Comment est-on arrivé à cette situation ?
L’historique peut nous apporter certains éléments de réponse a cette question fondamentale: pourquoi fume-t-on ? Tout ce qui peut permettre au fumeur de mieux en comprendre les raisons peut l’aider a se libérer du tabac.
Depuis la nuit des temps, le fait de fumer a fait partie des coutumes de l’humanite: rôle religieux dans le rituel de diverses croyances, puis role thérapeutique avec l’utilisation chez les Egyptiens et les Grecs de diverses plantes, tels l’oregon, la belladone, la verveine. Fumer pouvait également devenir un plaisir lorsqu’on utilisait le chanvre ou le pavot. Les Romains inventèrent la pipe, du latin pipa, tuyau. Mais ces pratiques étaient restées très limitées, jusqu’a ce que Christophe Colomb rapporte le tabac lors de sa découverte du Nouveau Monde; en effet c’est en 1492 que les Européens virent pour la première fois, les Indiens fumer.
Dans son histoire genette des Indes, Feveque Las Casas’ raconte: «Les Indiens hommes et femmes avaient dans la bouche un petit tison allume; l’herbe dont ils absorbaient ainsi la fumée était bourrée dans une feuille sèche, comme un mousqueton en papier que font les enfants le jour de la Pentecote et que l’on appelait “petard”. Les Indiens l’allumaient par un bout et humaient par l’autre extremite en respirant largement la fumée avec leur haleine »; c’etait en fait l’ancetre du cigare. Dans cette civilisation, le tabac avait un caractère sacre, très largement utilise dans les ceremonies religieuses; les prêtres ou chamans se servaient des feuilles de tabac en quantités importantes pour obtenir l’exaltation, l’ivresse, en le fumant, en Favalant sous forme de jus, en le prisant; ils l’associaient souvent a d’autres plantes a action psychotrope et entraient en transe, parfois jusqu’a un état comateux de mort apparente; ils disaient communiquer ainsi avec les esprits et acquérir le pouvoir de prédire et de guérir. De nos jours certaines pratiques « vaudous » perpetuent cette tradition.
Le tabac avait également un rôle thérapeutique: les feuilles étaient machees de fagon courante dans les tribus, servant essentiellement de stimulant, de coupe-faim. Il avait surtout un caractere general de convivialite, comme cela est decrit par Jacques Soustelle : « Une fois le repas termine, les Indiens se lavaient les mains et la bouche, puis on leur servait du cacao et on leur donnait des pipes.»
On trouve dans les Contes des Indiens d’Amerique des legendes sur les effets du tabac:
«Maichack était un Indien admire de tous. Bon chasseur, pécheur habile, cultivateur heureux du manioc, il savait remplir son ventre et celui de ceux qu’il aimait. Mais une longue saison de pluie survint et le manioc ne poussait plus. La foret était désertée par tous les animaux et les rivières étaient si boueuses que le poisson avait disparu. Alors Mai- chack avait faim et il savait que ceux qu’il aimait avaient faim aussi. II errait dans la foret, mais ne voyait aucun animal; il marchait, marchait; il pleurait, l’angoisse et la detresse avaient pris possession de son coeur. Le soir arriva et il etait perdu; il pensa qu’il allait mourir. Pour essayer d’oublier sa faim, il chercha un peu d’herbe ou de feuilles a manger. II trouva dans le noir une petite plante qu’il ne connaissait pas: c’etait «Kava’i-le tabac »; il la cueillit et macha longuement ses feuilles. Alors la nuit peu a peu se remplit de couleurs, l’angoisse qui emprisonnait le coeur de Maichack s’evanouit progressivement; sa faim et sa tristesse disparurent et il s’endormit. II rêva et dans son sommeil, il vit un champ avec des plants de manioc abondants et très riches.
«C’est ainsi que “Kavai-le tabac” devint l’ami des Indiens; maintenant lorsque l’angoisse survient “ Kavai ” est la: si on le fume, il réchauffe le coeur quand la tristesse est présente; il ne se mange pas, mais apaise la faim quand la chasse est mauvaise. “ Kavai-le tabac ” aide les Indiens a voir l’autre cote des choses.»
Cette légende décrit de façon remarquable certaines propriétés du tabac: capable d’apaiser la faim, de soulager l’anxiete et la tristesse, de relever le moral; tous ces effets psychoactifs étaient déjà connus empiriquement. On sait aujourd’hui qu’ils sont lies aux propriétés neurologiques de la nicotine et sont une des causes principales de la consommation du tabac et singulièrement des cigarettes. Bien plus, et de fa?on inattendue, la médecine modeme découvre actuellement les effets bénéfiques possibles de la nicotine dans certaines affections.
Les compagnons de Christophe Colomb commencèrent donc a utiliser cette plante, a l’imitation des Indiens et ils l’apprecierent tres rapidement; ils revinrent en Espagne avec des feuilles qu’ils se mirent a fumer ostensiblement. Comme Las Casas s’etonnait de « cette vilaine coutume », ils répondaient qu’il leur était impossible de s’en defaire.
Des 1556, la culture de la plante débuta en France par l’intermediate du Pere Thevet, qui, revenant du Bresil, en rapporta des graines et les planta dans son jardin d’Angou- leme. En 1561, Jean Nicot, maitre de requêtes et ambassa- deur auprès de Sebastien, roi du Portugal, introduisit a la cour de France, auprès de Catherine de Medicis et du Grand Prieur François de Lorraine, une plante aux vertus particulières qu’il appela Nicotiane: «J’ai trouve une herbe des Indes douée de merveilleuses propriétés contre le noli-me-tanguière et les fistules déplorées comme irrémédiables par les médecins, et un singulier remède aux navres* », ecrivait-il; Catherine de Medicis l’utilisa avec succès en fumigation contre ses migraines. Cette plante fut utilisee par les medecins comme un remède très efficace; elle reçut de multiples noms, entre autres, Medicee, Herbe a la Reine, Herbe du Grand Prieur… De nombreuses propriétés etaient decrites: « L’eau de tabac aiguise la vue, efface les taches du visage, guérit la courte haleine, les fièvres, le rhumatisme, l’hydropisie; elle arrête les hémoptisies et facilite 1’accouchement…»; en poudre « on s’en servait comme d’un stemutoire infaillible pour rappeler a la vie ceux qu’une apoplexie violente ou une léthargie avaient deja étendus dans le cercueil …».
Le tabac était le «guerisseur» miraculeux, la panacée dont l’utilisation etait encouragée par Ambroise Pare.
L’origine des noms portes par le tabac dérive de mots américains: le mot tabaco serait-il rattache a l’ile de Tabago ou a la ville de Tabasco au Mexique, comme cela est sou- vent dit, ou encore au nom du tuyau dans lequel les Indiens introduisaient la plante qu’ils avaient Fhabitude de fumer? Ce serait alors par erreur que les Espagnols et Portugais auraient donne le nom de tabaco au produit fumigène, d’ou derive en France le mot tabac ? Cela est discute. A Cuba, le cigare était nomme cohiba. Des 1556, le moine Andre The vet, qui avait introduit la culture de la plante en Europe, Fappelait petun, comme les paysans bresiliens; de la vient le verbe petuner employé au Grand siècle et rendu célèbre par la tirade des nez de Cyrano de Bergerac:
« £a, monsieur, lorsque vous pétuner !
La vapeur du tabac vous sort-elle du nez Sans qu’un voisin ne crie au feu de cheminée ? »