Le Tabagisme : habitude ou dépendance?
Pour comprendre l’ universalité de l’utilisation de la cigarette ainsi que les difficultés de la prévention du tabagisme et du sevrage tabagique, il est indispensable d’en rechercher les causes. Pendant très longtemps, en effet, on avait considère l’utilisation du tabac comme une habitude anodine et agréable, un acte social et convivial. C’est seulement en 1988 que la notion de dépendance fut scientifiquement établie. Tous les ans depuis 1967 aux Etats-Unis, le « Surgeon Général», le directeur général de la Santé, publie un ouvrage sur les conséquences pathologiques du tabagisme. Chaque volume est consacre a un seul thème : soit le cancer du poumon, soit le tabagisme passif… En 1988, le livre est intitule Nicotine addition; les conclusions de cet ouvrage de 600 pages avec 3 000 références sont claires et précises et tiennent en trois propositions:
La cigarette et les autres formes d’utilisation du tabac
induisent une dépendance.
— La nicotine est dans le tabac la principale substance responsable de cette dépendance.
— Les processus pharmacologiques et comportementaux qui déterminent la dépendance tabagique sont semblables a ceux responsables des dépendances aux drogues telles l’heroine, la cocaïne…
Définitions
Il est nécessaire de donner la définition de quelques mots utilises a propos de la dépendance.
► assuétude
Du latin assuetudo: habitude, ce mot était employé il y a quelques années; il a été supplante par « dépendance ».
► Toxicomanie
C’est le terme le plus utilise pour définir l’utilisation des drogues par un sujet. Il nous semble peu approprie; d’une part, le mot «manie» induit une connotation péjorative, d’autre part, le suffixe «toxico » n’est pas légitime, car le fait d’être responsable d’un comportement «toxicomaniaque» est indépendant de la toxicité éventuelle de la substance.
► dépendance
Ce terme parait mieux convenir, car il indique bien l’état de subordination ou le sujet se trouve place vis-a-vis de la substance.
► addition
C’est un mot franglais; la langue anglaise emploie le mot addition pour dépendance; c’est en fait un retour aux sources, car ce terme vient du vieux français et lui-même du latin addictus qui désigne le débiteur qui doit « donner son corps en gage pour une dette non payée »; chez les Romains, celui qui ne pouvait pas rembourser devenait esclave de son créancier et, au Moyen Age, il allait en prison et perdait sa liberté. Addiction parait donc un terme très judicieux, puisque le fumeur dépendant a perdu sa liberté devant la cigarette: il est devenu son esclave. Ces deux mots, addition et dépendance, seront donc indifféremment utilises.
Une définition de la dépendance a été donnée par l’Organisation mondiale de la Sante (OMS) (1975):
«C’est un état psychique et parfois physique, résultant de l’interaction entre un organisme vivant et une substance, état caractérise par des réponses comportementales avec toujours une compulsion a prendre la substance de façon continue ou périodique, de façon a ressentir ses effets psychiques et parfois éviter l’inconfort de son absence. La tolérance, e’est-a-dire la nécessite d’augmenter progressivement les doses peut ou non être présente.» Pour le tabac, le caractère même de la consommation de cigarettes fait qu’il est difficile de dépasser 60 a 80 cigarettes par jour.
X il est habituel de distinguer avec J. Costentin :
— La dépendance psychique: besoin de maintenir les sensations de plaisir, satisfaction, détente, bien-être, stimulation, que la consommation de la substance procure au sujet.
— La dépendance physique: besoin beaucoup plus intense, irrépressible, contraignant le sujet a la consommation de la substance, en raison d’une sensation de manque liée a la rupture du nouvel équilibre existent dans l’organisme, équilibre du a l’apport chronique de la substance.
On peut dire avec C. Olievenstein que la survenue d’une dépendance résulte toujours de la rencontre:
• d’une substance a effet psychoactif;
• d’un individu et de sa vulnérabilité personnelle a la fois innée, c’est-a-dire génétique et acquise (événement de vie);
• d’un environnement et d’un milieu socioculturel.
Arguments en faveur du caractère «addictif» de la cigarette
— La majorité des fumeurs réguliers de cigarettes souhaitent arrêter de fumer, mais beaucoup échouent ou récidivent.
— L’évolution du nombre de sujets restant abstinents après arrêt de la cigarette est tout a fait comparable a celle de l’alcool et l’ héroïne.
— Les sujets atteints d’infarctus du myocarde arrêtent pratiquement toujours de fumer au décours de 1’accident, pendant les premiers jours de l’hospitalisation; mais près
de 50% d’entre eux reprennent leur tabagisme dans les semaines suivantes, malgré les dangers connus et expliques: la mortalité dans l’ année suivant un infarctus varie du simple au double suivant que le sujet refume ou non.
— Près de la moitie des sujets opères pour cancers du larynx ou du poumon reprennent leur tabagisme rapidement après l’intervention; ces cancers sont pourtant directement lies au tabac et il est bien prouve que l’arrêt de la cigarette est un élément important du pronostic ultérieur. En cas de reprise du tabac, il y a un risque important de voir apparaître une autre localisation de cancer… ou une complication vasculaire.
Plus de la moitie des femmes enceintes, fumeuses avant
leur grossesse, continuent a fumer malgré leur très forte motivation a l’arrêt!
— Pour un petit nombre de fumeurs seulement, la consommation reste faible : fixmer est une simple habitude « banale ». Chez la plupart des fumeurs de cigarettes, on retrouve les critères classiques de la dépendance.
Ainsi la cigarette doit être considère pour la majorité des fumeurs comme une drogue; la particularité singulière de cette addiction est d’etre insidieuse et camouflée. En effet la dépendance tabagique est tout a fait différente, dans ses manifestations apparentes, des dépendances a l’heroine, a l’alcool, a la cocaïne, qui toutes comportent des conséquences personnelles, sociales, familiales que l’usage de ces substances implique; la dépendance tabagique n’est pas a l’origine de tous ces drames; elle est apparemment bien tolérée et pendant longtemps le consommateur de cigarettes n’a pas conscience du danger; les complications médicales sont a long terme et d’ailleurs, très heureusement, elles n’atteignent pas tous les fumeurs. C’est un risque de nature statistique, mais un risque important.
Cette tolérance de la société envers la dépendance tabagique s’explique aussi par la disponibilité du produit, facile a se procurer et peu cher. Chaque fois dans l’histoire qu’il y a eu pénurie, le trafics, le marche noir, la contrebande se sont développes. Les exemples en sont nombreux, décrits en particulier dans l’article de F.I.Amtzen :
«Dans les camps de prisonniers de guerre ou de déportés politiques, certains malheureux troquaient la ration de riz de leur repas contre deux cigarettes, proférant souffrir d’inanition, mais fumer. Une enquête effectuée en Allemagne chez les civils, dans les années suivant la deniers guerre, témoigne de faits a première vue incroyables: sur 300 fumeurs interroges, 256 s’etaient procure leur tabac au marche noir, 37 avaient acheté tabac et nourriture et 7 seulement avaient préfère dépenser leur argent uniquement pour se nourrir.»
récemment, pendant le siège de Sarajevo, un paquet de cigarettes s’ échangeait contre deux kilos de farine. Si la vente du tabac était prohibée, nous verrions alors toutes les manifestations du trafics que nous connaissons pour les autres drogues.
Le phénomène de dépendance a ete merveilleusement décrit dans une lettre de Colette a sa fille :
«Ma cherie, j’ai eu un choc pénible a découvrir que tu fumais en cachette, parce que je sais la force d’une habitude même anodine. Si je me suis gardée de l’habitude de fumer, c’est parce que, pendant ma longue vie, j’ai vu a mes cotes des êtres devastes par le despotisme de l’habitude. J’ai vu mon père, qui tous les ans, prenait 1’engagement de ne plus fumer. Tous les ans, domine par l’habitude, il retombait. J’ai vu mon frère aine, esclave de la cigarette et pourtant médecin. J’ai vu ton père allumer une cigarette a la cigarette qui allait s’eteindre, tout au long du jour. Enerve, essouffle, je l’ai entendu prendre des résolutions successives de ne plus fumer; la privation du poison, la privation de son habitude le rejetaient, a bout de force, a l’usage du tabac. Enfin j’ai vu, pendant la guerre, un affreux spectacle, pendant que les arrivages orientaux du tabac étaient suspendus et le tabac français réserve a l’armee: j’ai vu place du Theatre-Frangais, une file d’hommes, effondrés, des mouvements nerveux dans les doigts, une petite sueur sur la figure, qui attendaient la réouverture du bureau de tabac de la Civette. C’est la vue des fumeurs qui m’a toujours détourée du tabac; j’ai vu des morphinomanes, des cocaïnomanes, ceux-ci pareils, dans leur privation, aux fumeurs prives.»
La nicotine est la principale substance responsable de la dépendance tabagique. Pendant la guerre 1939-1945, le tabac manquait cruellement, comme toutes les autres den- rees. Or comme il était «normal» de fumer, aux jeunes de vingt ans, l’Etat distribuait des cartes de cigarettes, équivalent de deux paquets par semaine; un marche noir s’etait installe avec des prix pouvant être multiplies par dix; on assistait a des échanges de tickets de sucre, de chocolat ou autres contre des tickets de cigarettes. Les fumeurs avaient alors essaye de fumer des ersatz de tabac: des feuilles de pommes de terre, de plantain, de sauge, de vigne, de rhu- barbe… Des le tabac revenu, tout cela a ete abandonne immédiatement, car la feuille de tabac est la seule a contenir de la nicotine en quantités importantes, soit 10 a 20 mg par gramme de tabac: ce sont essentiellement les effets de la nicotine que recherche le fumeur.
Du rat a l’homme
La dépendance a la nicotine a pu être reproduite chez le rat , avec les mêmes techniques que celles utilisées pour les autres drogues, cocaïne, héroïne et amphétamines.
La technique de « place préférentielle » consiste a mettre un rat dans une boite a deux compartiments A et B, communiquant par un couloir. Le rat va librement d’un compartiment a l’autre: lorsqu’il est dans la cage A, il reçoit une injection de nicotine, dans la cage B une injection de sérum physiologique; après 3 ou 4 injections, l’animal place dans le couloir de communication retourne régulièrement dans le compartiment A.
On peut également réaliser une technique d’auto-administration, en apprenant au rat a appuyer sur un levier, qui va déclencher une injection de cocaïne ou de nicotine; l’animal acquiert très vite le comportement et va s’injecter le produit de façon répétitive, régulièrement rythmée.
On a pu montrer, en plaçant des électrodes dans certaines zones très précises du cerveau de rat, que ce mécanisme cor-respond a une stimulation de la zone mesolimbique dite « zone de récompense », de plaisir. Cette action se fait par l’ intermédiaire de la sécrétion d’un neurotransmetteur, la dopamine. Le rat ainsi prépare appuie de façon rejetée sur la pédale déclenchant la stimulation électrique et cela aux dépens du boire et du manger, jusqu’a en mourir! Ce modèle est très précieux pour comprendre les multiples facteurs responsables de l’envie de fumer et en particulier le rôle de l’environnement.
Chez l’homme, les preuves de la responsabilité de la nicotine sont nombreuses . il y a plus de cinquante ans, en 1942, un Anglais, Johnson, injectait de la nicotine a faible dose, par voie sous-cutanee a des fumeurs; ceux-ci ressentaient un certain bien-être et diminuaient leur consommation de cigarettes. Cette constatation originale a ete très largement confirmée ensuite, en particulier par les travaux de Benowitz, d’Henningfield, de Russel, grands noms de la pharmacologie de la nicotine. Ils ont mis en évidence le phénomène essentiel d’autotitration de la nicotine: si Ton perfuse a un fumeur du sérum physiologique, soit pur, soit enrichi de quantités variables de nicotine, il va modifier sa consommation de cigarettes; plus il reçoit de nicotine, plus la consommation baisse! De même si, a son insu, on remplace ses cigarettes par d’autres a teneur variable en nicotine, la encore il va fumer davantage lorsqu’il regoit des légers et moins avec des cigarettes artificiellement additionnées de nicotine. Si on lui administre de la mecamylamine, une substance qui bloque l’action de la nicotine, la consommation de cigarettes augmente a court terme.
Ces observations ont constitue la base pharmacologique du traitement de substitution par la nicotine. Rappelons que celui-ci a ete invente empiriquement par un médecin suédois Femo . Il avait remarque que, dans les équipages de sous-marins en plongée, les fumeurs bien entendu ne pouvaient pas fumer; ils remplaçaient alors la cigarette par la chique. Ceci lui donna l’idee de fabriquer une « gomme » impregnee de nicotine, pour réduire le besoin de fumer.
Plus récemment, la preuve de la fixation et de l’action de la nicotine sur le fonctionnement cérébral a pu être directement apportée grâce aux nouvelles techniques d’imagerie medicale, telle la camera a positons; elle permet avec l’injection d’un produit radioactif de visualiser la mise en action de certaines zones du cerveau, comme le montre la mesure des flux sanguins locaux et celle de la consommation d’ oxygène . C’est ce qui se passe avec la nicotine, capable d’activer de nombreuses fonctions cérébrales.
La nicotine stimule chez l’homme comme chez le rat les neurones a dopamine, c’est-a-dire le système de plaisir, de récompense, comme le font toutes les autres drogues. Cependant la feuille de tabac contient également de nombreux autres alcaloïdes, en faibles concentrations, dont on ignore les propriétés: ce sont des dérives de la nicotine, la nomicotine, l’anabasine, des p-carbolines, l’harmane et la norharmane, pouvant jouer un rôle dans les effets antidépresseurs du tabac. il est possible que certains de ces éléments interviennent dans la dépendance tabagique, mais jusqu’a present, la recherche s’est focalisee essentiellement sur la nicotine .