Du sommeil aux rêves : Sommeil et mémoire
Certains neurologues suggèrent que le sommeil soit une manière de classer nos souvenirs, de traiter l’information reçue la veille. Cette hypothèse est intéressante : le sommeil semble lié, en effet, à la mémoire. S’il est faux de croire qu’on peut apprendre sans se fatiguer en plaçant un magnétophone sous son oreiller, il a été démontré par de nombreuses observations qu’on retient mieux ce qu’on a appris avant de s’endormir, probablement parce que, pendant le sommeil, aucun élément extérieur ne vient perturber le processus de mémorisation. On l’a vérifié expérimentalement sur des animaux de laboratoire, qui réussissent mieux les épreuves auxquelles on les soumet si on les a entraînés avant qu’ils ne s’endorment. On l’a constaté aussi chez des étudiants à qui on a demandé d’apprendre leur leçon le soir, et qui l’ont bien mieux retenue.
Une autre thèse estime que le sommeil serait moins destiné à réparer les fatigues de la veille que de préparer l’activité du lendemain. Elle est intéressante, dans la mesure où elle rejoint les rythmes prémonitoires dont nous avons vu l’importance chez de nombreuses espèces animales. La mise au repos, pendant le sommeil, d’éléments chimiques particuliers qui assurent la communication entre certaines cellules nerveuses du cerveau, qu’on appelle les petits neurones, favoriserait cette bonne reprise d’une vie normale dès l’éveil. Nous commençons à nous préparer plusieurs heures à l’avance à nous réveiller, par des réactions organiques qui se mettent en place peu de temps après notre endormissement, de manière à ce que nous soyons prêts à réagir de façon très active dès notre réveil. Une forme de vigilance subsiste donc pendant l’état de sommeil, qui se traduit par des « micro-réveils », dont nous n’avons pas conscience. C’est sans doute un souvenir inscrit dans notre patrimoine héréditaire depuis les temps préhistoriques, lorsque les hommes devaient se méfier des fauves et de tous les autres ennemis qui les guettaient pendant qu’ils dormaient et qu’ils devaient être prêts à affronter instantanément dès leur réveil.
Mais ce peut être un élément plus ancien encore, puisque cet état de vigilance et ces « micro-réveils » existent chez la plupart des animaux. Selon une ancienne légende indienne, les hommes vécurent longtemps dans un monde où le Soleil ne se couchait jamais, où ils passaient éternellement leur temps à travailler, ne connaissant pas le repos, écrit le psychiatre Jean Picat. Un jour, las de ce destin monotone, ils demandèrent aux dieux de leur apporter la nuit et le sommeil. De ce jour, ils se mirent à vieillir : le temps s’était mis en marche et ils connurent à la fois le repos du sommeil et la mort.
L’éveil reste un autre élément mystérieux du sommeil. Pourquoi nous réveillons-nous ? On l’ignore. Les neurologues ont longtemps cherché un centre de l’éveil, tout comme ils ont cherché un centre du sommeil. S’ils ont quelques indications sur ce dernier, qui semble se trouver au niveau de la structure du cerveau qu’on appelle l’hypothalamus, le centre de l’éveil ou de l’état de veille reste mystérieux. Il est bien évidemment lié à la conscience et à la vigilance, mais cela détourne l’interrogation sans y répondre, car qui peut définir anatomiquement la conscience et où se trouve le centre de la vigilance ? Il semble que le système d’éveil soit complexe, et qu’il mette en jeu de nombreuses structures du cerveau.
Les biologistes ont fait des observations sur des sujets placés dans un caisson d’isolation sensorielle, c’et à dire un récipient a moitié rempli d’eau très salée, dans laquelle on flotte, et qui est isolé de toute stimulation venant de l’extérieur. On y ressent une impression de relaxation et de rétrécissement du temps, note le neurologue Antoine Rémond, qui s’est soumis à l’observation. Mais il n’y a pas ressenti l’abolition de sa conscience et de l’éveil. Le physiologiste américain John Lilly, promoteur de ces expériences en caisson, célèbre pour ses essais de communication avec les dauphins, y voit un moyen de comprendre le lien entre l’éveil, la conscience, la prévision, la prise de décision. L’avenir de l’homme, dit de son côté Michel Jouvet, pourrait passer par la conquête de l’éveil. Il estime qu’il ne serait pas impossible de réduire le temps de notre sommeil à deux cycles de quatre-vingt-dix minutes, soit trois heures de bon sommeil, comprenant obligatoirement une phase « paradoxale », dont nous allons voir, un peu plus loin, l’importance. Toutes les armées du monde disposent déjà de drogues permettant de résister à l’absence de sommeil, tout en préservant ces indispensables moments de phase « paradoxale », qui garantissent d’être capable de faire preuve dès le réveil d’une bonne vigilance.