Anticancer : La leçon de la rechute
C’était quelques années après ma première opération. Il me semblait que tout était rentré dans l’ordre. Un après-midi, je prenais le thé avec une des rares amies qui étaient au courant de ma maladie. Alors que nous parlions de l’avenir, elle m’a dit d’une voix hésitante : « David, il faut que je te demande : que fais-tu pour soigner ton “terrain” ? » Elle savait que je ne partageais pas son enthousiasme pour les médecines naturelles et l’homéopathie. Pour moi, cette notion de « terrain » – dont je n’avais jamais entendu parler pendant mes études – sortait totalement du cadre de la médecine scientifique et je ne m’y intéressais pas du tout. Je lui ai répondu que j’avais été très bien soigné, qu’il n’y avait rien d’autre à faire que d’espérer que la tumeur ne revienne pas. Et j’ai changé de sujet.
Je me souviens de mon régime alimentaire de l’époque. À l’hôpital, pour gagner du temps, j’avais appris à me contenter à midi de plats qu’on pouvait consommer facilement pendant une conférence, voire dans un ascenseur ! Je me nourrissais presque quotidiennement de chili à la viande de bœuf hachée accompagné d’un bagel et d’un Coca-cola. Une combinaison qui, avec le recul, m’apparaît explosive, alliant farines blanches, sucres et graisses animales chargées d’oméga-6, d’hormones et de toxines de l’environnement. Comme la plupart des personnes qui ont eu une première alerte avec le cancer et s’en sont sorties, je préférais faire comme s’il s’agissait d’une pneumonie ou d’une fracture, pensant que j’avais fait le nécessaire et que c’était désormais derrière moi. Pris par le travail et la naissance de mon fils, j’avais beaucoup diminué mon activité physique, et j’avais laissé retomber un éphémère intérêt pour la méditation suscité par la lecture de Jung. Jamais l’idée ne m’avait effleuré que si j’avais eu un cancer, c’était probablement parce que quelque chose dans mon « terrain » lui avait permis de se développer et qu’il était nécessaire de me prendre en main pour limiter les risques d’une rechute.
Quelques mois plus tard, j’ai accompagné une patiente à une cérémonie amérindienne réunissant sa famille et ses proches, au cours de laquelle un « homme-médecine » invoquait les esprits pour l’aider à surmonter sa maladie. J’avais trouvé ce chaman particulièrement humain, intègre et sensible. Il savait trouver des mots très simples pour décrire chaque participant et faire sentir à ma patiente à quel point chacune de ces personnes contribuait à son désir de vivre, et donc à sa santé. Je n’avais aucun doute sur le fait que sa seule présence exerçait un effet extraordinairement thérapeutique.
Curieux des pouvoirs mystérieux attribués à cet homme, je lui ai demandé après la cérémonie de toucher mon crâne et de me dire s’il sentait quelque chose. Il a posé sa main délicatement sur ma tête, fermé les yeux quelques secondes, puis déclaré : « Il y a peut-être eu quelque chose ici, mais c’est parti. Il n’y a plus rien maintenant. » Je n’étais guère impressionné. Après tout, je savais qu’il n’y avait plus rien, puisque mes examens annuels s’étaient à nouveau conclus par des résultats normaux. Il avait très bien pu détecter cette assurance dans mon attitude. Mais il avait ajouté avec un peu de malice dans les yeux : « Vous savez, les gens veulent toujours me voir moi, alors que le vrai homme-médecine ici, c’est ma mère ! »
l-e lendemain, nous sommes allés ensemble voir sa mère, (« était une femme de 90 ans, menue et frêle, qui m’arrivait .ni menton. Elle vivait seule dans une roulotte, se déplaçant avec une vivacité inattendue pour son âge. Son visage était buriné de rides profondes, et elle n’avait presque plus de dents. Mais dès qu’elle souriait, et elle souriait souvent, ses yeux |K-nétrants semblaient s’illuminer d’une jeunesse étonnante. Nie a à son tour posé la main sur ma tête en se concentrant un instant. Elle a dit dans un sourire : « Il y a là quelque chose qui ne va pas. Vous avez eu quelque chose de grave et c’est revenu. Mais ne vous inquiétez pas, vous allez très bien vous en sortir. » Et puis elle a dit qu’elle était fatiguée et a mis fin ù ma visite.
Je n’ai pas accordé beaucoup de crédit à cette prédiction. Je me fiais plus volontiers aux résultats du scanner fait trois mois plus tôt. Tout de même, quelque chose en moi a dû y être sensible, car j’ai attendu moins longtemps que d’habitude avant de refaire un examen. J’ai alors appris que la vieille chamane avait vu juste : mon cancer était revenu. Exactement au même endroit.
Apprendre qu’on a un cancer est un choc. On se sent trahi par la vie et par son propre corps. Mais apprendre qu’on a une rechute est terrible. C’est comme si on découvrait soudain que le monstre qu’on croyait avoir terrassé n’était pas mort, qu’il n’avait cessé de nous suivre dans l’ombre, et qu’il avait fini par nous rattraper. N’y aura-t-il donc jamais de répit ? Sous le coup de cette annonce, j’ai revu en un éclair toutes les souffrances et les peurs vécues la première fois et je me suis dit que je n’aurais pas la force de repasser à travers toute cette épreuve. J’ai annulé mes rendez-vous de l’après-midi et je suis parti marcher seul. Ma tête bourdonnait. Je me souviens encore du tumulte qui m’agitait. J’aurais voulu parler avec Dieu mais je n’étais pas croyant. J’ai finalement réussi à me concentrer sur ma respiration, à calmer la tempête de mes pensées et à me tourner vers l’intérieur – une attitude qui ressemble finalement beaucoup à une prière : « Ô mon corps, mon être, ma force vitale, parle-moi ! Laisse-moi sentir ce qui t’arrive, comprendre pourquoi tu t’es laissé déborder comme cela… Dis-moi de quoi tu as besoin. Dis-moi ce qui te nourrit, te renforce et te protège le plus. Dis-moi comment nous allons pouvoir faire ce chemin ensemble, parce que moi, tout seul, avec ma tête, je n’ai pas réussi et je ne sais plus quoi faire… » Au bout de quelques heures, j’ai repris courage, prêt à recommencer la ronde des opinions médicales.
Les patients sont souvent étonnés que les différents médecins auxquels ils s’adressent puissent recommander des traitements si dissemblables. Mais le cancer est une maladie extraordinairement multiforme, contre laquelle la médecine s’est ingéniée à multiplier les angles d’attaque. Face à cette complexité, chaque praticien finit par se cantonner aux approches qu’il maîtrise le mieux. Du coup, aucun médecin de ma connaissance ne s’en remettrait, pour lui-même ou pour un membre de sa famille, au premier conseil venu. Il chercherait à obtenir l’opinion d’au moins deux ou trois confrères. Je savais qu’il existait des différences importantes entre les diverses cultures médicales. Aux États-Unis, par exemple, on a longtemps considéré que tout cancer du sein devait faire l’objet d’une opération très étendue, qui consiste à retirer non seulement la totalité du sein mais aussi tous les ganglions lymphatiques du côté affecté et même une partie des muscles de l’aisselle. Une opération particulièrement mutilante, qui paraissait indispensable pour prévenir les rechutes. À la même époque, le professeur François Baclesse – à l’institut Curie ù Paris – avait commencé à pratiquer la « tumorectomie » (suivie de radiothérapie) qui se limite à l’ablation de la tumeur, de façon à préserver le reste du sein, et du corps, intact1. Il s’est avéré par la suite que les résultats étaient exactement les mêmes sur le long terme !
Comme c’est souvent le cas dans le cancer, le chirurgien que j’ai consulté m’a dit qu’il fallait opérer, le radiothérapeute, qu’il fallait irradier, et le cancérologue, qu’on pouvait tenter la chimiothérapie. On pouvait aussi envisager différentes façons de combiner ces traitements… Mais chacun présentait des inconvénients sérieux. Celui de la chirurgie, c’était de tailler, au-delà de la tumeur, une marge non négligeable de tissus sains dans mon cerveau, afin de laisser le moins possible de cellules cancéreuses, sachant qu’il en reste toujours dans le type de cancer dont je souffrais. Avec la radiothérapie du cerveau, il existait un risque – faible mais non négligeable – de développer une démence dix à quinze ans plus tard. Si le pronostic de guérison est très faible, c’est une option à laquelle on peut se résoudre pour gagner quelques années, mais je préférais tabler sur la survie la plus longue possible. Un des neuroscientifiques les plus brillants avec qui j’avais travaillé était devenu dément quelques années après une radiothérapie pour une tumeur cérébrale qui n’était pas même cancéreuse. La probabilité était faible, mais il n’avait pas eu de chance. Je ne voulais pas finir comme lui. Quant à la chimiothérapie, c’était par définition un poison – un poison qui tue surtout les cellules qui se multiplient rapidement, c’est-à-dire d’abord les cellules cancéreuses, mais aussi les cellules de l’intestin, du système immunitaire, des cheveux. Elle risquait en outre d’entraîner la stérilité. Je ne trouvais rien de réjouissant à l’idée de vivre pendant plusieurs mois avec ce poison dans mon corps. D’autant qu’il n’y avait pas de garantie de réussite, les tumeurs du cerveau ayant une fâcheuse tendance à devenir rapidement résistantes à la chimiothérapie.
Naturellement, on me donnait aussi beaucoup de conseils sur des traitements « alternatifs » qui semblaient surtout trop beaux pour être vrais. Mais je comprenais à quel point il est tentant de croire à la possibilité de guérir complètement tout en évitant les traitements lourds et leurs effets secondaires !
Comme la plupart des patients, plus j’obtenais d’informations, plus je me sentais perdu. Chaque médecin qui m’examinait, chaque article scientifique que je lisais, chaque site internet que je consultais fournissait des arguments solides et convaincants en faveur de telle ou telle approche. Comment trancher ? Finalement, ce n’est qu’en descendant à l’intérieur de moi-même, au plus profond, que j’ai fini par « sentir » ce qui sonnait «juste » pour moi. J’ai renoncé à une technique de pointe où le geste du chirurgien était guidé par ordinateur, parce que celui qui me la proposait ne me parlait que de technologie et semblait plus intéressé par son robot que par mes peurs, mes doutes et mes espoirs. J’ai préféré choisir un chirurgien dont j’ai aimé le regard clair et la présence pleine de chaleur, avec lequel je m’étais senti « soigné » avant même qu’il ne m’ait examiné. Cela tient à très peu de chose, un sourire, une intonation, une petite phrase. J’avais aimé celle qu’il m’avait dite : « On ne sait jamais ce qu’on va trouver une fois à l’intérieur, et je ne peux rien vous promettre. La seule certitude, c’est que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir. » Et je sentais que c’était sincère, qu’il ferait tout ce qu’il pourrait. C’était de cette foi que j’avais besoin. Plus que d’un robot dernier cri.
Finalement, j’ai décidé de compléter l’opération par un an de chimiothérapie, afin d’éliminer le plus grand nombre possible de cellules cancéreuses. C’est aussi à cette époque que je me suis plongé dans la littérature scientifique pour tenter de faire mieux que les statistiques qu’on me mettait sous les yeux. Cette fois, j’avais reçu le message : j’allais devoir m’occuper sérieusement de mon « terrain »
Vidéo : Anticancer : La leçon de la rechute
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