Le sommeil REM et les traces mnémoniques
D’autres preuves des liens qui unissent le sommeil REM à l’excitation cérébrale sont fournies par des études dans lesquelles on a examiné la relation existant entre la mémoire et le sommeil REM. Bien que l’on ne dispose pas d’explication précise des processus biochimiques qui se produisent dans le cerveau et qui forment l’infrastructure de la conservation et du recouvrement des souvenirs, beaucoup d’indications sur la manière dont l’information est emmagasinée dans le système nerveux ont été accumulées ces dernières années. Pour le dire en termes généraux, on peut différencier au moins deux sortes de mémoire, la mémoire à court terme et la mémoire à long terme. La mémoire à court terme est la première espèce de conservation, et elle ne peut embrasser, en règle générale, que de cinq à neuf items, qui ne sont pas retenus pendant plus de quinze secondes. Si nous ne nous répétons pas ces items, ils sont aussitôt oubliés. La mémoire à long terme, au contraire, la « banque de données centrale », contient des quantités d’informations qui ont été emmagasinées tout au long de la vie, depuis l’enfance : les leçons apprises à l’école, la vie quotidienne, les informations visuelles et acoustiques, les capacités motrices comme faire du vélo ou nager. Après avoir été analysé, classé et catalogué, chaque item est emmagasiné dans le cerveau. La manière dont l’information est stockée dans le cerveau est extrêmement complexe, et il apparaît que chaque type d’information possède sa propre zone de stockage.
La recherche accomplie ces cinq dernières années a montré que la consolidation des traces mnémoniques dans les magasins de la mémoire à long terme est associée à une période d’intense activité neurologique de certaines parties du cerveau, dont la plus étudiée est l’hippocampe, et elle s’accompagne de processus biochimiques supplémentaires et de changements moléculaires structurels dans différentes parties du cerveau. Plusieurs études ont indiqué la possibilité que la consolidation des traces mnémoniques, au moins en ce qui concerne certains types d’apprentissage, se produise au cours du sommeil REM. Des études montrent que l’empêchement sélectif du sommeil paradoxal, ou REM, porte atteinte à la consolidation de la mémoire et, par conséquent, à l’apprentissage ; d’autres montrent que le sommeil paradoxal augmente au cours des processus d’étude.
Un grand nombre des études appartenant à ce dernier groupe a été mené à bien par les chercheurs français Élisabeth Hennevin, Vincent Bloch et Pierre Leconte. Leur démarche générale était la suivante : avant l’expérience, ils surveillaient attentivement leurs animaux tests pendant plusieurs jours afin de déterminer leur quantité basique de sommeil paradoxal et non paradoxal. Ensuite, des séances d’apprentissage étaient programmées, afin de pouvoir enregistrer le sommeil qui suivait, et qui devait se produire exactement à la même heure que le jour précédent. De cette manière, ces chercheurs ont pu établir que le sommeil paradoxal augmentait chez les souris et les rats après différentes procédures d’apprentissage. Par exemple, dans « le conditionnement actif d’évitement », des rats apprennent, dès qu’un flash lumineux se déclenche ou qu’un bruit vrombissant retentit, qu’il leur faut se réfugier dans une certaine zone de leur cage pour échapper à une décharge électrique. Pendant que les rats faisaient l’apprentissage de cette conduite, les chercheurs découvrirent une augmentation significative de la quantité de sommeil paradoxal au cours de la période d’enregistrement de trois heures qui suivait chaque période d’entraînement quotidien. Quand l’apprentissage fut achevé et que les animaux tests accomplirent leur tâche sans pratiquement aucune erreur, le sommeil paradoxal revint à son niveau d’avant l’apprentissage. Des animaux de contrôle qui étaient soumis aux mêmes électrochocs, aux mêmes flashes lumineux et aux mêmes sonneries vrombissantes, mais sans rien apprendre, ne manifestèrent aucune augmentation de cette sorte. On trouva des résultats semblables
quand on apprit aux animaux à appuyer sur un levier pour pouvoir obtenir de l’eau, ou quand on leur apprit à s’orienter dans un labyrinthe complexe. Mais quand on différait le sommeil de trois heures après les séances d’apprentissage, l’acquisition était empêchée et il n’y avait pas d’augmentation du sommeil paradoxal. Bloch, Hen- nevin et Leconte résument ainsi le résultat de leur étude : « Il apparaissait que l’un des éléments essentiels pour la fixation de la mémoire était la présence de sommeil paradoxal en quantité suffisante, survenant rapidement après l’apprentissage. »
Des preuves supplémentaires de l’importance du sommeil paradoxal pour l’apprentissage ont été fournies par l’empêchement sélectif du sommeil REM. On procéda, cette fois, de la manière suivante : des rats étaient entraînés pour un test spécifique, et, immédiatement après, le sommeil paradoxal était empêché en utilisant la technique du « pot de fleurs retourné ». Après deux ou trois heures, on retirait les rats des pots de fleurs et on les remettait dans leur cage. Quand on soumettait les animaux au test, vingt-quatre heures plus tard, ils manifestaient une moins bonne mémoire que les rats de contrôle qui avaient été remis dans leurs cages immédiatement après l’entraînement, ou qui avaient été placés sur les pots de fleurs pendant le même laps de temps après avoir passé deux heures sans être dérangés dans leurs cages. Chester Pearlman et Ramon Green berg, qui effectuèrent une des premières études sur la privation de sommeil REM, conclurent que le sommeil REM survenant juste après l’entraînement était essentiel pour la consolidation des traces mnémoniques dans le cerveau. L’observation, d’après laquelle les animaux dont on différait, après l’entraînement, pendant deux heures, l’empêchement du sommeil paradoxal ne montraient aucun signe de défaillance de la mémoire, suggérait que la consolidation mnémonique dans le cerveau se produisait pendant les deux heures suivant immédiatement l’entraînement.
D’autres preuves que les dommages causés par l’empêchement du sommeil paradoxal se produisaient pendant une phase critique de la consolidation mnémonique ont été apportées par une étude dans laquelle l’usage des électrochocs était très imaginatif. Le fait d’administrer un fort électrochoc à un rat immédiatement après l’apprentissage d’un comportement donné cause 1’« effacement » de ce qui a été appris, mais seulement à la condition que l’électrochoc soit administré juste après la fin de la séance d’apprentissage. L’électrochoc n’a pas d’effet s’il est administré deux ou trois heures
après la « leçon », car il n’a pas d’effet sur le stockage de la mémoire à long terme, mais uniquement sur le processus de la consolidation des souvenirs. Si l’affirmation selon laquelle l’empêchement du sommeil paradoxal inhibe le processus de consolidation de la mémoire est correcte, on s’attendrait que l’effet d’un électrochoc sur des animaux après trois heures de privation de sommeil paradoxal soit plus grand que celui obtenu sur les animaux de contrôle dont on n’a pas empêché le sommeil paradoxal. Et c’est bien ce qui se passe, en effet. Le fait de faire suivre d’un électrochoc l’empêchement du sommeil paradoxal efface entièrement toute trace de mémoire.
On a découvert, dans d’autres études, que la relation entre la consolidation de la mémoire et le sommeil paradoxal était bien plus complexe encore. L’apprentissage de certains comportements était affecté par l’empêchement du sommeil paradoxal, alors que l’apprentissage d’autres comportements ne l’était pas. Le fait d’accomplir une tâche d’une grande importance pour la survie n’était pas affecté par l’empêchement du sommeil paradoxal. Par exemple, si l’on administrait un électrochoc à un rat à un certain emplacement dans sa cage, à partir de ce moment-là, le rat identifiait cet emplacement comme « dangereux » et s’enfuyait aussitôt qu’on l’y plaçait. Ce comportement n’était pas affecté par l’empêchement du sommeil REM, car l’identification de lieux dangereux dans son environnement naturel faisait partie des comportements vitaux dont dépendait la survie de l’animal.
C’est peut-être pour cette raison que des expériences qui ont été menées pour déterminer si le sommeil REM était lié à la consolidation de la mémoire chez les êtres humains ont apporté en général des réponses négatives. Il est probable que le sommeil REM est nécessaire à l’être humain seulement pour certains types d’apprentissage et de mémorisations. Des découvertes indiquent que le sommeil REM joue bel et bien un rôle dans certaines tâches d’apprentissage spéciales. Considérons, par exemple, le cas des aphasiques, des personnes qui, à la suite d’une lésion cérébrale, ont perdu une partie de leur vocabulaire. Quand on a observé le processus d’apprentissage du langage des aphasiques, on s’est aperçu que les patients qui réussissaient à réapprendre une grande partie des mots qu’ils avaient oubliés étaient ceux dont le sommeil REM avait augmenté en proportion pendant la phase d’apprentissage, tandis que le sommeil REM de ceux qui échouaient à réapprendre
le vocabulaire qu’ils avaient perdu demeurait inchangé. On a même découvert récemment que l’apprentissage intensif d’une nouvelle langue chez les jeunes s’accompagne d’une augmentation du sommeil REM. Ces découvertes rappellent celles de Leconte, d’Hen- nevin et de Bloch sur l’accroissement du sommeil REM pendant les périodes d’apprentissage de leurs souris et autres rats. De nouvelles preuves de la relation qui existe entre le sommeil REM et les aptitudes intellectuelles ont pu être tirées d’expériences sur des enfants mentalement retardés. La durée du sommeil REM chez ces enfants est la plupart du temps plus courte que celle observée chez des enfants normaux du même âge, et il se caractérise par un moins grand nombre de mouvements oculaires rapides.
Récemment, la possibilité que seulement certains types d’apprentissage chez l’homme soient liés au sommeil REM a été étayée par une étude expérimentale méticuleuse. Une équipe dirigée par Avi Karni et Dov Sagi, du Weizmann Institute for Science d’Israël, entraîna des volontaires à reconnaître rapidement le sens de symboles cachés dans des images projetées à une très grande vitesse à la périphérie de leur champ visuel. Ce type d’apprentissage spécifique est unique en son genre, car des progrès significatifs n’apparaissent qu’environ huit à dix heures après la période d’entraînement. Les volontaires, qui étaient rompus à cette tâche perceptive et qui, ensuite, allaient se coucher, manifestaient les progrès escomptés le lendemain. De même, on remarqua un progrès chez des volontaires qui étaient réveillés des stades du sommeil autres que REM. Au contraire, les volontaires dont on empêchait le sommeil REM ne manifestèrent pas les progrès attendus. Les chercheurs proposèrent d’en conclure que la consolidation du processus d’apprentissage de cette tâche perceptive avait lieu principalement pendant le sommeil REM. Ainsi, il est possible que le sommeil REM soit particulièrement important pour certains types d’apprentissage au cours desquels les êtres humains acquièrent des capacités motrices ou perceptives. Puisque, au cours des premiers mois de leur vie, les nourrissons sont occupés à acquérir de nouvelles capacités motrices et perceptives, ces découvertes pourraient aussi expliquer l’abondance de sommeil REM à cette époque particulière de notre existence.
En dépit de la pauvreté relative des découvertes accomplies concernant la relation entre mémoire et sommeil REM chez les hommes, ces dernières années ont apporté quelques affirmations
théoriques qui ont été saluées pour leur importance. La théorie la plus célèbre est celle de Francis Crick, le collaborateur de J. D. Watson dans la découverte du code génétique inscrit dans les séquences d’ADN, et le lauréat, avec Watson, du prix Nobel de médecine. En 1983, Crick et son collègue mathématicien Graeme Mitchison publièrent un article sur le sommeil REM dans la revue Nature — revue dans laquelle Crick et Watson avaient publié, quelques années auparavant, leur article historique sur la structure de l’ADN. Crick et Mitchison affirmaient que le rôle du sommeil REM était d’organiser les souvenirs du cerveau. D’après leur théorie, l’emmagasinage de la mémoire cérébrale peut être comparé à d’énormes réseaux de nerfs créant d’innombrables jonctions, des items d’information liés entre eux étant stockés à chacune de ces jonctions. Pendant le sommeil REM, les réseaux d’information s’organisent ; des entités d’information non vitales qui ont été recueillies par inadvertance pendant la journée sont éliminées du réseau. Sans ce processus d’effacement nocturne, affirmaient Crick et Mitchison, les grandes quantités d’information qui atteignent le cerveau chaque jour seraient susceptibles d’« engorger » les banques de mémoire. Ils soutenaient que les rêves qui ont lieu pendant le sommeil REM sont composés de ces items destinés à être éliminés des banques de mémoire.
Je n’entrerai pas davantage dans les détails de la manière dont la lecture de la banque de mémoire a lieu pendant le sommeil REM, parce qu’un tel exposé demanderait une connaissance des mathématiques spécialement élaborées pour le nouveau champ de « la théorie neurologique des réseaux » ; mais, à la fin de leur article, Crick et Mitchison affirment catégoriquement que l’empêchement du sommeil REM chez les êtres humains pendant de longues périodes causerait une sérieuse perturbation cognitive, semblable à celle qui caractérise la schizophrénie. Selon eux, les expériences portant sur l’empêchement sélectif du sommeil REM chez l’être humain n’ont pas duré assez longtemps pour avoir pu causer des changements réels dans les processus cognitifs et mnémoniques des sujets considérés. Cette affirmation est-elle tenable ?