l 'etrange cas de M.R
La littérature consacrée aux rêves contient de nombreux cas de rêveurs célèbres qui notèrent leurs expériences nocturnes pendant des années dans des journaux intimes. Michel Jouvet en est un premier exemple. Un autre rêveur remarquable est le marquis d’Hervey de Saint-Denis, un professeur français de langues orientales ayant vécu au XIXe siècle, qui consigna ses rêves depuis l’âge de treize ans et qui gagna, de ce fait, l’admiration de Freud. Le marquis, qui était un rêveur lucide, avait une étonnante capacité à contrôler ses rêves, à être parfaitement conscient tout en rêvant, et à s’éveiller à volonté de manière à pouvoir noter le rêve le plus tôt possible après sa survenue.
Ces dernières années, au Technion Sleep Laboratory, nous avons été témoins d’un autre phénomène hors du commun. Comme Saint-Denis, M. R. peut se réveiller à la fin de ses rêves et les noter avec soin. Certains de ses rêves sont extraordinaires car, à la différence de ce qui se passe dans ses rêves normaux, ni M. R. ni aucune de ses connaissances n’apparaissent en eux. Ces rêves sont des histoires complètes, logiques, qui traitent en général d’un unique sujet du début à la fin, et pourtant, M. R. n’est ni impliqué lui-même sur le plan émotionnel ni ne joue un rôle quelconque dans l’intrigue ; il n’en est que le spectateur. Les histoires sont nombreuses et variées ; certaines d’entre elles possèdent une grande richesse imaginaire et
sont pleines d’humour. Un bon exemple en est le rêve qu’il a fait le 20 septembre 1981, dont nous citons littéralement le compte rendu. « C’est la coutume des tribus esquimaudes d’envoyer en exil leurs membres les plus âgés, qui sont devenus un fardeau pour la communauté. Cela revient, en fait, à une sentence de mort. Un certain Esquimau, qui n’était pas très âgé et était encore actif dans les affaires de la tribu, souffrait d’un problème embarrassant, un problème qui dans d’autres sociétés n’aurait certainement eu rien d’extraordinaire : il était tout simplement frileux. À plusieurs reprises, il avait été pris sur le fait en train de voler de la graisse de poisson dans l’entrepôt de la tribu. Il demanda que le thermostat du chauffage central fût réglé le plus haut possible. La tribu ne pouvait pas supporter une telle dépense et elle décida d’envoyer l’Esquimau frileux à une mort certaine dans les champs enneigés du Nord. A la différence d’autres exilés qui attendaient sur l’un des icebergs que la mort vînt se saisir d’eux, l’Esquimau fit de son mieux pour survivre et commença à s’éloigner de sa tribu. Après deux jours de marche, il rencontra une expédition qui se dirigeait vers le pôle Nord sur des traîneaux tirés par des chiens. Les membres de l’expédition furent si émus par l’histoire de l’Esquimau qu’ils lui firent cadeau d’un manteau équipé spécialement d’un système de chauffage électrique afin qu’il pût surmonter son hypersensibilité au froid. Heureux du cadeau qu’il avait reçu, l’Esquimau entreprit de revenir sur ses pas vers sa tribu. Quand il fut fatigué, il trouva une petite crevasse dans la neige et s’y endormit. Il ne pensa pas à la chaleur provoquée par son bel habit neuf. La chaleur fit fondre la glace sous lui et il tomba dans le trou qui s’était formé et se noya. Quand les membres de la tribu découvrirent le trou, ils ne parvinrent pas à comprendre comment un tel trou dans la glace, ayant la forme d’un corps humain, avait pu être creusé. Comment l’eau, au fond du trou, pouvait-elle être si chaude ? Après une longue délibération, ils se rangèrent à l’explication de leur chef : leur compagnon de tribu s’était noyé à cause de ses péchés et avait été droit en enfer. Cela ne les empêcha pas de retourner de temps en temps à ce trou dans la glace afin d’utiliser l’eau chaude pour faire du thé. »
Même si cette histoire avait été tirée d’une imagination en éveil et non pas d’une imagination à l’état de rêve, son originalité et sa richesse sont impressionnantes. Dans d’autres cas, les histoires de M. R. étaient plus courtes que l’exemple cité ; parfois seulement de courtes phrases, souvent des adages ayant une morale ou des rengaines comme « vous pouvez trouver la meilleure nourriture à Paris, sur le boulevard Ravioli (sic) ». Quand j’ai lu pour la première fois les histoires oniriques de M. R., qui avaient toutes été rêvées dans sa langue maternelle, l’allemand, puis traduites en anglais, je doutai qu’on pût les nommer vraiment des « rêves ».
Par conséquent, je suggérai qu’il passât quelques nuits dans notre laboratoire de sommeil pour que nous pussions l’éveiller du sommeil REM et obtenir le compte rendu de son rêve dans des circonstances soumises à un contrôle. À ma grande surprise, le résultat des tests de laboratoire confirma les comptes rendus de M. R. Il raconta des rêves à la suite de treize réveils sur quinze ; neuf des treize rêves étaient normaux en ceci qu’il en était le « héros » ou que les premiers rôles étaient tenus par des personnes de sa connaissance. Quatre comptes rendus relevaient de la catégorie de rêves ayant une histoire, et deux d’entre eux étaient semblables aux histoires que nous avons racontées précédemment.
Lors de l’un de ses réveils du sommeil onirique, il raconta que juste avant de s’éveiller il avait vu la phrase suivante : « Les piqûres de moustique aux États-Unis sont plus douloureuses que celles des moustiques israéliens parce que les États-Unis sont plus grands qu’Israël. » Mais la plus grosse surprise nous attendait après les enregistrements des 28-29 novembre 1984. M. R. s’éveilla de son cinquième sommeil REM et affirma qu’il ne se souvenait d’aucun rêve. Il marmonna un mot qui, dit-il, « était fiché dans son esprit » : le mot était « carbure » (carbide). Le technicien du sommeil, qui était habile dans l’art d’interroger les sujets à leur réveil, essaya de l’amener à divulguer quelque information supplémentaire, mais en vain. Tout ce que M. R. pouvait dire était cet unique mot, carbure. Il ajouta que c’était « une espèce de gaz ayant une forte odeur ». Le carbure a, en effet, une odeur particulièrement âcre qui peut être détectée après la soudure oxyacétylénique du métal. M. R. affirma catégoriquement qu’il n’avait jamais travaillé dans ce domaine particulier au cours de sa vie. Il savait ce qu’était le carbure, mais ne pouvait trouver aucune raison pour laquelle ce mot était apparu dans son sommeil REM.
Trois jours après le test de M. R., le trois décembre, le plus atroce accident industriel de l’histoire se produisit en Inde, à Bhopal. Une explosion dans une usine chimique provoqua la mort de plus de quatre mille hommes, et près de vingt mille personnes furent blessées. L’usine appartenait à une compagnie américaine appelée Union Car-bide. Je me souviens encore du choc que j’ai éprouvé quand j’ai entendu cette nouvelle à la radio. La coïncidence était stupéfiante. Quelle probabilité y a-t-il pour que la compagnie qui possédait l’usine ait été mentionnée dans le rêve d’un homme dont les rêves étaient, dans tous les cas, si étranges et si inhabituels ? J’appelai immédiatement M. R. pour savoir s’il avait appris la nouvelle, et il me répondit que oui. Sa première réaction fut : « Il ne s’agit que d’une coïncidence. Je ne crois pas aux rêves prémonitoires. »
Depuis ce jour, M. R. continue à nous envoyer ses étranges comptes rendus de rêves plusieurs fois par an, et ils sont souvent plus de quatre cents. Au fur et à mesure du passage des années, il s’est aperçu que leur fréquence diminuait, et à présent il ne se réveille à la fin d’un rêve qu’une fois ou deux par mois. Je n’ai aucune explication convaincante de ce phénomène, et il rejoint donc les autres comptes rendus de rêves étranges qui sont apparus dans la littérature scientifique rêves qui attestent la richesse du monde aux multiples facettes qui est créé chaque nuit dans nos cerveaux.