L'acte de rever en tant qu' activite séparée
Je ne puis achever mon examen des rêves sans mentionner un sujet qui est soulevé presque chaque fois que je m’adresse à un public. La question est généralement précédée d’un récit personnel qui se déroule à peu près ainsi : « J’ai rêvé un jour que mon frère partait pour un voyage à l’étranger. Pendant qu’il était absent, il était victime d’un accident de la route et était blessé à la tête. Deux semaines après, mon rêve se réalisa dans le moindre de ses détails. » Celui qui raconte l’histoire donne alors davantage de détails — par exemple, que la voiture dans le rêve était identique à celle avec laquelle l’accident s’était réellement produit. Un autre exemple de ce genre d’histoire personnelle est le suivant : « Je rencontrais dans mon travail un problème qui me donnait depuis quelque temps de gros soucis. Un matin, je me réveillai avec une solution complète à ce problème ; elle m’était apparue en rêve. » Celui qui raconte des rêves de ce type ajoute alors toute une série de détails et de nuances qui prouvent que le problème en question avait bel et bien été résolu dans son rêve. Tout au long de mes cours, j’ai entendu des histoires de rêves portant sur la mort, la maladie, le gain d’argent, les découvertes scientifiques, les voyages, le mariage et le divorce, lesquels, si l’on en croyait les gens qui les racontaient, s’étaient effectivement réalisés, ou du moins avaient indiqué la direction dans laquelle se trouvait la solution d’un problème. Il semblerait donc que nos civilisations modernes diffèrent peu de leurs ancêtres babylonienne, assyrienne, égyptienne ou grecque qui toutes concevaient les rêves comme des moyens pratiques de prédire le futur ou de fournir une aide pour la vie de tous les jours. Les Égyptiens anciens nous ont légué un ample catalogue de rêves. Aujourd’hui, au British Muséum, le papyrus Cherster Beatty, qui provient de Thèbes, en Haute-Égypte et a été écrit autour de 1350 avant J.-C., comprend deux cents rêves environ. Une distinction y est effectuée entre les bons et les mauvais rêves, et le papyrus présente les symboles à l’aide desquels les Égyptiens interprétaient leurs rêves.
Des témoignages oraux bien connus attestent aussi de ce que les rêves peuvent fournir une aide pour la résolution des problèmes, même scientifiques, et servir aussi d’inspiration à la création artistique. La plus célèbre de ces histoires est celle de la découverte de l’anneau de benzène par le chimiste allemand Friedrich August Kekule von Stradonitz. La structure moléculaire du benzène était l’un des problèmes les plus complexes qui se posaient à la chimie organique à la fin du siècle dernier. La structure des molécules organiques dépendait de leurs propriétés chimiques et physiques ; dans toutes ces molécules, les atomes étaient unis en ligne droite. Kekule découvrit que la molécule de benzène devait être représentée sous la forme d’un anneau ; d’après son témoignage, il fit cette découverte en rêve. À un congrès scientifique en 1890, Kekule décrivit ainsi sa découverte (cette citation est empruntée à l’article de Gruber dans History of Science) : « (…) et une fois encore les atomes tourbillonnaient devant moi (…). Dans mon esprit, qui était empli d’innombrables images semblables, je voyais de grandes formes étranges et de longues chaînes. Les formes se tordaient comme des serpents. Soudain, quelque chose se passa. Un serpent se mordit la queue et engendra une forme semblable à un anneau qui tournait devant mes yeux. Je me sentis comme frappé par une illumination et je me réveillai ». Kekule conclut sa conférence par ces mots : « Apprenons à rêver, mesdames et messieurs, et seulement alors, nous pourrons apprendre la vérité. »
Si on laisse de côté les solutions apportées à des problèmes scientifiques, les rêves ont été aussi une source d’inspiration en littérature et en musique. Robert Louis Stevenson mit ses rêves à contribution dans ses écrits. Dans sa jeunesse, ses rêves étaient la plupart du temps des cauchemars, mais ils laissèrent la place, plus tard, à des songes plus plaisants de voyages et de visions panora
miques, et il se mit bientôt à créer dans ses rêves des histoires entières. Il était capable aussi de poursuivre un même songe au cours de deux nuits successives. Presque toute l’intrigue de L’Étrange Cas du Dr Jekyll et de M. Hyde provient d’un seul et unique rêve. Stevenson raconte ainsi la genèse de cette œuvre : « J’essayais depuis longtemps d’écrire une histoire sur la dualité qui existe en chaque personne. Cela occupe parfois toutes les pensées de quelqu’un (…). Pendant deux jours, j’avais occupé mon esprit en un effort incessant pour trouver une intrigue. La seconde nuit, je vis dans un rêve : Hyde, pourchassé à cause de ses crimes, buvant le philtre et devenant Dr Jekyll devant les yeux de ses poursuivants. Je complétai le reste de l’intrigue après mon réveil, une fois redevenu pleinement conscient. »
Giuseppe Tartini, le compositeur et violoniste du xvme siècle, racontait l’histoire suivante à propos de l’une de ses plus célèbres compositions. Il rêva une nuit qu’il avait fait un pacte avec le diable, qui avait accepté de le servir. Pour s’assurer des talents musicaux du diable, il lui donnait un violon et lui ordonnait d’en jouer. Le diable jouait alors avec un talent si consommé que Tartini se réveilla dans un état de grande excitation, s’empara de son propre instrument et tenta de rejouer le morceau interprété par le diable. Bien qu’il ne parvînt pas entièrement à atteindre les sommets de virtuosité de ce dernier, le rêve lui fournit l’inspiration pour composer son œuvre la plus fameuse, qu’il baptisa sans surprise II Trillo del diavolo [Le trille du diable].
Il est difficile de savoir quelle part de vérité il y a dans ces histoires, car elles sont utilisées à l’appui de leur propre croyance par les « croyants » à la nature véridique des rêves. Ainsi, au fil des ans, des connaissances décisives pour trancher la question de savoir s’il s’agissait de rêves réels ou d’autres processus mentaux associés au sommeil ont été laissées entièrement de côté.
Au moins quelques-unes de ces histoires sont liées non pas au rêve qui se produit pendant le sommeil REM, mais plutôt aux fantaisies du processus d’assoupissement. L’histoire de Kekule, par exemple, commence par un rêve qui survient après qu’il a posé sa tête sur son bureau et s’est efforcé de sommeiller quelques minutes. Puisque nous n’avons aucune preuve que Kekule souffrait de narcolepsie, maladie dans laquelle le sommeil REM se produit immédiatement après l’assoupissement, il n’y a pas de raison de penser que sa « révélation de l’anneau » lui soit apparue pendant l’appel à sa propre expérience pour étudier ce phénomène dans le laboratoire de sommeil.
l’entreprise s’accorderait à merveille aux talents du personnage ! Nul doute que son rêve n’ait aidé cette personne à résoudre le problème qui était le sien, malgré le fait qu’il s’agissait d’un rêve très ordinaire. Il est probable que, si nous pouvions nous souvenir d’au moins une petite partie de nos rêves, nous serions étonnés de voir à quel point ils sont bâtis sur des événements quotidiens, et à quel point nous pouvons trouver en eux la solution de nos problèmes. Cependant, je ne conseillerais pas aux gens d’attendre que la solution de leurs problèmes se présente à eux dans un rêve, car il se pourrait qu’ils l’attendent longtemps.
S’il était possible de contrôler le contenu et le scénario du rêve, pourrions-nous en attendre la solution de nos problèmes ? La croyance dans la capacité des hommes à contrôler les scénarios des rêves existe dans beaucoup de cultures. Dans son livre Le Voyage à Ixtlan, l’éminent anthropologue Carlos Cassandra rencontre Dom Juan, le vieux sorcier indien Yaqui qui enseigne l’importance de l’acte de rêver pour le guerrier : « Un guerrier est un homme qui recherche le pouvoir, et l’une des avenues du pouvoir est l’acte de rêver (…) même s’il ne doit pas les appeler rêves mais réalité », dit Dom Juan. « L’acte de rêver est réel pour le guerrier parce qu’en lui il peut agir délibérément, il peut choisir et rejeter, il peut sélectionner un certain nombre d’items qui conduisent au pouvoir, et il peut ainsi les manipuler et les utiliser, tandis que, dans un rêve ordinaire, il ne peut pas agir délibérément. » Castaneda insiste : « Voulez-vous dire alors, Dom Juan, que l’acte de rêver est réel ? — Bien sûr qu’il est réel, répond Dom Juan. — Aussi réel que ce que nous faisons en ce moment ? — Je dirais même qu’il l’est davantage. Dans l’acte de rêver (…) vous pouvez tout contrôler et tout soumettre à votre volonté. »
On peut penser que les remarques quelque peu obscures de Dom Juan sur l’aptitude à contrôler les rêves sont tirées de l’ancienne mythologie indienne. Il n’est pas rare que des personnes soient conscientes quelles sont en train de rêver au moment même où le rêve se déroule, et même qu’elles interviennent directement dans le cours du rêve. Certains font même l’expérience — ils sont peu nombreux, il est vrai — du « rêve lucide », comme on l’appelle dans la littérature, plusieurs fois par mois. Steven Laberge, qui acheva ses études au laboratoire de sommeil de Stanford, était l’un des heureux élus à avoir été doté de cette faculté. Il pouvait faire