La culture de l' électricité
L’expérience du saut périlleux commença un dimanche et dura jusqu’au mercredi suivant, après plus de quatre-vingts heures de privation de sommeil. Ceux qui prirent part à l’expérience furent enclins à penser que le sommeil n’était peut-être pas aussi important aux activités militaires que ne l’affirmaient les chercheurs. N’était-il pas possible de « fonctionner » plusieurs jours sans sommeil, sans aucune difficulté ? Cette croyance, en fait, est profondément enracinée dans de nombreuses cultures militaires sur toute la planète. Le dictionnaire militaire en Israël contient le terme de culture de l’électricité (buming-light culture), qui définit la pratique fort répandue de tenir des conseils militaires jusqu’aux premières lueurs de l’aube, et le besoin presque compulsif des officiers d’aller se coucher longtemps après le dernier de leurs hommes. La lumière allumée dans la chambre du sergent ou du capitaine est devenue depuis longtemps un symbole de zèle et de sérieux. Aucun de ses subordonnés n’ose aller se coucher tant que la lampe de l’officier continue à briller.
Aussitôt rentré chez moi, après l’étude « saut périlleux », je reçus un appel d’un ami médecin qui suivait à cette époque un cours pour officiers. C’était une bien étrange affaire. Je me trouvais là, tout couvert encore de poussière après mon séjour dans le désert du Néguev, et encore sous le coup de l’expérience qui venait d’avoir lieu et de ses résultats. Et voici qu’à l’autre bout de la ligne le Dr V. me priait de l’aider pour une affaire urgente concernant le temps de sommeil dans un cours militaire. Au début, je crus qu’il avait entendu parler de la mission « saut périlleux » et qu’il s’agissait là de sa façon humoristique d’exprimer son admiration pour cette expérience, mais il apparut rapidement qu’il avait vraiment des ennuis. Les participants du cours auquel il participait souffraient de manque chronique de sommeil. Selon le Dr V., ils n’avaient dormi que deux ou trois heures par nuit depuis deux semaines ; les hommes s’endormaient pendant les cours et pendant les exercices, et même dans des situations présentant un danger, par exemple en conduisant. Quand ils s’étaient plaints à l’officier supérieur, il leur avait répondu laconiquement : « Je ne dors pas plus de deux heures par nuit, moi aussi ; si j’en suis capable, vous l’êtes aussi. »
L’affirmation selon laquelle tout le monde a besoin de la même quantité de sommeil est absolument sans fondement. Quelqu’un qui a besoin de dormir six heures par nuit ne pourra pas vivre normalement sur une longue période de temps en dormant deux ou trois heures, ou même cinq heures par nuit. Dans un cas comme celui-là, le risque le plus immédiat est celui de s’endormir pendant la journée, et plus particulièrement pendant les périodes d’inactivité ou même, fréquemment, pendant les phases d’activité elles- mêmes. Certaines de ces périodes de sommeil sont très courtes, elles ne durent que quelques secondes, mais elles posent un sérieux problème de sécurité. Pendant qu’on conduit, par exemple, il ne faut que deux ou trois secondes d’assoupissement pour faire sortir
la voiture de la route et la précipiter dans un ravin ! Je suggérai au Dr V. de retourner voir son officier supérieur et de lui demander d’organiser une discussion sur le thème du sommeil dans le cadre du cours, avec la participation de spécialistes, et je lui dis que j’étais prêt à en faire partie. Je ne sais pas si ma proposition fut acceptée ou rejetée, mais le fait est que je ne fus plus sollicité par le Dr V. : cela prouve qu’il y eut une amélioration dans ses heures de sommeil.
Il ne fait aucun doute qu’une personne qui souffre d’un manque chronique de sommeil ne vit pas normalement. Elle a envie de dormir et risque d’être irritable — quand elle ne risque pas une véritable dépression. La charte des Forces de défense d’Israël stipule que l’on doit concéder au moins six heures de sommeil par nuit aux soldats, et, en outre, que, lors des opérations ou des exercices de nuit, les heures de sommeil perdues doivent pouvoir être rattrapées. On doit enseigner aux officiers, surtout à ceux de rang inférieur, qu’un manque de sommeil prolongé ne conduit ni à l’héroïsme ni à être de meilleurs soldats.
L’insistance sur la nécessité de disposer de la quantité d’heures suffisante de sommeil ne regarde pas seulement les militaires. Récemment, il y a eu un débat public autour du temps de sommeil des personnels appartenant à des professions comportant des risques pour le public, tels les chauffeurs, les pilotes d’avion ou les médecins. Un chauffeur qui souffre de manque chronique de sommeil est susceptible de causer un accident de la route, non seulement parce qu’il peut s’endormir temporairement, mais aussi à cause de son manque d’attention et de la lenteur de ses réactions en cas de danger. On a donc raison d’imposer une législation qui fixe le nombre d’heures de sommeil des chauffeurs de véhicules de service public et qui limite le nombre d’heures passées au volant.
Il est quelque peu surprenant que la médecine soit la seule profession dans laquelle les personnels doivent travailler sans égard pour leurs heures de sommeil. Après un service de nuit, on exige des internes qu’ils continuent à travailler toute la journée suivante, sans tenir compte de la fatigue, et comme s’ils avaient bénéficié d’une nuit complète de repos. Dans une étude du Technion Sleep Laboratory, nous avons découvert que les internes affectés de nuit dans les services d’urgence d’un grand hôpital dorment en moyenne seulement deux heures et demie par nuit. Après leur service de nuit, ils continuent à travailler le lendemain pendant huit heures, ou plus, d’affilée, sans aucune considération pour leur manque de sommeil ; et, puisque la plupart des internes sont de garde au moins deux nuits par semaine, nous parvenons inéluctablement à la conclusion qu’ils souffrent de déficit chronique de sommeil, déficit qui peut gravement porter atteinte à la qualité de leur travail. À la lumière de cette évidence selon laquelle les longues nuit de travail passées dans les hôpitaux par les médecins de garde affectent leurs capacités pendant la journée, une critique aussi bien publique que professionnelle s’est développée ces dernières années portant sur ces rythmes de travail. Le premier endroit où les règlements du travail concernant les médecins ont été modifiés, et leurs heures de travail après un service de nuit limitées, est l’État de New York. Le changement est intervenu à la suite d’une tragédie : une négligence survenue dans le traitement d’un jeune homme de dix-huit ans, Libby Zion, au petit matin, entraîna sa mort. Le père du patient, juriste et journaliste, s’embarqua dans une dure croisade publique pour le changement des horaires de travail des médecins et ses efforts furent couronnés de succès. Depuis le 1er juillet 1989, les horaires de travail des résidents de l’État de New York furent limités à quatre-vingts heures hebdomadaires. Depuis lors, de nombreux autres hôpitaux ont volontairement changé les emplois du temps de leurs employés, mais aucun autre État, jusqu’à maintenant, n’a suivi la législation de l’État de New York.