Du sommeil aux rêves : Les navigateurs solitaires
Parmi les hommes et les femmes placés dans des conditions inhabituelles et qui doivent apprendre à gérer leur sommeil d’une manière particulière, le cas des navigateurs solitaires est exemplaire. Ils ne peuvent se permettre, lors des longues courses, de dormir des heures d’affilée. Le problème, pour eux, indique le Dr Jean-Yves Chauve, conseiller médical des grandes compétitions, est de conserver en permanence l’indispensable vigilance : « La vigilance doit être à 100 %, dit-il, pour saisir le détail anormal qui, s’il était négligé, pourrait prendre des proportions catastrophiques. Le sommeil ne doit avoir qu un seul but : préserver ces 100 %, tout le temps et a tout prix. Peu importe la durée et le moment du sommeil, seule sa qualité est fondamentale. » Dès vingt-quatre heures sans sommeil, on perçoit, en effet, moins bien les sons, la vision est perturbée, les performances intellectuelles sont diminuées. Au bout de quarante heures sans sommeil, la chute de ces performances est supérieure à 20 %. Percevoir les troubles que cela provoque est difficile, car on ne peut pas être vigilant sur sa propre vigilance. Le phénomène peut conduire à des hallucinations si le manque de sommeil se prolonge : certains navigateurs solitaires racontent avoir vu de petits nains dans le compas, ou avoir été tentés de confier la barre à un ami qu’ils voyaient sur le pont.
Il faut donc dormir, soit en fin de nuit, soit en début d après- midi, une heure et demie à deux heures au maximum. « Il faut profiter, dit le Dr Chauve, des bouffées de sommeil, moments privilégiés pour s’endormir, les “portes d entree du sommeil , qu’il faut apprendre à repérer. » Certains réussissent à faire un cycle complet de sommeil en vingt minutes, ce qui est indispensable dans les conditions de navigation difficiles. Ceux qui ont naturellement moins besoin de sommeil sont, bien entendu, avantagés. Une étude faite sur un concurrent de la course « La Route du Rhum» a montré qu’un rythme comprenant une vingtaine de minutes environ de sommeil paradoxal par jour s’installait dès le deuxième jour, dans des cycles de sommeil d’environ quatre vingt minutes au maximum, pouvant descendre à la demi-heure.
Les navigateurs solitaires, enfermés dans leur isolement, doivent aussi trouver des moyens de se recréer un temps. Ils s’imposent, par exemple, un rythme de travail, de repas et de loisirs qu’ils s’efforcent de suivre à la lettre, quand les conditions ne les empêchent pas de le faire. De plus, ils utilisent des symboles pour marquer le temps, comme des anniversaires, qu’ils fêtent en pensée ou en buvant un verre. Gérard d’Aboville, traversant le Pacifique à la rame, avait chargé sur son canot, malgré le handicap du poids supplémentaire, un carton de vin et s’offrait une gorgée, dans un verre ballon, pour rythmer son effort. Philippe Poupon a l’habitude de dédier chacun de ses repas à un ami, avec lequel il est ainsi en communion pendant quelques moments, pour s’évader de son bateau.