte du sommeil, telle quelle a été mise en évidence par l’expérience 7/13, résulte d’un changement dans l’activité du mécanisme inhibiteur de l’hypothalamus. À une heure précise, peut-être sous l’influence de l’horloge de sommeil du cerveau, le seuil d’activation des personnes devient beaucoup plus bas.