Le sommeil REM et l'excitation cérébrale
Comme je l’ai déjà dit, l’empêchement sélectif du sommeil REM a souvent un effet thérapeutique sur les patients dépressifs. Le premier à avoir souligné cet aspect est Gerald Vogel, psychiatre de Géorgie et étudiant auprès d’Allan Rechtschaffen. Vogel montra que le fait de priver de sommeil REM des patients souffrant de dépression endogène pendant une ou deux nuits provoquait une amélioration spontanée de leur état psychique. Des troubles du sommeil apparaissaient aussi. Parfois la dépression passait complètement, parfois l’état du patient était seulement amélioré ; il y avait un regain d’activité et une amélioration de son moral. Quand
on testa le sommeil de patients dépressifs dans le laboratoire de sommeil à l’aide d’enregistrements électro physiologiques, il apparut qu’il différait de celui des gens normaux. Leur sommeil, en effet, contient très peu de sommeil profond des stades 3 et 4, et leur sommeil REM apparaît plus tôt, de vingt à quarante minutes après l’endormissement, alors qu’il apparaît de quatre-vingts à quatre- vingt-dix minutes après celui-ci chez les personnes normales. La durée du premier sommeil REM est plus longue que chez les gens normaux ; le sommeil est plus agité et est caractérisé par une plus grande quantité de mouvements oculaires qui constituent le signe principal du sommeil paradoxal. Il s’agit là d’une preuve supplémentaire que les mouvements oculaires, au cours du sommeil onirique, ne reflètent pas nécessairement l’intrigue du rêve.
Pourquoi l’empêchement du sommeil REM améliore-t-il donc l’état des patients dépressifs ? Pour répondre à cette question, il nous faut d’abord discuter les résultats d’études sur la privation du sommeil onirique chez les animaux.
La technique utilisée pour empêcher le sommeil REM chez les animaux est simple et cependant originale : le sommeil paradoxal d’un rat peut être empêché en utilisant la technique appelée « du pot de fleurs retourné ». Il convient de rappeler que le sommeil REM se caractérise par une nette réduction du tonus musculaire, incluant celui des muscles du cou. Un pot retourné de sept à dix centimètres de diamètre est placé au centre d’un récipient contenant de l’eau, et le rat est placé sur le pot. Le niveau d’eau doit atteindre au moins le bord du pot. À cause du petit diamètre de celui-ci, le rat est forcé de tenir la tête au-dessus du niveau de l’eau en utilisant les muscles de son cou. Quand il est réveillé, il peut maintenir sa tête levée ainsi si son tonus musculaire fonctionne normalement, et il peut agir de même pendant le sommeil autre que paradoxal puisque, bien que le tonus musculaire soit faible pendant le sommeil, il continue néanmoins à exister. Quand le rat parvient au sommeil paradoxal, il ne peut plus tenir la tête hors de l’eau : elle tombe dans l’eau et il se réveille. Il est possible, ainsi, d’empêcher le sommeil paradoxal des rats pendant des périodes extrêmement longues, plus longues que chez les êtres humains. Dans les expériences que j’ai décrites au chapitre xi, Rechtschaffen découvrit que l’empêchement sélectif du sommeil paradoxal chez les rats entraînait leur mort de quarante à soixante jours après le commencement de l’expérience.
Qu’en est-il de l’empêchement du sommeil paradoxal sur des périodes de temps plus réduites ? On a prouvé que son résultat chez des animaux comme des souris ou des rats était une excitation cérébrale accrue. Ce phénomène peut être testé de différentes manières. L’une d’elles consiste à examiner l’effet de la privation de sommeil paradoxal sur le seuil de convulsion en utilisant des décharges électriques. Quand une forte décharge est administrée à la tête d’un rat, l’animal entre dans un état de convulsions motrices semblables à celles d’une personne atteinte d’épilepsie. Le seuil de convulsion est mesuré par la force de la décharge requise pour causer la crise, et ce seuil est abaissé considérablement chez un animal qui a subi une privation de sommeil paradoxal. On peut donc utiliser une décharge de moindre intensité pour provoquer la crise chez un animal qui souffre de manque de sommeil paradoxal, par rapport à un animal qui a eu sa ration normale de ce sommeil ou qui a subi une privation de sommeil autre que paradoxal. Qui plus est, la récupération de sommeil paradoxal qui survient chez les rats après une période de privation peut être diminuée par l’administration d’une série de décharges électriques pendant la période de privation. La décharge fournit une sorte de substitut du sommeil paradoxal dont l’animal a été lésé.
Des expériences menées sur des chats confirment aussi l’existence d’une relation entre le sommeil paradoxal et l’excitation. Dement et ses collègues empêchèrent le sommeil paradoxal chez des chats en réveillant les animaux chaque fois qu’ils entraient dans ce type de sommeil. Après quelques jours, l’excitation sexuelle des animaux devint exagérée, et ils commencèrent à manger de manière incontrôlable, consommant des quantités de nourriture bien plus grandes qu’avant l’expérience et que celles que pouvaient manger des animaux qui avaient subi une privation de sommeil des autres stades. Dement découvrit ainsi que l’empêchement du sommeil paradoxal était la cause, chez les chats, de l’excitation de leurs systèmes instinctifs sexuel et nutritionnel. Il faut se souvenir ici que Michel Jouvet avait déjà montré que l’ablation du mécanisme qui inhibe les muscles du squelette amenait les chats, au cours du sommeil paradoxal, à exhiber tout un répertoire d’attitudes qui étaient principalement instinctives. Il est donc probable que l’empêchement du sommeil paradoxal, dans lequel s’effectue l’entraînement des réseaux neurologiques liés aux instincts, cause
une sur activation du programme cérébral d’exécution des comportements nutritionnels et sexuels.
A la lumière de ces découvertes sur la relation existant entre le sommeil paradoxal et les niveaux d’excitation cérébrale, il devient possible de comprendre l’effet thérapeutique de l’empêchement du sommeil REM sur des patients dépressifs. Ces personnes souffrent d’un niveau d’excitation cérébrale diminué et de pulsions affaiblies, et toute augmentation du niveau d’excitation améliore leur état. Il ne doit pas surprendre, par conséquent, que l’un des traitements les plus efficaces de la dépression soit l’électrochoc. Comme nous l’avons vu, les décharges électriques administrées pendant une période de privation de sommeil paradoxal diminuent par la suite la récupération de sommeil REM.