Anticancer : La peur d’être seul
À côté de la peur de souffrir et de la peur du vide, on retrouve souvent l’angoisse d’être seul face à ce que Tolstoï appelle 1’« acte monumental et solennel de sa propre mort ». Nous avons peur que personne ne puisse plus nous apporter de réconfort tant le sujet est terrifiant. Cette solitude fait souvent encore plus souffrir que la douleur physique
On m’a demandé un jour de venir parler à la femme d’un patient parce qu’elle était « agitée » et perturbait les activités du service. Elle harcelait les infirmières et les internes de questions et d’indications sur ce qu’il fallait faire et ne pas faire pour son mari et élevait la voix dans les couloirs d’une façon qui inquiétait les autres patients. Deborah et son mari avaient 42 ans tous les deux. Après des études brillantes dans une des meilleures écoles de commerce du pays, ils étaient devenus des traders de haute volée. Mais depuis un an, Paul souffrait d’une hépatite très grave qui était en train de l’emporter. Très « battants », ils avaient exploré tous les traitements existants et s’étaient pliés à des protocoles très durs. Rien n’avait marché, et les médecins avaient annoncé à Deborah qu’ils n’avaient plus d’espoir. Elle ne voulait à aucun prix que Paul soit mis au courant. Pâle et brusque dans ses gestes, elle m’expliquait qu’il était encore possible que le dernier traitement entrepris fasse son effet, qu’il devait garder une attitude positive. Il ne devait en aucun cas imaginer qu’il allait peut- être mourir.
Quand je suis entré dans la chambre, Paul faisait pitié à voir. La jaunisse aggravait encore l’impression de fragilité donnée par son visage creusé. Pendant que nous faisions connaissance, ses mains froissaient et défroissaient nerveusement les draps. Tout en respectant les injonctions de Deborah, je lui ai demandé ce qu’il pensait de son état, comment cela pouvait évoluer à son sens. Il pensait qu’il pouvait s’en sortir, qu’il fallait rester optimiste. L’espoir, jusqu’au bout, est important pour chacun de nous. Mais avait-il parfois peur que cela puisse tourner moins bien que ce qu’il espérait ? Il est resté longtemps silencieux, puis il m’a dit qu’il y pensait souvent mais n’en parlait jamais parce que sa femme ne pourrait pas le supporter.
J’ai ressenti une profonde tristesse pour ces deux amants. Ils étaient si protecteurs l’un de l’autre qu’ils finissaient par s’empêcher de parler ensemble de ce qui leur faisait le plus peur. Quelle terrible solitude chacun d’eux vivait ! Nous avons parlé de leur première rencontre, de leurs meilleurs souvenirs communs, du projet qu’ils avaient d’avoir un enfant après avoir longtemps hésité. À la fin de la conversation, j’ai demandé à Paul ce qu’il penserait si les rôles étaient inversés. Que dirait-il si Deborah était à sa place, si elle se disait qu’elle allait peut-être mourir et choisissait de ne pas lui en parler ? Si elle glissait doucement un matin vers la mort sans qu’il ait eu l’occasion de lui dire tout ce qu’il avait partagé avec elle… Il m’a promis d’y réfléchir.
Quand je suis revenu quelques jours plus tard, Deborah ne semblait pas tout à fait la même. Elle m’a accueilli dans le couloir avec un regard plus doux, elle avait repris des couleurs, elle avait l’air d’avoir dormi. Elle m’a dit que Paul lui avait parlé. Qu’il lui avait confié sa crainte que peut-être il n’y ait plus rien à faire. Qu’il se sentait terriblement coupable de la laisser tomber en étant si malade. Qu’il s’en voulait de ne pas lui donner l’avenir qu’ils s’étaient promis. Elle avait répondu que de toute sa vie rien n’avait été aussi fort que sa relation avec lui. Les jours suivants, ils ont évoqué leurs meilleurs souvenirs, il lui a dit tout ce qui avait tant compté pour lui.
Souvent des détails qu’elle-même n’avait pas remarqués sur le moment. Elle lui a dit à quel point elle avait peur, et à quel point il lui manquerait s’il devait partir. Et puis elle a rassemblé tout son courage, et elle lui a dit : « Je veux que tu saches qui si jamais tu te sentais prêt, tu peux partir. » C’était terriblement triste, ils pleuraient. Mais ils étaient à nouveau ensemble. Paul est mort quelques jours plus tard en lui tenant la main. Il n’est pas mort dans la solitude, mais il s’en est fallu de peu.
Le docteur David Spiegel, qui – nous l’avons vu plus haut – mène depuis trente ans des groupes de parole pour des personnes qui souffrent d’une maladie très grave, croit beaucoup à l’importance de l’humour et de l’optimisme pour stimuler les défenses naturelles du corps. Mais il rappelle souvent à ses patients de ne jamais se laisser enfermer dans ce qu’il appelle la « prison de la pensée positive ». Tout porte à penser que la solitude que l’on s’impose en ne parlant à personne de la peur de mourir contribue à aggraver la maladie.
De fait, la relation entre le sentiment de solitude et le risque de mourir est aussi forte que celle entre le cholestérol ou le tabac et la mortalité. Tout ce qui nous empêche d’être en lien authentique avec les autres est en soi un processus de mort.
Le mantra que David Spiegel aime rappeler à ses patients m’a toujours semblé plus sage et utile que la naïve « pensée positive ». C’est celui de l’esprit réaliste : le plus important, c’est de toujours espérer le meilleur mais d’être préparé pour le pire.
Vidéo : Anticancer : La peur d’être seul
Vidéo démonstrative pour tout savoir sur : Anticancer : La peur d’être seul