Le dérèglement des horloges : l'intervention humaine
Pendant des dizaines de milliers d’années, le coucher du soleil était le signe pour les hommes qu’il était temps de trouver un abri pour la nuit, et le lever du soleil leur annonçait que la nuit était finie et qu’ils pouvaient se réveiller. La découverte de l’ampoule électrique par Edison lequel, selon la légende bien connue, ne dormait pratiquement pas et la diffusion rapide de la lumière artificielle nous ont libérés des contraintes de l’aube et du crépuscule. Depuis lors, la société moderne s’est caractérisée par la vie « vingt-quatre heures d’affilée ». Il y a des usines et des services dans lesquels on ne s’arrête pas de travailler une minute.
Le travail de nuit nous oblige à dormir pendant les heures du jour, soit de manière permanente, soit pendant des semaines ou des mois d’affilée. La manière la plus courante d’effectuer un métier qui exige une activité continue, vingt-quatre heures d’affilée, consiste à se remplacer mutuellement. On regroupe les ouvriers en trois unités de travail de sept ou huit heures chacune, que l’on désigne par des noms comme « matin », « soir » et « nuit ».
La composition de ces unités de travail diffère d’un lieu à l’autre et d’une usine à l’autre, selon les traditions locales et le type d’industrie. Quelle différence y a-t-il, dès lors, entre le sommeil diurne qui succède à une nuit de travail et le sommeil nocturne qui succède au travail de jour ? De nombreuses études ont montré que le sommeil diurne est plus court de deux heures environ, en comparaison du sommeil nocturne, même dans des conditions idéales. La raison de ce phénomène réside dans le rapport entre l’heure du sommeil et la courbe de la température du corps. La température du corps, rappelons-le, atteint son minimum quotidien pendant les premières heures du jour, et son maximum au cours de la soirée.
À la différence du travailleur de jour qui va se coucher alors que la courbe de la température descend, le travailleur de nuit s’endort quand la courbe monte. Comme l’ont montré les études menées en situation d’isolement décrites au chapitre v, les périodes de sommeil qui se déroulent alors que la courbe de la température du corps est ascendante sont plus courtes que celles qui surviennent quand celle-ci est descendante. De plus, les conditions de sommeil dans les logis des ouvriers sont souvent bien loin d’être idéales les chambres ne sont jamais totalement hermétiques au bruit et à la lumière. Il est donc facile de comprendre pourquoi les troubles du sommeil sont si fréquents chez les ouvriers effectuant les trois huit, et c’est même une des raisons principales des difficultés d’adaptation qui s’attachent au travail de nuit.
Ces dernières années, le Technion Sleep Laboratory a effectué une étude à grande échelle consacrée au travail de nuit. Nous avons essayé de découvrir s’il était possible d’améliorer l’adaptation des ouvriers soumis à des horaires tournants en améliorant la répartition de leurs heures de sommeil, et s’il était possible de déterminer les meilleures modalités d’alternance des horaires de travail des ouvriers, en évaluant, entre autres choses, la qualité de leur sommeil. Puisque le sommeil dans le laboratoire ne reflète pas fidèlement le sommeil à la maison, cette étude a requis l’utilisation de techniques de surveillance à domicile. Nous avons utilisé un actif- mètre informatisé qui était attaché au poignet de l’ouvrier et qui enregistrait tous les mouvements de sa main et les gardait en mémoire. Les données mesurées étaient ensuite transférées dans un ordinateur pour être traitées, afin d’identifier les périodes de sommeil et de veille.
L’importante modification qui intervient dans les heures de sommeil avec chaque changement d’horaire apparaît clairement. Dans cette même étude, quand les enregistrements du sommeil et de la veille furent effectués au domicile des ouvriers, nous découvrîmes que le sommeil diurne était plus court que le sommeil nocturne cinq heures environ, contre sept. Nous découvrîmes aussi que, souvent, les ouvriers qui faisaient les trois huit avaient tendance à répartir leur sommeil diurne en deux fois ou plus, dormant une première fois pendant la matinée et une seconde pendant l’après-midi.
Est-il possible d’accroître l’adaptabilité des ouvriers en planifiant leurs horaires tournants de telle sorte qu’ils s’accordent avec l’horloge biologique qui contrôle le sommeil et la veille ? Il faut prendre en compte plusieurs paramètres. Le tableau de service, c’est-à-dire le nombre de jours consécutifs que l’ouvrier doit passer dans chaque groupe de travail, est d’une importance capitale. Les tableaux de service « lents », très répandus aux États-Unis, effectuent la rotation toutes les deux à quatre semaines ; les tableaux « rapides », utilisés plus spécialement au Japon ou en Europe, effectuent la rotation tous les trois à cinq jours. Les deux systèmes ont leurs avantages et leurs inconvénients. L’avantage théorique de la rotation lente est la meilleure adaptation des rythmes circadiens au travail de nuit. Puisque la période d’adaptation est comprise entre sept et dix jours, on peut penser qu’à la fin de la période le travailleur a atteint son taux d’adaptation maximal. Mais bon nombre
d’études ont montré que l’adaptation au travail de nuit n’est pas parfaite, même après deux ou trois semaines. Pendant leurs journées de repos, les ouvriers préfèrent passer du sommeil diurne au sommeil nocturne, de sorte qu’en réalité leur service de nuit n’est jamais continu sur plusieurs semaines. C’est pour cette raison que la période d’adaptation se prolonge. Dans le cas du roulement rapide, il n’y a pas de véritable changement dans les rythmes circa- diens ; ils restent coordonnés aux rythmes de l’environnement, et c’est ce qui constitue l’avantage de ce système. Certains chercheurs affirment que le fait de maintenir la coordination entre les rythmes corporels et ceux de l’environnement contribue à l’adaptation de l’ouvrier et, sur le long terme, préserve mieux sa santé.
Le sens de la rotation est aussi très important. Le système de rotation peut s’opérer dans le sens des aiguilles d’une montre (matin, soir, nuit), ou bien dans le sens inverse (nuit, soir, matin). Si on leur donne le choix, beaucoup d’ouvriers préfèrent le système de rotation dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, parce qu’ils obtiennent un long week-end quand ils passent du travail de nuit au travail du soir.
La prise de conscience de la situation particulière des ouvriers effectuant les trois huit, et soumis, par conséquent, à un changement perpétuel de leur horloge corporelle, s’est considérablement accrue ces dernières années. L’une des raisons principales de cette prise de conscience accrue est le prix toujours plus élevé que la société doit payer pour les erreurs humaines ou les accidents du travail. Au xixe siècle, les seules gens qui travaillaient de nuit étaient les gardiens, les cuisiniers, et, selon toute vraisemblance, les tailleurs à la cour, surtout avant un banquet ou un gala royal. Aujourd’hui, le destin de millions d’individus repose entre les mains des travailleurs de nuit dans les centrales nucléaires. L’accident de la centrale de Tchernobyl, dans l’ancienne Union soviétique, est survenu apparemment à la suite d’une série d’erreurs humaines qui se sont produites à deux heures du matin, pendant la rotation de nuit. Nous sommes passés à un cheveu d’une catastrophe écologique d’une ampleur inimaginable. Les accidents survenus dans les centrales nucléaires de Three Mile Island, aux États-Unis, et dans l’usine Union Carbide à Bhopal, en Inde, se sont produits, eux aussi, aux premières heures du jour. La terrifiante possibilité qu’un ouvrier de nuit, pris de somnolence, puisse appuyer sur le mauvais bouton et causer une contamination radio active de grande ampleur nous oblige à considérer différemment les personnes qui doivent rester éveillées pendant que le reste du monde est livré au sommeil.