La narcolepsie : l'inversion de l'ordre naturel
Une somnolence excessive pendant la journée n’est pas le fait uniquement du syndrome de l’apnée du sommeil ; elle est même plus forte dans le syndrome narcoleptique. Pendant longtemps, la narcolepsie était le seul trouble du sommeil dont il était fait mention, bien que rapidement, dans la littérature médicale. La raison en était le caractère spectaculaire des symptômes de cette maladie. Le patient narcoleptique souffre de crises incontrôlables de sommeil pendant la journée. Elles peuvent se produire à peu près en toutes circonstances : quand il mange, pendant une conversation téléphonique, ou pendant qu’il conduit. Le patient souffre aussi de relâchements musculaires graves qui peuvent entraîner des chutes. L’association d’un relâchement musculaire (appelé « cata- plexie ») et de crises de sommeil a laissé croire, dans le passé, que la narcolepsie pouvait être une forme d’épilepsie. C’était là le fondement de la théorie erronée concernant cette maladie que l’on trouve dans plusieurs livres médicaux.
A la différence des personnes normales ou des personnes souffrant de somnolence excessive du fait du syndrome de l’apnée du sommeil, surtout quand ils sont inactifs, les narcoleptiques sont victimes de crises de sommeil même dans des états d’excitation. Une crise peut se produire pendant un moment d’angoisse ou de joie intense, pendant qu’ils rient ou qu’ils pleurent, ou même en un moment de surprise. Le premier narcoleptique à avoir été examiné
au Technion Sleep Laboratory affirmait que la chose la plus pénible était que ses crises de « paralysie », comme il les appelait, se produisaient toujours quand ses petits-enfants venaient lui rendre visite ! Une autre patiente, qui était une institutrice, nous disait quelle n’osait jamais élever la voix avec ses élèves, car dès quelle perdait son calme, une crise de perte de tonus musculaire et de sommeil survenait. À son grand chagrin, ses élèves exploitaient cette faiblesse au maximum !
Deux autres symptômes caractérisent certains narcoleptiques : des hallucinations hypnagogiques, qui font généralement partie du processus d’endormissement, apparaissent aux narcoleptiques sous la forme de rêves clairs et détaillés qui se mêlent souvent aux derniers sons et aux dernières visions que perçoit le malade avant la crise. L’une de nos patientes souffrait de crises de sommeil incontrôlables pendant des voyages en bus. Elle nous raconta que ses crises étaient toujours accompagnées de rêves de couleur vert clair ; ce n’est que des années plus tard qu’elle se rendit compte que c’était aussi la couleur des sièges du bus. Comme je le montrerai bientôt, les rêves des narcoleptiques peuvent être entièrement expliqués par des traits de la maladie dont ils souffrent. Au chapitre m, j’ai décrit la paralysie du sommeil, qui se produit quand un sujet se réveille avec un sentiment de paralysie aiguë qui dure quelques secondes ou même quelques minutes. Cette paralysie musculaire, qui caractérise le sommeil REM, s’empare du patient à son réveil et entraîne un vif sentiment de peur et d’abandon. De nombreux narcoleptiques souffrent aussi de ce symptôme.
La narcolepsie n’est pas une maladie nouvelle. Des descriptions de patients narcoleptiques se trouvent dans la littérature médicale du xixesiècle, et le phénomène a même été reconnu dans la littérature tout court. Des expressions comme « mes genoux tremblaient », ou « il était paralysé par la peur » expriment la relation existant entre des excitations émotionnelles et une paralysie. Le premier à avoir donné un nom à cette maladie fut le médecin français Jean-Baptiste Édouard Géline au. Le 15 février 1880, il reçut dans sa clinique un marchand de vin parisien qui souffrait de crises d’endormissement à tout moment, près de deux cents fois par jour ! Les crises pouvaient se produire pendant des efforts physiques, quand il éprouvait une émotion, et même au cours d’une excitation sexuelle. Gélineau raconte que le marchand, qui avait un solide sens de l’humour, trouvait difficile de se rendre au théâtre, car chaque éclat de rire risquait de provoquer aussitôt une crise. Pendant ses crises de sommeil, il éprouvait une grande faiblesse musculaire, qui l’avait fait tomber à plusieurs reprises, d’une manière qui faisait penser à un homme soûl ou à un enfant qui tombe de sommeil. Gélineau eut beaucoup de peine à déterminer que les chutes de ce narcoleptique étaient dues au sommeil, car, dans le cas de crises d’épilepsie, des crises de sommeil suivent aussi la chute du patient. En dépit de la différenciation nette effectuée par Gélineau, la narcolepsie et l’épilepsie furent confondues encore pendant de nombreuses années.
Depuis que Gélineau a décrit la narcolepsie pour la première fois, on trouve une surabondance d’interprétations de son origine. Au début du XXe siècle, cette maladie était considérée assez largement comme une réaction psychique à une contrainte ou à une frustration. Quelques-uns voyaient là un mécanisme de défense contre une agression latente, ou même une sexualité excessive : on supposait, alors, que les patients fuyaient dans le sommeil parce qu’ils étaient incapables d’affronter leurs instincts sexuels. Cette thèse était renforcée par le fait que les premiers symptômes de la narcolepsie apparaissaient à l’adolescence, quand des changements sexuels, et autres, se produisent. On donnait donc aux narcolep- tiques un traitement psychologique.
Le premier progrès véritable dans l’approche de ce syndrome a eu lieu au moment où furent effectués les premiers enregistrements du sommeil de patients narcoleptiques. Ce n’est qu’alors que s’est imposée l’évidence selon laquelle la structure du sommeil des neuroleptiques est très différente de celle des gens normaux. Tandis que ces derniers commencent leur sommeil par des stades autres que le stade REM, n’atteignant la première phase de sommeil REM qu’au bout de quatre-vingt-dix minutes environ, le cycle de sommeil des narcoleptiques est inversé : ils sombrent directement dans le sommeil REM, juste après l’assoupissement. Cette inversion existe aussi bien dans le sommeil nocturne que dans le sommeil diurne. Quand on a effectué des enregistrements de crises de sommeil pendant la journée, on s’est aperçu que les narcoleptiques souffraient, en fait, de crises de sommeil REM. Cette découverte expliqua parfaitement les caractéristiques étranges des crises de sommeil des narcoleptiques. Rappelons que le sommeil REM se caractérise à la fois par une paralysie musculaire et par des rêves. Autrement dit, le relâchement musculaire qui affecte les narcoleptiques pendant une crise de sommeil et les rêves lucides dont ils font état à la fin de leur crise font partie du sommeil REM normal. Mais, à la différence des personnes normales et saines qui n’ont pas conscience des événements qui surviennent pendant le sommeil REM, à moins qu’ils ne s’éveillent au milieu de celui-ci, les narco- leptiques qui sombrent directement dans le sommeil REM pendant leur routine quotidienne ne peuvent pas manquer d’en être conscients.
Le fait que la narcolepsie existe aussi parmi les animaux, et plus particulièrement chez les chiens, n’a pas été d’une aide quelconque, jusqu’ici, pour en résoudre l’énigme. Depuis plusieurs années, William Dement élève un vaste groupe de chiens narcolep- tiques à l’Université de Stanford à des fins de recherche. Jusqu’à présent, beaucoup d’éléments de preuve militent en faveur d’une perturbation de l’activité du tronc cérébral, où sont situés les mécanismes qui contrôlent le sommeil REM, comme cause principale de cette maladie.
Un autre progrès notable a provoqué récemment un grand enthousiasme dans les cercles scientifiques. Depuis plusieurs années, il était apparu que, si une famille comprenait en son sein un narcolepsie, les risques que l’on trouve d’autres narcolep- tiques dans cette même famille étaient plus grands que dans d’autres familles. C’est ce qui suscita l’hypothèse que cette maladie était héréditaire. Puis on découvrit que les neuroleptiques avaient presque tous un point commun : un unique marqueur génétique dans le sang, le leucocyte antigène DR2, du principal complexe his- tocompatibilité. Ce marqueur, que l’on ne trouve que dans une petite fraction de la population globale, apparaît dans le sang de 99 % des narcoleptiques. Cela suggère que des individus qui portent ce marqueur génétique ont une prédisposition à développer la narcolepsie, en fonction de circonstances qui restent, jusqu’à présent, inconnues. Même si des marqueurs génétiques sont caractéristiques aussi d’autres maladies, la narcolepsie possède le marqueur le plus spécifique. Cette découverte a orienté l’étude de la narcolepsie, ces dernières années, dans une direction nouvelle et passionnante. Des études menées récemment ont révélé que la narcolepsie n’est probablement pas liée à un défaut d’un seul gène. Cette recherche portant sur l’association de la narcolepsie avec les marqueurs génétiques des Afro-Américains et des Caucasiens, a révélé aussi que la présence de DR2 dans le sang, tout particulièrement chez les Afro-Américains, n’était ni suffisante ni nécessaire pour le développement de la narcolepsie. Des investigations effectuées sur de vrais jumeaux, dont l’un seulement souffrait de narcolepsie, ont accrédité l’idée que des facteurs environnementaux, qui interagissent avec les facteurs génétiques, jouent un rôle décisif dans le développement de la narcolepsie.
En ce qui me concerne, la relation entre la narcolepsie et des marqueurs génétiques a résolu l’une des énigmes concernant les troubles du sommeil qui m’avait laissé perplexe depuis l’ouverture du Technion Sleep Laboratory. Sur la base d’expériences acquises dans des laboratoires de sommeil du monde entier, j’étais persuadé que la majorité des gens qui viendraient en consultation pour des problèmes de somnolence excessive se révéleraient être des nar- coleptiques. Bien qu’on ne connaisse pas la fréquence exacte de cette maladie dans la population globale, des estimations donnent trois à quatre narcoleptiques sur dix mille personnes. En d’autres termes, nous pouvons nous attendre à découvrir au moins mille cinq cents à deux mille narcoleptiques en Israël. Puisque cette maladie handicape dans une large mesure les patients qui en souffrent, il était raisonnable de supposer aussi que l’on diagnostiquerait des narcoleptiques, tant lors de la visite médicale qui précède l’enrôlement sous les drapeaux que pendant le service militaire lui-même.
À ma grande surprise, le nombre de narcoleptiques qui se présentèrent au laboratoire de sommeil était très peu élevé : pas plus de douze patients en vingt ans ! L’hypothèse que ces patients fussent déjà suivis par leurs propres médecins et n’eussent donc pas besoin de venir nous consulter au laboratoire de sommeil était à rejeter. Dans une enquête qui prit en considération tous les neurologues du pays, nous fûmes obligés de nous rendre à l’évidence que pratiquement aucun nouveau patient n’avait rejoint les rangs de ceux que nous connaissions déjà. D’après ces résultats, il n’y a que douze à quinze narcoleptiques en Israël — environ cent fois moins que nous ne l’aurions pensé. Comme il existe d’importantes différences dans la fréquence de certaines maladies selon les groupes ethniques, une hypothèse était que la narcolepsie ne fût pas une maladie « juive ». Afin d’examiner « la question juive », je contactai un certain nombre de spécialistes du sommeil qui travaillaient dans des régions des États-Unis qui comprenaient de fortes populations juives et je leur demandai : « Connaissez-vous des narcoleptiques juifs ? » Au départ, la question les blessait quelque peu : est-ce que je pensais qu’ils se préoccupaient des convictions religieuses de leurs patients ? Une fois rassurés sur mes intentions et sur les raisons pour lesquelles cette information était aussi importante, je m’aperçus que même au laboratoire de sommeil du Montefiore Hôpital de New York, qui était depuis de longues années le seul laboratoire de sommeil disponible dans la zone des États-Unis qui contenait la plus forte population juive, les médecins avaient du mal à se rappeler un seul cas de narcolepsie d’un patient juif. Les mêmes résultats furent obtenus dans d’autres endroits.
La relation existant entre le marqueur génétique et la narcolepsie fournissait une solution partielle à l’énigme de savoir pourquoi il y a si peu de juifs neuroleptiques. Il existe une grande différence entre divers groupes ethniques concernant la fréquence du marqueur génétique de la narcolepsie. Tandis qu’aux États-Unis et en Europe environ 20 à 22 % de la population en sont porteurs (en d’autres termes, le marqueur génétique se trouve dans leur sang), c’est le cas de seulement 9 % des Israéliens. Si l’on admet que la narcolepsie se déclare à cause d’une interaction entre un facteur ou des facteurs génétiques et des facteurs environnementaux, ou des événements spécifiques de la vie du patient, alors le nombre de patients potentiels est moins élevé en Israël que dans d’autres parties du monde.
Il est intéressant de remarquer que le taux le plus élevé de présence de ce marqueur génétique au monde a été mesuré au Japon. On le trouve dans le sang d’un Japonais sur trois, et il n’est donc guère étonnant que le Japon compte le plus grand nombre de nar colitiques au monde. Quiconque a visité le Japon a dû remarque le haut niveau de somnolence chez ses habitants. C’est particulière ment frappant si l’on se déplace en métro : presque inévitablement la moitié des passagers sont assoupis sur leurs sièges. Même si l’o a tendance à assigner la somnolence excessive des Japonais à le infatigable labeur, il est certainement possible qu’elle fournisse preuve de l’influence de facteurs génétiques. Il n’est pas étonn non plus, que le marqueur génétique de la narcolepsie ait été déc. vert pour la première fois par des chercheurs japonais : Yut Honda et Takao Juji.
La narcolepsie est soignée grâce à des stimulants qui me chenet le déclenchement des crises de sommeil. L’utilisation de médicaments doit s’effectuer sous contrôle médical. Les crises de paralysie musculaire sont traitées à l’aide de médicaments qui empêchent l’entrée dans le sommeil REM.