Anticancer : La peur de souffrir – La peur du vide
Quand j’ai rencontré Denis, il se préparait à mourir à 32 ans. Nous avions presque le même âge et il était médecin comme moi. Un lymphome le dévorait depuis quelques mois et les traitements n’avaient plus d’effet. Sans savoir ce que je vivais de mon côté, il a dû sentir que j’étais touché par ses angoisses et il a demandé à me voir régulièrement. Il disait qu’il voulait comprendre, rester pleinement conscient, même dans la peur, même face au vide. J’écoutais surtout, car en vérité il semblait comprendre beaucoup plus que moi.
« Ce qui m’a d’abord aidé, c’est de me rendre compte un matin que je n’étais pas le seul à devoir mourir. Même si moi, je vais mourir jeune, j’ai vu tout à coup que nous étions tous dans le même bateau. Tous ces types dans la rue, le présentateur de la télé, le président, et toi, même toi…, dit-il en évitant un peu mon regard, tu vas mourir aussi. Ça paraît idiot, mais de penser à ça me rassure. Par ce destin commun, je reste entièrement humain, et lié à vous tous, et à tous nos ancêtres et à tous nos descendants. Je n’ai pas perdu ma carte de membre. »
Dans ses rêves, Denis était souvent pourchassé par des vampires. Un symbole transparent de la mort qui le traquait. Il se réveillait toujours avant qu’ils n’arrivent jusqu’à lui. Mais un jour, son rêve s’est terminé différemment. Les vampires l’avaient rattrapé et avaient plongé dans sa chair leurs ongles et leurs dents. Denis hurla dans son sommeil et se réveilla en sueur. Jamais encore il n’avait pensé à ce qu’il venait de comprendre : « Non seulement j’ai peur de mourir, mais maintenant je me rends compte que je suis terrifié que ça fasse mal ! »
Jeunes médecins, nous prenions ensemble conscience que nous ne savions pas grand-chose sur la façon dont on meurt.
Nous ne savions même pas si on souffrait… Personne n’avait jugé utile de nous l’enseigner à la faculté. Nous avons alors lu ensemble des livres qui décrivent sans fard comment le corps et l’esprit font la transition vers la mort.
Avec soulagement, nous avons appris que la mort n’est pas douloureuse en elle-même. Dans les derniers jours, on cesse d’avoir envie de s’alimenter et de boire. Le corps se déshydrate alors progressivement. Plus de sécrétions, donc plus d’urine, plus de selles, moins de phlegme dans les poumons. Donc moins de douleur dans le ventre, moins de nausée. On ne vomit plus, on ne tousse plus. Tout le corps se calme. La bouche est souvent sèche, mais il est facile de la soulager en suçant de petits glaçons ou un tissu mouillé. Une fatigue s’installe, et l’esprit se détache, le plus souvent avec un sentiment de bien-être, parfois même une euphorie. On a de moins en moins envie de parler à ses proches. Simplement de leur tenir la main et de regarder ensemble la lumière du soleil par la fenêtre, ou d’écouter le chant d’un oiseau, ou une musique particulièrement belle. Dans les dernières heures, on entend parfois une respiration différente qu’on appelle le « râle ». Et puis, il y a généralement quelques dernières respirations incomplètes (les « derniers soupirs ») et des contractions involontaires du corps et du visage qui semblent se rebeller contre la disparition de la force vitale. Elles ne sont pas l’expression d’une souffrance, mais simplement la manifestation du manque d’oxygène dans les tissus. Puis les muscles se relâchent, et tout est terminé.
Mais Denis avait peur que ses tumeurs diffuses ne le laissent pas accéder à une telle paix. Déjà une fois, ses nerfs avaient été comprimés, et la douleur avait été terrible. Il n’a été rassuré que lorsque nous avons établi avec son cancérologue un plan précis : si cela devenait nécessaire, il voulait qu’on lui donne des doses suffisantes de médicaments analgésiques pour bloquer toute douleur. Il comprenait que des doses élevées pouvaient induire un sentiment de paix tel qu’il pourrait cesser de respirer. Mais le risque d’écourter un peu sa vie lui importait moins que l’assurance de ne pas souffrir.
Puis Denis a fait un tout autre rêve dont il m’a parlé avec animation. « C’était la fin du monde. J’étais enfermé dans un stade couvert. Il y avait les amis de mes vingt ans et, autour, une foule immense. Nous savions tous qu’il ne restait que quelques heures, peut-être une nuit. Les gens déambulaient et hurlaient des choses incohérentes. Certains faisaient l’amour avec n’importe qui. D’autres se suicidaient ou s’entretuaient. L’angoisse était insoutenable. Je me suis réveillé en ayant l’impression que ma tête allait éclater. Je pouvais à peine respirer. Jamais je n’ai eu aussi peur. Et pourtant ce rêve a tout changé. Parce que cette scène était bien pire que l’idée de ma propre mort. Oui, je vais mourir, mais… ce n’est pas la fin du monde ! »
Denis était profondément athée, et ce soulagement le plongeait dans la perplexité. Il avait toujours imaginé qu’avec l’extinction de sa conscience le monde allait disparaître avec lui. « Quelle importance peut-il y avoir à ce que le monde me survive ? Pourquoi ce réconfort inattendu ? »
Nous avions relu ensemble Viktor Frankl, un psychiatre viennois élève de Freud et d’Adler. Il fut déporté à Auschwitz et Dachau. Après sa libération, il développa une nouvelle forme de psychothérapie, la « logothérapie » (« logos » signifiant « sens »), qui soulage l’angoisse en aidant chacun à trouver plus de sens à sa vie, même au bord de la mort5. Je me souvenais d’un très beau passage de son livre, où il parle d’une femme en train de mourir dans un baraquement, et qui regardait à travers une toute petite fenêtre une branche se balancer dans le ciel. Elle disait à ses compagnes : « Tu vois cette feuille ? Rien n’est grave, puisque la vie continue. » Juste une feuille, pas même une existence humaine. Le sentiment de connexion à la vie dont parle Frankl peut s’étendre très loin, au-delà de l’humanité, à la nature tout entière. Nombreuses sont les personnes confrontées à l’imminence de leur propre mort, qui, comme Denis, découvrent dans la dimension universelle de l’existence de quoi les rassurer profondément. Même si elles n’avaient jamais envisagé le monde sous cet angle.
Denis découvrait ce qu’il appellerait plus tard son « âme ». Comment chacun de ses choix, chacune de ses actions au cours de sa vie s’était imprimé pour toujours dans le destin du monde par ses répercussions infinies. Comme le papillon proverbial de la théorie du chaos, dont un battement d’ailes en Chine influence les ouragans d’Amérique. Denis prenait conscience de l’importance de chaque pensée, de chacune de ses paroles. Et encore plus des gestes d’amour vers les autres ou même vers la terre. Il les voyait maintenant tous comme la semence d’une récolte étemelle. Il avait le sentiment, pour la première fois, de vivre chaque instant. De bénir le soleil qui lui caressait la peau, comme l’eau qui rafraîchissait sa gorge. Ce soleil qui déjà avait donné la vie aux dinosaures. Cette eau qu’ils avaient bue aussi. Qui avait fait partie de leurs cellules avant de redevenir nuages puis océans. « D’où vient cette gratitude chez moi qui vais mourir ? » Et puis le vent aussi, le vent sur son visage. « Bientôt je serai le vent, et l’eau et le soleil. Et surtout l’étincelle dans les yeux d’un homme dont j’ai soigné la mère ou guéri l’enfant. Tu vois, c’est ça, mon âme. Ce que j’ai fait de moi, qui vit déjà partout et y vivra toujours. »
Quand il a commencé à devenir vraiment faible, il s’est alité, accompagné par le service de soins palliatifs à domicile. Sa sœur et quelques amis lui rendaient visite. Ensemble, ils veillaient sur son confort. Ils lissaient les draps, le maintenaient toujours propre, mettaient des fleurs dans sa chambre, de la musique qu’il aimait. Je montais dans cette pièce comme on se prépare à entrer dans un lieu sacré. Son sourire donnait le sentiment de recevoir une sorte de bénédiction.
Dans les derniers jours, il voulait parler de ce qui arrive après la mort. Ni lui ni moi n’avions de croyance religieuse particulière. Mais nous avions tous les deux été interpellés par les expériences décrites par certains de nos patients « cliniquement morts » puis revenus à la vie. Personne ne sait véritablement comment interpréter ces expériences dites « NDE » (pour « near death experience » ou « expérience de quasi- mort »). Nous avons appris qu’on en retrouve les principaux éléments dans des peintures antiques comme dans des fresques médiévales. Qu’il existe une concordance étonnante entre les descriptions quelles que soient les différences culturelles, indépendamment de la religion ou de l’histoire. Que les études cliniques, ainsi qu’une célèbre contribution dans le Lancet, suggèrent qu’elles sont très fréquentes (près d’une personne sur cinq dont le cœur s’est arrêté de battre de façon prolongée avant qu’elle ne soit médicalement « ressuscitée »). Dans Le Livre tibétain de la vie et de la mort du lama Sogyal Rin- poché, nous avons trouvé un « manuel d’instructions » pour la personne qui s’apprête à mourir. Il annonce une lumière blanche et accueillante, et suggère de se contenter de se tourner vers elle. Que tout le reste se fait tout seul8. Denis trouvait ces récits apaisants. Gardant ses distances par rapport à un hypothétique « au-delà », il n’est jamais devenu croyant. Mais il ne voyait plus la mort seulement comme la certitude du grand vide des nihilistes. Elle était devenue pour lui un « mystère ». Quelque chose de beaucoup plus ouvert, comme un retour vers l’énigme de ce qui avait été avant qu’il ne soit un embryon dans le ventre de sa mère.
Dans les derniers jours, il ne parlait presque plus. Il est mort tard un soir. Un de ses amis lui massait les pieds. Le matin, sur mon bureau, j’ai découvert une note de mon assistance « Denis M. : CDR. » Un euphémisme courant à l’hôpital pour « cessé de respirer ». Et moi, je me suis demandé s’il n’avait pas tout juste commencé.
Vidéo : Anticancer : La peur de souffrir – La peur du vide
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