La lutte pour la vie : le syndrome de l’apnée du sommeil
Ma première rencontre avec un patient souffrant d’apnée du sommeil se déroula pendant mes études postdoctorales dans le laboratoire de sommeil de Daniel Kripke, à San Diego, et elle me fit une forte et persistante impression. Assez bizarrement, cette fois, c’était l’équipe des infirmiers du département de médecine interne où il avait été admis qui avait adressé ce patient au laboratoire. Il y avait deux motifs : premièrement, au dire des infirmières, le patient dormait en permanence, quand il était allongé, assis, et même debout ; et deuxièmement, ses ronflements extrêmement forts empêchaient de dormir le reste des malades et avaient obligé le personnel soignant à l’isoler dans une chambre simple.
Kripke accepta avec enthousiasme d’examiner ce patient au laboratoire, parce que sa confiance dans les possibilités cliniques des enregistrements nocturnes n’était pas largement partagée par le reste du corps médical. La majorité de ses collègues médecins manifestait une totale indifférence, ou rejetait carrément la possibilité que le sommeil pût fournir des informations plus importantes que celles obtenues d’un patient éveillé. La plupart d’entre eux, et pas seulement à San Diego, considéraient ce qui se passait dans les laboratoires de sommeil simplement comme un autre type de recherche qui était effectué, en vertu de sa nature propre, à des heures peu pratiques.
Le patient était extrêmement obèse et avait été hospitalisé à la suite de complications résultant d’un état d’hypertension. Puisque la littérature médicale traitait clairement de patients obèses qui souffraient de troubles respiratoires pendant le sommeil, ronflaient fortement et tendaient à s’endormir pendant le jour, nous décidâmes d’effectuer des tests spéciaux. En plus des enregistrements standard des ondes cérébrales, du tonus musculaire et des mouvements oculaires, nous effectuâmes des tests sur les muscles respiratoires et le flux d’air dans les narines. Les résultats furent ahurissants !
Au moment où les appareils d’enregistrement montrèrent que le patient s’était endormi — c’est-à-dire quand les ondes alpha indiquant la veille furent remplacées par les ondes thêta du sommeil stade 1 , il s’arrêta de respirer pendant cinquante secondes. Bien qu’il fût parfaitement évident qu’il faisait un effort surhumain pour reprendre son souffle, il semblait que quelque chose était bloqué dans sa gorge et y bloquait le passage de l’air. Le patient était littéralement en train de lutter pour la vie. Il souleva son corps entier du lit dans un effort pour respirer de l’air. Soudain, le « blocage » sauta et il recommença à respirer, émettant au même instant plusieurs prodigieux ronflements, mais quelques secondes plus tard il s’arrêta de nouveau de respirer. L’électro-encéphalogramme montra qu’il n’avait recommencé à respirer qu’après que les ondes cérébrales indiquant la veille furent réapparues ; au moment même
où il se rendormait, il s’arrêtait de nouveau de respirer. Ce cycle d’apnée, suivi d’un bref réveil, d’une reprise de la respiration, puis d’une nouvelle apnée se poursuivit tout au long de la nuit ; le patient dut endurer des centaines d’apnées, chacune d’elles se terminant par un bref réveil et l’émission de ronflements sonores. Le matin, nous comptâmes plus de quatre cent cinquante suspens de la respiration, chacun d’eux ayant duré de trente à cinquante secondes.
Nous demandâmes au patient de revenir au laboratoire de sommeil le lendemain afin d’y dormir pendant le jour, de sorte que nous pussions présenter cette merveille médicale à l’équipe de l’hôpital. Quand nous répétâmes l’expérience, les médecins serrés autour des appareils d’enregistrement ne pouvaient cacher leur stupéfaction devant le drame qui se déroulait sous leurs yeux dans la pièce adjacente. Quelques-uns exprimèrent même leur inquiétude que le patient ne meure pendant son sommeil, comme s’ils étaient témoins d’un exemple isolé et extraordinaire de sommeil, et nous conseillèrent de le réveiller. Il était difficile de les convaincre que le patient dormait ainsi depuis des années.
À l’époque, nous n’avions aucune idée de l’ampleur de la révolution dans la médecine du sommeil que ces patients allaient provoquer. J’ignore ce qu’il advint de notre patient de San Diego. Bien que son cas eût suscité une grande excitation et fût devenu un sujet de conversation dans la cafétéria du laboratoire et de l’hôpital, il ne modifia pas en profondeur le travail au laboratoire. Nous continuâmes à étudier les effets de somnifères et à travailler sur les rythmes biologiques. Cette année-là, nous ne vîmes pas d’autres patients qui souffraient du syndrome de l’apnée du sommeil. Si quelqu’un m’avait dit que quinze ans plus tard je verrais trois ou quatre nouveaux patients souffrant d’apnée chaque semaine, j’aurais éclaté de rire.
Quand on observe le sommeil de quelqu’un qui souffre d’apnée, on est toujours troublé par le fait que le patient oublie le lendemain son combat désespéré de la nuit précédente. Il n’y a que peu de gens souffrant d’apnée qui sont conscients de leur état. Leurs trois principaux sujets de plainte — un fort ronflement pendant toute la nuit, une fatigue le matin et une propension à s’endormir pendant la journée, surtout quand ils ne font rien — peuvent être expliqués par les événements qu’ils vivent la nuit. La raison de leur besoin compulsif de sommeil pendant le jour est la centaine de réveils noc
turnes qui interrompent leur sommeil. Pour reprendre leur souffle, les patients sont obligés de se réveiller, parfois pendant plusieurs secondes. Une personne qui s’arrête de respirer environ trois cents à quatre cents fois en une nuit se réveille au moins le même nombre de fois et ne reste donc endormie que deux ou trois heures en tout et pour tout. Sur une période de plusieurs années, cela conduit à un manque chronique de sommeil aggravé, et il n’est pas du tout surprenant que les personnes souffrant d’apnée du sommeil essaient de rattraper leur retard pendant la journée.
Les ronflements sonores sont provoqués aussi par des troubles respiratoires pendant le sommeil. Les bruits de ronflement, qui peuvent être très forts et effrayants, accompagnent la levée de l’obstacle qui obstrue les voies respiratoires quand le patient reprend son souffle. Les ronflements ne sont pas monotones et continus, mais interrompus par un « silence de mort » qui dure plusieurs secondes entre un ronflement de stentor et le suivant. Ces périodes de silence, qui semblent durer une éternité pour le compagnon reposant au côté du dormeur, sont, dans beaucoup de cas, la cause directe de la décision d’aller consulter un médecin dans un laboratoire de sommeil. C’est souvent la femme qui incite son époux à accomplir cette démarche, alors que lui, étant totalement inconscient du drame qui se déroule à son insu la nuit, écarte la possibilité qu’il puisse souffrir d’une maladie.
Les malades d’apnée se plaignent aussi d’avoir la bouche sèche le matin, de subir des changements d’humeur et de caractère, d’une aptitude plus faible à se concentrer et d’une diminution de leurs capacités intellectuelles. La plupart des patients qui doivent lutter pour reprendre leur souffle le font la bouche grande ouverte et inspirent de l’air avec la bouche et le nez en même temps. C’est ce qui cause la sécheresse et le mauvais goût dans la bouche. A la différence du nez, qui est bien équipé pour laisser passer l’air, la bouche est un organe respiratoire relativement inefficace et qui tend à s’assécher. Les changements d’humeur et du comportement pendant la journée peuvent être expliqués par un manque important d’heures de sommeil et une diminution de la réserve d’oxygène dans le cerveau.
Il existe trois espèces principales de syndromes d’apnée du sommeil : les apnées centrales, les apnées des voies respiratoires supérieures et les apnées mixtes. L’apnée centrale est caractérisée par une perturbation de la fonction du centre de la respiration dans
le cerveau. Les arrêts de la respiration sont des arrêts non seulement des flux d’air, mais encore de tout effort pour respirer. Le centre de la respiration dans le cerveau cesse son activité pendant une durée de dix à quarante secondes, causant ainsi un arrêt de l’inspiration et de l’expiration. Dans l’apnée des voies respiratoires supérieures, au contraire, il n’y a pas absence de tout effort respiratoire, mais seulement du flux d’air, qui est due à un blocage dans la zone des voies respiratoires supérieures. Dans l’apnée mixte, l’arrêt de la respiration commence comme dans l’apnée centrale, mais s’achève comme dans le cas du blocage des voies respiratoires. Quand le flux d’air est stoppé, le niveau d’oxygène dans le sang chute en même temps qu’augmente le niveau de dioxyde de carbone. Ces changements sont enregistrés par des détecteurs spéciaux qui sont sensibles au niveau des gaz dans le sang et qui transmettent cette information aux centres de contrôle du cerveau, pour que la respiration reprenne. Dans l’apnée des voies respiratoires supérieures, cela se traduit par un effort accru des muscles respiratoires pour supprimer le blocage. L’effort se manifeste à travers tous les muscles du corps du dormeur ; celui-ci se soulève parfois sur ses coudes dans un combat désespéré pour reprendre son souffle. Il n’est donc pas surprenant qu’il se sente physiquement épuisé le matin venu. Dans l’apnée centrale, plus rare, la reprise de la respiration s’accomplit sans effort musculaire, et la diminution de l’oxygène dans le sang n’est pas aussi importante.
Quand l’air circule à nouveau dans les bronches, deux choses se produisent encore : premièrement, la pression artérielle augmente, parfois radicalement, jusqu’à des niveaux extrêmes ; deuxièmement, des variations, souvent dramatiques, affectent le rythme cardiaque. Pendant l’apnée, le rythme cardiaque est considérablement ralenti, mais, aussitôt que le patient reprend sa respiration, il s’accélère brutalement. Dans des cas particulièrement graves, l’apnée peut entraîner un véritable infarctus.
La chute du niveau d’oxygène dans le sang pendant l’apnée est susceptible d’affecter l’afflux régulier d’oxygène dans le cerveau et d’avoir pour résultat un dysfonctionnement de celui-ci. Les changements de comportement et même la diminution des capacités intellectuelles le prouvent.
Le syndrome de l’apnée du sommeil est plus fréquent chez les hommes, surtout les hommes obèses. Dans notre laboratoire de sommeil, comme dans d’autres laboratoires tout autour du globe, la proportion d’hommes et de femmes souffrant d’apnée du sommeil est de dix contre un. Bien que nous ne possédions aucune explication convaincante des raisons pour lesquelles les femmes sont « immunisées » contre le syndrome de l’apnée du sommeil, nous pouvons penser que deux facteurs entrent ici en jeu : hormonal et morphologique. Puisque l’hormone sexuelle féminine, la progestérone, est un stimulant respiratoire naturel, il est probable que sa sécrétion « protège » la femme contre ce genre de troubles respiratoires survenant pendant le sommeil. La plupart des femmes chez lesquelles on a diagnostiqué une apnée du sommeil ont passé l’âge de la ménopause et ne sécrètent plus de progestérone. Des chercheurs lient aussi cette différence entre les sexes à la structure des voies respiratoires supérieures, qui sont plus étroites chez les hommes. Quelle que soit la bonne explication, elle rejoint la grande quantité de différences qui existent, entre les sexes, dans le degré de vulnérabilité aux maladies, dont a fait mention la littérature médicale.