Anticancer : Annoncer la nouvelle
La maladie peut être une traversée terriblement solitaire. Quand un danger plane sur une troupe de singes, déclenchant leur anxiété, leur réflexe est de se coller les uns aux autres et de s’épouiller mutuellement avec fébrilité. Cela ne réduit pas le danger, mais cela réduit la solitude. Nos valeurs occidentales, avec leur culte des résultats concrets, nous font souvent perdre de vue le besoin profond, animal, d’une simple présence face au danger et à l’incertitude. La présence, douce, constante, sûre, est souvent le plus beau cadeau que puissent nous faire nos proches, mais peu d’entre eux en savent la valeur.
J’avais un très bon ami, médecin à Pittsburgh comme moi, avec qui nous aimions débattre sans fin et refaire le monde. Je suis allé un matin dans son bureau pour lui annoncer la nouvelle de mon cancer. Il a pâli pendant que je lui parlais, mais il n’a pas montré d’émotion. Obéissant à son réflexe de médecin, il voulait m’aider avec quelque chose de concret, une décision, un plan d’action. Mais j’avais déjà vu les cancérologues, il n’avait rien à apporter de plus sur ce plan. Cherchant à tout prix à me donner une aide concrète, il a maladroitement abrégé la rencontre après m’avoir prodigué plusieurs conseils pratiques, mais sans avoir su me faire sentir qu’il était touché par ce qui m’arrivait.
Vuana nous avons reparlé plus tard de cette conversation, il m’a expliqué, un peu embarrassé : « Je ne savais pas quoi dire d’autre. » Peut-être ne s’agissait-il pas de « dire ».
Parfois ce sont les circonstances qui nous forcent à redécouvrir le pouvoir de la présence. Le docteur David Spiegel raconte l’histoire d’une de ses patientes, chef d’entreprise, mariée à un chef d’entreprise. Tous deux étaient des bourreaux de travail et avaient l’habitude de contrôler par le menu tout ce qu’ils faisaient. Ils discutaient beaucoup des traitements qu’elle recevait, mais très peu de ce qu’ils vivaient au fond d’eux- mêmes. Un jour, elle était tellement épuisée après une séance de chimiothérapie qu’elle s’était effondrée sur la moquette du salon et n’avait pas pu se relever. Elle avait fondu en larmes pour la première fois. Son mari se souvient : « Tout ce que je lui disais pour essayer de la rassurer ne faisait qu’aggraver la situation. Je ne savais plus quoi faire, alors j’ai fini par me mettre à côté d’elle par terre et à pleurer aussi. Je me sentais terriblement nul parce que je ne pouvais rien faire pour qu’elle se sente mieux. Mais c’est précisément quand j’ai cessé de vouloir résoudre le problème que j’ai pu l’aider à se sentir mieux. »
Dans notre culture du contrôle et de l’action, la présence toute simple a beaucoup perdu de sa valeur. Face au danger, à la souffrance, nous entendons une voix intérieure nous houspiller : « Ne reste pas là comme ça. Fais quelque chose ! » Mais dans certaines situations, nous aimerions pouvoir dire à ceux que nous aimons : « Arrête de vouloir à tout prix “faire quelque chose”. Reste simplement là ! »
Certains savent trouver les mots que nous avons le plus besoin d’entendre. J’ai demandé à une patiente qui avait beaucoup souffert pendant le long et difficile traitement de son cancer du sein ce qui l’avait le plus aidée à tenir moralement. Mish y a réfléchi plusieurs jours avant de me répondre par e-mail :
« Au début de ma maladie, mon mari m’a donné une carte que j’ai épinglée devant moi au bureau. Je la relisais souvent.
Sur la carte, il avait écrit : “Ouvre cette carte et tiens-la contre toi… Maintenant, serre fort.”
À l’intérieur, il avait tracé ces mots : “Tu es mon tout – ma joie du matin (même les matins où nous ne faisons pas l’amour !), ma rêverie sexy, chaleureuse et rieuse du milieu de la matinée, mon invitée fantôme à déjeuner, mon anticipation croissante du milieu de l’après-midi, ma douce joie quand je te retrouve le soir, mon sous-chef de cuisine, ma partenaire de jeu, mon amante, mon tout.”
Puis la carte continuait : ‘Tout va bien se passer.” Il avait écrit en dessous : “Et je serai là, à tes côtés, toujours.
Je t’aime.
PJ.”
Il a été là à chaque pas. Sa carte a tellement compté pour moi. Elle m’a soutenue tout au long de ce que j’ai vécu.
Puisque vous vouliez savoir…
Mish »
Souvent, le plus difficile, c’est d’annoncer la nouvelle de notre maladie à ceux qui nous aiment. Avant de me trouver confronté à cette épreuve, j’avais donné pendant des années un cours aux médecins de mon hôpital qui s’intitulait : « Comment annoncer les inévitables mauvaises nouvelles ». Je me suis vite aperçu que l’exercice était beaucoup plus compliqué quand il s’agissait de me l’appliquer à moi-même !
En fait, je le redoutais tellement que j’ai longtemps hésité avant de m’y résoudre. J’étais à Pittsburgh, ma famille était à Paris. J’allais lui imposer ce choc, et elle allait devoir vivre avec… J’ai d’abord parlé à mes trois frères, l’un après l’autre. À mon grand soulagement, ils ont réagi d’une façon simple et juste. Ils n’ont pas prononcé de phrases maladroites pour se rassurer eux-mêmes, ils n’ont pas dit : « Ce n’est pas grave, tu verras, tu t’en sortiras. » Des phrases toutes faites, prétendument encourageantes, mais que tous ceux qui s’interrogent
sur leurs chances de survie redoutent d’entendre. Mes frères ont trouvé les mots pour exprimer leur peine, me dire combien ce que je vivais comptait pour eux, combien ils voulaient être avec moi dans cette épreuve. C’est tout ce dont j’avais besoin.
Au moment où j’ai appelé mes parents, malgré mon « entraînement » avec mes frères, je ne savais pas du tout comment j’allais m’y prendre. Une peur affreuse m’étreignait. Ma mère a toujours été d’une force remarquable dans l’adversité, mais mon père avait vieilli et je sentais sa fragilité. Je n’avais pas encore d’enfant à l’époque mais je savais que d’apprendre la maladie de son fils est bien plus difficile que d’apprendre la sienne propre.
Quand il a décroché, de l’autre côté de l’Atlantique, il était tout heureux de mon appel. En entendant sa voix, mon cœur s’est serré. J’avais le sentiment que j’allais le poignarder. Je me suis raccroché à ce que je connaissais. J’ai appliqué à la lettre les instructions que je donnais à mes confrères. D’abord, (1) donner les faits tels quels, brièvement, sans broder. « Papa, j’ai appris que j’avais un cancer… au cerveau. Tous les examens sont formels. C’est une forme assez grave, mais ce n’est pas la pire. Il semble qu’on puisse vivre quelques années et qu’on ne souffre pas trop. »
Et (2) attendre. Ne pas remplir tout l’espace avec des phrases creuses. J’ai entendu sa voix s’étrangler. Et puis, quelques mots passer à peine. « Oh ! David… Ce n’est pas vrai… » Nous n’avions pas l’habitude de plaisanter sur des sujets pareils. Je savais qu’il avait compris. J’ai attendu encore un peu, l’imaginant à son bureau dans la position que je connaissais bien, assis tout droit sur sa chaise, se préparant à faire face comme il avait su faire toute sa vie. Il n’avait jamais rechigné à monter au combat, même dans les circonstances les plus difficiles. Mais là, il n’y aurait pas de combat. Pas d’action militaire. Pas d’article cinglant à écrire. J’ai enchaîné avec la troisième partie : (3) parler de ce qu’on va faire concrètement pour trouver une solution. « Je vais chercher un chirurgien
pour être opéré rapidement, et, en fonction de ce qu’ils trouveront pendant l’opération, nous déciderons ensuite s’il faut faire une chimiothérapie ou une radiothérapie. » Il avait entendu, et il avait accepté.
Peu de temps après, je me suis rendu compte que la maladie me faisait goûter pour la première fois à une sorte de nouvelle identité qui n’était pas dépourvue d’avantages. J’ai par exemple longtemps été torturé par l’idée de trahir les immenses espérances que mon père nourrissait à mon endroit. J’étais son fils aîné et je savais qu’il plaçait la barre extrêmement haut. Même s’il ne l’avait jamais exprimé clairement, je savais qu’il était déçu que je sois « seulement médecin ». Il aurait voulu que je fasse de la politique et que je réussisse, peut-être, là où lui n’était pas allé au bout de ses propres ambitions. En tombant gravement malade à 30 ans, je ne pouvais le décevoir plus ! Mais, du coup, je reprenais une certaine liberté. Les obligations qui pesaient sur moi depuis la petite enfance étaient balayées d’un trait. Fini d’être le premier à l’école, à la fac, dans la recherche… Je n’avais plus à participer à la course permanente à l’excellence, à la puissance, à la performance intellectuelle. Pour la première fois, j’avais le sentiment que je pouvais poser les armes, et souffler. Cette même semaine, Anna m’a fait écouter une chanson de gospel (« Down by the Riverside ») qui m’a ému aux larmes, comme si j’avais attendu ces mots toute ma vie :
Je vais poser mon fardeau
Le long de la rivière
Je ne m’occuperai plus de la guerre
Je vais poser mon épée et mon bouclier
Le long de la rivière
Je ne m’occuperai plus de la guerre…
Vidéo : Anticancer : Annoncer la nouvelle
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