Le décalage horaire
À une époque où des navettes spatiales circulent au-dessus de nous et où des millions de personnes prennent des vols intercontinentaux chaque année, le phénomène bien connu sous le nom de « décalage horaire » est devenu ce qu’il y a de plus banal. Chacun sait que, dans les jours qui suivent un vol d’Israël aux États-Unis, ou en sens inverse, on souffre de difficultés à dormir la nuit et de somnolence et de fatigue pendant la journée. D’aucuns ne souffrent de ces symptômes que pendant un jour ou deux, d’autres ne récupèrent complètement qu’une semaine après leur arrivée, ou même plus. Comme le travail de nuit, nous pouvons considérer le décalage horaire comme une partie du prix à payer pour le progrès technologique. La cause directe du décalage horaire est la capacité limitée de l’horloge corporelle à tenir le rythme de changements rapides de l’horloge environnementale.
Pour démontrer cela, prenons le cas d’un homme d’affaires embarqué au bord d’un vol direct Tel-Aviv-New York. Notre ami est arrivé à l’aéroport Ben Gourion de Tel-Aviv à six heures du matin, frais et dispos après sept heures de sommeil dans son propre lit. Après le décollage, à huit heures, il s’installe confortablement dans son siège de classe affaires et, ayant pris son petit déjeuner, il se plonge dans une pile de dossiers posés sur sa tablette, devant lui. À quatorze heures, six heures après le décollage, tandis que l’avion survole les îles Britanniques, il avale un déjeuner copieux comprenant du vin. Le vin qu’il a bu lui donne envie de dormir : il appuie sur un bouton, place son siège en position inclinée, baisse le cache de son hublot, place sur ses yeux un masque qui lui a été fourni très judicieusement par une hôtesse de l’air souriante et sombre dans un profond sommeil. Quand il ouvre les yeux, il se sent reposé et en pleine forme. Il est surpris de découvrir qu’il n’a dormi qu’une heure à peine, car il a l’impression que son sommeil était plus long. En soulevant le cache du hublot, il remarque que le soleil n’a pas changé de position dans le ciel et se trouve encore du côté gauche de l’appareil, à peu près à la même hauteur que quand il a quitté
Tel-Aviv. Il passe le reste du voyage à travailler, à savourer un repas plus léger, et à regarder un film qui le plonge dans une nouvelle petite sieste.
L’atterrissage à Kennedy International Airport, New York, à midi, heure locale, se déroule sans incident. Sa première réunion de travail étant assez urgente, elle a été fixée dans l’après-midi, à dix-huit heures, heure de New York. Quand il se présente dans la salle du conseil, il trouve une vingtaine de personnes venues des quatre coins des États-Unis, qui l’attendent avec impatience. Tandis qu’il se présente à elles, il sent que son attention faiblit peu à peu, ses yeux se ferment de temps à autre, et il sent le sommeil le submerger contre son gré. Il regarde sa montre avec impatience, espérant que la réunion se terminera bientôt. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’il s’aperçoit que sa montre indique encore l’heure israélienne, et qu’il est trois heures du matin ! Ce n’est pas seulement sa montre qui indique l’heure d’Israël : ses horloges corporelles, elles aussi, sont restées accordées à l’heure israélienne. Quand la réunion se perd dans les brumes du sommeil, sa température a atteint son étiage quotidien, et sa somnolence est à son apogée. Pour ses horloges biologiques, le saut de sept heures qui a été effectué pendant les onze heures de vol du trajet de Tel-Aviv à New York est trop grand.
Les signes du décalage horaire sont devenus patents non seulement dans le fait que notre homme d’affaires s’est endormi au cours de la réunion, mais aussi dans la qualité de son sommeil cette nuit-là. Quand la réunion s’achève enfin à vingt et une heures, notre ami se rend épuisé dans sa chambre d’hôtel. Il s’endort aussitôt mais se réveille à quatre heures du matin. En dépit de sa fatigue accablante, il ne parvient pas à se rendormir et passe le reste de la nuit à regarder la télévision. Ce réveil très matinal est la conséquence, lui aussi, de son horloge interne, qui indique toujours l’heure d’Israël. Il s’est réveillé exactement à la même heure qu’il a coutume de le faire, chez lui, pendant les week-ends, quand il rentre tard le samedi soir — environ à onze heures. Le manque de coordination entre ses horloges corporelles et les marqueurs temporels externes a entraîné la perturbation de son sommeil et de son niveau d’éveil et d’activité pendant la journée. Après un vol d’Israël vers les États-Unis, beaucoup de gens ont besoin de trois ou quatre jours pour rétablir la coordination de leur horloge biologique avec l’environnement.
Bien que le décalage horaire se manifeste à la suite de vols dans les deux sens — de l’est à l’ouest et de l’ouest à l’est —, il existe une grande différence de la vitesse d’adaptation dans les deux cas : elle est plus lente après un vol en direction de l’est. Comme pour les effets du sens de la rotation sur l’adaptation des ouvriers de nuit, la raison doit en être cherchée dans les caractéristiques des horloges corporelles. Comme nous l’avons vu, une personne qui va se coucher à la nuit tombée, selon l’heure de New York, est déjà en retard de sept heures sur son sommeil par rapport à l’heure à laquelle elle se serait couchée en Israël. Si elle va au lit relativement tôt — par exemple pas plus tard que vingt et une heures, heure de New York —, son horloge biologique indiquera quatre heures du matin, heure d’Israël. A cette heure-là, il est très facile de s’endormir, et, en effet, beaucoup de gens y parviennent en rentrant d’une soirée qui a duré tard, le vendredi ou le samedi soir. L’horloge corporelle d’un voyageur qui se déplace en direction inverse, qui prend un vol direct New York-Tel-Aviv et se rend à son hôtel à vingt et une heures, heure locale, indique encore l’heure de New York, c’est-à-dire quatorze heures. A cause de sa fatigue après un vol aussi long, il peut peut-être réussir à s’endormir, mais il ne dormira pas longtemps — deux ou trois heures, au plus. La raison en est que quatorze heures est l’heure où s’ouvre la porte secondaire du sommeil, et que le sommeil qui s’ensuit est très bref. Si le vol ouest- est est de nuit, et que le passager parvient à dormir quelques heures, le sommeil de sa première nuit en Israël sera plus problématique encore. S’il diffère l’heure du sommeil de vingt et une heures à minuit à Tel-Aviv, cela n’arrangera rien, car à minuit, heure d’Israël, les aiguilles de l’horloge biologique de notre Américain indiqueront dix-sept heures : or, nous l’avons déjà vu, il est très difficile de s’endormir à cette heure-là. Il faudrait donc recommander que les vols aériens s’effectuent toujours d’est en ouest, sur toute la surface du globe !
Il est pratiquement certain que les grandes variations que l’on trouve dans la capacité d’adaptation des gens aux décalages horaires proviennent des différences de rigidité des horloges biologiques qui existent entre les personnes, ainsi que des effets sur elles des marqueurs temporels de l’environnement. A la lumière des connaissances que l’on possède, on peut affirmer que les personnes matinales souffrent beaucoup plus des décalages horaires, tout particulièrement quand il s’agit de vols ouest-est.
Comme nous l’avons vu, une somnolence excessive à l’heure où nous voudrions être éveillés, la difficulté à s’endormir et la difficulté à préserver la continuité du sommeil aux heures où nous le souhaiterions sont les conséquences principales d’un manque de coordination entre les horloges corporelles et celles de l’environnement. Une méthode efficace pour minimiser les effets du décalage horaire consiste à planifier les heures de sommeil et d’éveil, afin de prendre en considération le manque de coordination entre les deux horloges, lors de vols de l’est à l’ouest, ou vice versa. Dans les vols est-ouest, l’heure du sommeil est différée, et il est donc souhaitable d’effectuer la planification comme suit : pendant les premiers jours, il est préférable d’avancer l’heure à laquelle on se couche autour de vingt ou vingt-deux heures, puis de la différer progressivement. Je conseillerais donc au voyageur arrivant d’Europe à New York de résister aux tentations de la vie nocturne new-yorkaise, au moins pendant les premiers jours, d’aller au lit relativement tôt, et de ne pas céder à la tentation de dormir pendant la journée.
En ce qui concerne les vols ouest-est, il y a deux écoles. Ou bien, pendant les premières nuits, le voyageur peut essayer de différer l’heure du coucher aussi tard que possible : s’il va au lit à cinq heures du matin, heure de Tel-Aviv, son horloge corporelle indiquera vingt heures, heure de New York, heure à laquelle il pourra s’endormir — surtout s’il est fatigué et manque de sommeil. Cette stratégie convient bien aux personnes qui ont l’habitude de se coucher de bonne heure. Ainsi, elles peuvent avancer chaque jour l’heure du coucher.
La seconde école conseille de couper en deux le temps de sommeil pendant les premiers jours. La première période de repos peut être réglée pour coïncider avec l’ouverture de la porte secondaire du sommeil, à quinze-seize heures, ou vingt-vingt et une heures, heure locale. Même si le sommeil risque d’être bref, il permettra de différer l’heure de la seconde période jusqu’à tôt le matin. Progressivement, il faut fondre les deux périodes de sommeil en une seule.
Dans l’avenir, il sera possible d’utiliser les effets de la lumière ambiante sur les horloges biologiques afin d’améliorer le traitement du décalage horaire. Les voyageurs qui se déplaceront en direction de l’ouest seront soumis à une forte lumière pendant le vol, ce qui retardera l’heure de leur sommeil. Ceux qui se déplaceront en direction de l’est devront faire fonctionner leurs « lampes de décalage horaire » à des moments spécifiques pendant le vol, afin que leur horloge corporelle s’adapte en avançant l’heure du sommeil. En attendant que les grandes compagnies équipent leurs sièges de lampes à haute intensité, nous suggérons aux voyageurs de s’exposer eux-mêmes à la lumière du crépuscule pendant deux ou trois heures, juste après l’atterrissage. Cette source naturelle de lumière leur garantira une adaptation rapide aux conditions de leur nouvel environnement.