Anticancer : le bio
Tout au nord-ouest des États-Unis, bordé par l’océan Pacifique et une chaîne de montagnes, F État de Washington est un des plus beaux du grand Ouest américain. Comme souvent là où la beauté de la nature s’impose, les habitants y sont aussi des plus progressistes. De nombreux supermarchés et coopératives « bio » prospèrent autour de Seattle, et une grande partie de la population choisit de se nourrir de cette manière. Comme en Europe, les produits labellisés « bio » sont cultivés avec des engrais naturels, sans pesticides de synthèse. Toutefois, ils sont souvent contestés parce qu’ils sont plus chers tout en étant parfois contaminés en partie par les pesticides des champs voisins. Permettent-ils vraiment de réduire notre exposition aux contaminants ?
A l’université de Washington, une jeune chercheuse, Cynthia Curl, s’inquiétait de savoir si la nourriture bio que ses amies donnaient à leurs enfants était réellement plus saine. Elle réussit à organiser une étude sur 42 enfants de 2 à 5 ans, en s’adressant à des familles qui sortaient du supermarché habituel ou d’une coopérative bio. Pendant trois jours, les parents devaient noter exactement ce qu’ils donnaient à manger et à boire à leurs enfants. Ceux-ci étaient classifiés « bio » si plus de 75 % de leur nourriture portait le label « bio », et « conventionnels » si plus de 75 % de leurs aliments n’étaient pas « bio ». Le docteur Curl mesura ensuite dans les urines des enfants les produits de dégradation des pesticides organochlorés (les pesticides les plus courants). Elle trouva que le taux de pesticides dans l’urine des enfants « bio » était nettement en deçà des minima fixés par F Agence gouvernementale de protection environnementale. Il était aussi 6 à 9 fois moindre que celui des enfants « conventionnels ». Pour ces derniers, la charge toxique dépassait au contraire de 4 fois les limites officielles tolérées… La nourriture «bio» faisait bel et bien une différence de taille quant au niveau d’intoxication de l’organisme.
Rapportées dans le New York Times, les réactions suscitées par cette démonstration sont malheureusement typiques. Le chercheur David Klurfeld, un nutritionniste réputé de l’université de Wayne State, à Détroit, explique par exemple qu’on ne connaît pas de façon claire les implications sur la santé de ces mesures de pesticides. « Je ne dis pas qu’il n’y a pas un risque possible pour la santé. Mais il faut être réaliste et ne pas paniquer à cause de ce genre de données. Pour ma part, je ne changerai rien aux habitudes de nourriture de ma famille sur la base de cette étude. »
Mais tous les spécialistes ne voient pas les choses de cette façon. Dans le Département d’études de l’environnement à l’université de Yale, le professeur John Wargo suit depuis des années l’impact sur la santé des enfants des changements dans l’environnement. Sa conclusion est tout autre : « Cette étude justifie l’importance d’un régime bio, et montre que les aliments bio réduisent l’exposition des enfants. Les industriels [de l’agroalimentaire] nous disent “montrez-moi les morts”. Moi, je ne veux pas qu’on joue au poker avec la vie de mes gamins. »
Depuis, une deuxième étude de la même université a prolongé la démonstration : 23 enfants ont d’abord été testés après avoir suivi pendant plusieurs jours un régime « conventionnel ». Leur urine montrait la présence de pesticides. Ils ont ensuite consommé uniquement des aliments « bio ». En quelques jours, toute trace de pesticide avait disparu de leur urine. Lorsqu’ils sont revenus à l’alimentation conventionnelle, les traces de pesticides sont rapidement réapparues, au même niveau qu’avant l’alimentation bio.
Imaginons qu’il existe un produit dont il suffirait de mettre une goutte sur un steak, du lait ou un fruit pour que, en changeant de couleur, il révèle la présence de pesticides. Du jour au lendemain, l’industrie agroalimentaire serait obligée de transformer radicalement ses pratiques pour se conformer aux exigences de la précaution la plus élémentaire face aux substances douteuses qui ont été introduites dans notre alimentation depuis 1940. Mais ces produits toxiques sont inodores, incolores et sans saveur. D’être indétectables les rend-il plus « acceptables » pour autant ? Cette question est-elle réservée à ceux d’entre nous qui ont déjà été touchés par le cancer?