La température du corps et l' horloges du sommeil
En dépit du fait que de nombreux rythmes présentent des durées cycliques comparables, il ne s’ensuit pas nécessairement qu’ils proviennent d’un seul et même mécanisme. Même quand deux rythmes qui partagent la même périodicité semblent être synchronisés, cela n’implique pas qu’ils soient contrôlés par une même « horloge ». Dans un environnement naturel, toutes les horloges sont influencées par les cycles géophysiques. Pour étudier les véritables caractéristiques des horloges, il faut isoler l’organisme des signaux temporels issus de son environnement. On peut le montrer à partir de l’exemple de la relation qui existe entre le rythme sommeil-veille et celui qui préside aux variations de la température du corps.
Le premier à avoir mesuré la température du corps dans un but thérapeutique est un médecin vénitien du XVIe siècle, Sanctorius qui a inventé le premier thermomètre connu, consistant en un tube relié à un bulbe de verre contenant un fluide. Quand le bulbe était placé dans la main ou à l’intérieur de la bouche d’un patient, le fluide montait dans le tube, permettant ainsi au médecin d’observer les changements survenant dans la température du corps. Bien que le médecin fût à présent en mesure d’apprécier les chances de guérison du malade, la signification réelle des variations de la température du corps restait confinée dans la conception de la maladie prédominante à cette époque — un déséquilibre entre les quatre fluides physiques qui constituaient le corps humain.
La rupture avec la médecine grecque entraîna un bouleversement dans la représentation que le corps médical se faisait de la mesure de la température du corps. À l’idée selon laquelle chaque maladie correspondait à une température définie du corps se substitua une approche qui soutenait que la température du corps était un signe général de maladie. Nous ne savons pas précisément qui a été le premier à remarquer que la température d’un corps sain d’être humain n’est pas constante, mais fluctue tout au long de la journée. Néanmoins, il est presque certain que cette découverte eut lieu à peu près à la même époque que celle où les thermomètres furent utilisés pour la première fois à des fins médicales. Les premiers livres de médecine consacrés à la mesure de la température, publiés au XXe siècle, contiennent des références explicites au fait que la chaleur du corps atteint son degré maximal pendant l’après- midi ou tôt dans la soirée, puis descend à son plus bas degré jusqu’a réveil, pendant les premières heures de la matinée. La différence entre les températures maximales et minimales peut aller jusqu’à un degré (de 37,4 °C à 36,4 °C), même si, dans beaucoup de cas, la fluctuation ne dépasse pas un demi-degré. Les changements de la température du corps tout au long de la journée ne résultent pas des changements de la température ambiante (par exemple celui qui se produit dans le passage du jour à la nuit), ni de l’activité musculaire diurne. Ce changement rythmé continue à se produire même quand une personne demeure immobile, est privée de sommeil pendant une longue période, ou reste à jeun.
Il est quelquefois étonnant de constater à quel point est fortement enracinée la croyance selon laquelle un changement de température ne peut provenir que d’une maladie. Pendant mes cours sur le rythme de la température du corpsprofessés devant des étudiants en médecine, je me suis souvent heurté de leur part à du scepticisme et même à une totale incrédulité. Il m’est même
arrivé de demander à des étudiants de mesurer la température de leur corps toutes les deux heures pendant une journée entière, simplement parce que plusieurs d’entre eux n’étaient pas convaincus par les découvertes que je leur exposais.
Qu’arrive-t-il au rythme de la température du corps dans un environnement affranchi des contraintes temporelles ? À la grande joie des premiers chercheurs, les changements de la température suivaient très étroitement les changements du rythme veille- sommeil. Le cycle qui commandait les modifications périodiques de la chaleur du corps s’allongeait dans les mêmes proportions que le rythme veille-sommeil, ce qui rendait plausible l’hypothèse selon laquelle une seule et même horloge biologique commandait les deux rythmes. En plus de l’allongement des cycles, il s’opérait aussi un changement dans leur coordination. Dans un environnement naturel, on va se coucher quand commence la baisse quotidienne de la température du corps, mais quelques heures avant quelle atteigne son minimum, qui se situe environ à quatre ou cinq heures du matin, juste avant la fin du sommeil. Cependant, en situation d’isolement, une modification se produit dans le minimum quotidien : il tend à coïncider avec le commencement du sommeil. Un sujet choisit d’aller se coucher quand la température de son corps atteint son étiage quotidien. Quelques scientifiques trouvèrent là l’explication logique du changement qui intervenait dans le rythme de sommeil du sujet. Le sujet ressentait d’une manière ou d’une autre la chute de la température de son corps, qui lui fournissait un signal interne pour le choix de l’heure à laquelle il s’endormait.
Les théories scientifiques, si logiques soient-elles, ne sont avancées que pour être falsifiées. Au fur et à mesure qu’on a accumulé des données sur le rythme veille-sommeil et sur celui de la température du corps en situation d’isolement, il est apparu de manière évidente qu’une seule et unique horloge ne pouvait les contrôler tous deux. Pendant des périodes d’isolement qui s’étendaient sur deux ou trois semaines, les deux rythmes se séparèrent, et chacun d’entre eux maintint sa propre périodicité. Il était impossible de prévoir le moment de leur séparation : se produirait-il quelques jours, ou plusieurs semaines après le début de l’isolement ? Et pourtant, une régularité dans les résultats de la séparation pouvait être aisément découverte.
Dans chaque cas de séparation, la périodicité du rythme veille- sommeil s’allongeait par rapport à la périodicité du cycle précédant
la séparation — de vingt-six à vingt-sept heures, par exemple —, tandis que la périodicité du cycle de la température du corps se raccourcissait de vingt-six à vingt-quatre et demie ou vingt-cinq heures. Ces découvertes amenèrent Richard Kron auer, un mathématicien d’Harvard, et le chrono biologiste Charles Czeisler à soutenir que deux horloges biologiques différentes contrôlaient l’alternance veille-sommeil et la température du corps. Dans un environnement naturel, toutes deux avaient une périodicité de vingt-quatre heures, et toutes deux étaient synchronisées avec l’alternance du jour et de la nuit. Pendant les premiers temps de l’isolement, elles étaient synchronisées de telle sorte que la périodicité des deux cycles était très proche, et que le sommeil commençait toujours quand la température du corps atteignait son minimum. Quand la période d’isolement se prolongeait, les deux horloges se séparaient, et chacune d’elles adoptait sa propre périodicité.
On découvrit plus tard que chacune des deux horloges commandait un plus grand nombre de systèmes. L’horloge de la température du corps contrôle la sécrétion du cortisol, la sécrétion de potassium par les reins, ainsi que l’apparition du sommeil REM, tandis que l’horloge du sommeil est cause de la sécrétion de l’hormoné de croissance. Comme nous l’avons mentionné ci-dessus, l’hormone de croissance est sécrétée pendant la première partie de la nuit, et le cortisol pendant la seconde partie. Puisque la durée du cycle veille-sommeil est plus proche de celle du cycle de la température du corps pendant la période initiale d’isolement, Kronauer et Czeisler nommèrent l’horloge biologique qui contrôle la température du corps « le fort oscillateur », et celle qui contrôle l’alternance veille-sommeil fut appelée « le faible oscillateur ».