Le bessoin de sommeil
Certaines personnes se présentent au laboratoire de sommeil demandant qu’on les aide à guérir de leurs troubles du sommeil, et se plaignant amèrement de ce quelles « n’ont pas fermé l’œil, même peu de temps, depuis des mois et peut-être même des années ». De nombreux malades qui souffrent d’insomnies sont persuadés qu’ils n’ont pas dormi du tout depuis des jours entiers, mais on n’a jamais découvert jusqu’ici le moindre cas d’une personne souffrant d’insomnie totale depuis plus de deux jours. En réalité, il est possible de rester sans manger plus longtemps que de rester sans dormir.
Le sommeil est, sans conteste, un besoin fondamental, mais sa durée varie, souvent de manière considérable, d’une personne à l’autre. Dans l’un de ses traités, rabbi Mosheh ben Maymon, ou Maimonide, affirmait que nous devions dormir un tiers de la journée, soit huit heures. Les heureux habitants de copie de Thomas More dorment, eux aussi, précisément huit heures. Ces mythes sont apparemment à l’origine du nombre magique d’heures pendant lesquelles, soi-disant, l’être humain devrait dormir.
En 1980, au Technion, nous avons mené une enquête sur les habitudes de sommeil de mille cinq cents travailleurs manuels. Nous avons découvert que le travailleur industriel israélien dort, en moyenne, non pas huit heures, mais environ six heures et demie pendant la semaine, et presque huit heures pendant le week-end. Les élèves, au lycée, ne dorment pas davantage. Dans une enquête
récente portant sur environ six mille cinq cents élèves de lycée, nous avons découvert qu’un quart des adolescents ne dorment pas plus de six heures par nuit. Il n’est pas surprenant, par conséquent, que trois quarts d’entre eux somnolent régulièrement pendant la journée. Peut-on conclure de cette étude que les adolescents et les travailleurs manuels dorment trop peu ? Peut-on lier le temps de sommeil à la productivité ou aux accidents du travail, ou à la réussite scolaire des adolescents ? Comme je le démontrerai brièvement, dans certains cas, la réponse est certainement « oui ».
Le sommeil le plus court qui ait jamais été signalé dans la littérature professionnelle sur le sujet est celui de Mlle M., une infirmière à domicile retraitée, âgée de soixante-dix ans, habitant Londres, qui dormait environ une heure par jour. Pendant qu’on étudiait son cas, elle manifesta une grande surprise quand les techniciens qui effectuaient les tests de laboratoire durent se relayer pour rattraper leur sommeil. Elle n’arrivait pas à comprendre les gens qui dormaient pendant longtemps et « gaspillaient autant de temps ». Ray Meddis et ses collègues, qui effectuèrent un rapport sur ce cas exceptionnel, admirent qu’ils « étaient bien en peine d’expliquer pourquoi Mlle M. était comme elle était ».
Un autre phénomène, qui n’a jamais été étudié en laboratoire, fut un homme qui pouvait se contenter de moins de sommeil encore que la protagoniste du cas cité ci-dessus. En 1974, le premier Congrès international de la recherche sur le sommeil, réunissant des chercheurs du monde entier, eut lieu à Édimbourg. Sur le chemin du congrès, plusieurs chercheurs visitèrent un orphelinat de Londres dont le directeur avait fait sensation après son passage à la télévision, dans un film de la BBC qui le montrait dormant pendant une durée totale de quinze minutes par jour. Les chercheurs voulaient voir de leurs propres yeux ce prodige, car le directeur de l’orphelinat avait fait mentir toute théorie connue sur le nombre d’heures de sommeil dont l’être humain avait besoin. Il avait aussi ouvert une perspective sur la possibilité que le sommeil ne soit pas du tout une nécessité et que nous puissions peut-être vivre sans lui. J’eus moi-même la chance d’être au nombre de ces visiteurs de l’orphelinat, et je trouvai, en vérité, que le directeur était un spécimen bien impressionnant. Je l’appelai à onze heures du matin et je le trouvai en train de jouer avec un groupe d’une cinquantaine d’enfants. Tout le monde, autour de lui, était prêt à jurer que « le directeur ne dort jamais », et l’impression que je
retirai de tout cela était qu’il ne devait pas dormir plus de quelques minutes par jour. Il me dit que, quand il était commandant dans la Royal Air Force, ses camarades avaient exploité au maximum ses extraordinaires habitudes de sommeil et l’avaient nommé officier de service de nuit en permanence !
Quand j’essayai de l’attirer en Israël pour faire des tests dans notre laboratoire de sommeil, il me jeta pratiquement dehors. J’appris par la suite que tous les chercheurs sur le sommeil qui étaient venus lui rendre visite lui avaient fait plus ou moins la même proposition. Il me dit très simplement : « Je ne suis ni un rat ni un cobaye pour aller de laboratoire en laboratoire et y voir mon sommeil passé au microscope. Vous pouvez me croire ou non, comme bon vous semble, mais c’est ainsi que je suis fait et c’est ainsi que je dors. »
Mais ce sont là des exceptions, représentant la limite la plus extrême dans le continuum de la durée du sommeil. Il existe aujourd’hui un consensus entre les chercheurs de différents pays pour affirmer que le besoin de sommeil, comme beaucoup de traits biologiques, est normalement distribué. Cette distribution prend l’aspect d’une figure en forme de cloche allant de quatre heures et demie à dix heures et demie, avec une moyenne entre six heures et demie et huit heures et demie. Ce groupe intermédiaire inclut environ 65 poussent des adultes.
Quelques chercheurs ont tenté de déterminer s’il y avait des différences de personnalité entre les gens qui dorment peu et ceux qui dorment beaucoup. Un psychiatre américain, Ernest Hartmann, a consacré beaucoup de temps et d’efforts à cette question. Il a comparé des personnes qui dorment cinq heures par nuit en moyenne à d’autres qui dorment neuf heures ou plus.
Hartmann a établi que les individus dormant peu et ceux dormant beaucoup appartiennent à deux différents types de personnalités. Ceux qui dorment le moins sont efficaces, énergiques et actifs, ils tirent de grandes satisfactions de leur travail et de leur vie, et ils ont peu de propension à se plaindre. Ceux qui dorment plus longtemps constituent une catégorie plus hétérogène. Les uns sont d’« étames étudiants » qui passent la plus grande partie de leur vie à l’université allant d’un cours à l’autre ; les autres peuvent se définir comme de fervents non-conformistes, et ces derniers tendent à mettre en question, et à s’en plaindre, l’expérience en cours, la situation politique et économique, et ainsi de suite.
Pouvons-nous en conclure que la longueur du sommeil est responsable des différences de personnalité importantes qui existent entre ces deux groupes d’individus ? Ou peut-être faut-il inverser le sens de l’explication causale : les personnes efficaces, énergiques, sont constamment occupées, elles « n’arrêtent jamais de travailler » et elles dorment moins parce qu’elles considèrent le sommeil comme une « perte de temps ». Quelle est la poule et quel est l’œuf ? Malheureusement, les découvertes de Hartmann ne firent pas l’unanimité parmi les chercheurs.
Bemie Webb, qui examina, lui aussi, les relations qui existaient entre les profils psychologiques et les heures de sommeil, en conclut qu’ils étaient sans aucun rapport. Il résuma cette décevante découverte dans son ouvrage : Sleep, the Gentle Tyrant [Le sommeil, le bon tyran] : « Il semble que, de même qu’il y a des gens pourvus de petites ou de grandes oreilles, de même il y a naturellement des gens portés à dormir peu ou beaucoup. De telles différences ont sans doute une faible influence sur (ou ne sont que faiblement le résultat) d’autres traits, comme la différence de la longueur des cheveux ou de leur couleur. » Dans tous les cas, il n’est pas surprenant de s’apercevoir que les gens qui dorment très peu ont des styles et des habitudes de vie différents de ceux qui dorment longtemps. Après tout, une personne qui ne dort que cinq heures par nuit peut trouver des moyens de remplir les heures de veille supplémentaires dont elle dispose.
L’examen de la vie de quelques personnages historiques célèbres ne permet pas de clarifier le tableau. Il n’y a ici absolument aucune loi : des inventeurs de génie et des soldats hors du commun ont appartenu à l’un ou à l’autre des deux extrêmes, les faibles dormeurs ou les dormeurs invétérés. L’inventeur de l’ampoule électrique, Thomas Alva Edison, et Napoléon Bonaparte étaient tous deux de faibles dormeurs ; Edison considérait le sommeil comme une perte de temps et allait même jusqu’à dire que ceux qui passaient beaucoup de temps à dormir étaient fous. Nous pouvons supposer que, s’il avait connu Albert Einstein, il aurait changé d’avis, car ce dernier appartenait à la catégorie des dormeurs au long cours.