Amphétamines et jeux d'enfants
Les produits psychoactifs étaient, depuis les travaux de Moreau de Tours, réputés induire une sorte de folie expérimentale et communiquer à un cerveau initialement sain les traits caractéristiques de la folie – distorsions des pensées, perte du sens de la réalité, hallucination, exaltation de l’imagination, perte surtout d’une liaison cohérente entre les pensées. Or, avec certains psychotropes, on a des molécules qui, convenablement utilisées, peuvent produire l’effet inverse : elles rendent plus cohérentes, plus suivies, plus « normales » les pensées. Que la substance chimique soit une cause de dérèglement mental, c’était une chose curieuse mais concevable. La substance, raisonnait-on, introduit un désordre dans un ordre préexistant. Mais qu’elle ait la capacité d’introduire un ordre dans quelque chose de désordonné, c’est là une source encore bien plus grande d’étonnement. Il s’agira même, avec les amphétamines, d’un moyen de rétablir un ordre, non seulement dans les pensées, mais même dans le comportement social des individus. C’est ce que nous allons voir avec l’apparition d’une pathologie qui va se développer tout au long du XXe siècle et qui, dans certains pays au moins, est aujourd’hui traitée par le méthylphénidate, une amphétamine plus connue sous son nom commercial de Ritaline. Avec ces nouvelles pratiques, c’est toute la problématique du contrôle social induit par l’action médicale qui se profile. Mais pour présenter cette pathologie, il nous faut faire un retour en arrière.
Agitation et immoralité
Après l’adoption, dans divers pays européens, de lois sur l’éducation qui instaurent la scolarité obligatoire (1882 en France, 1876 en Angleterre), il devint progressivement clair que certains enfants ne pouvaient être éduqués de façon satisfaisante dans des écoles ordinaires. En 1902, le pédiatre anglais George Frederik Still fait la description clinique de ces enfants « perturbés dans leur comportement ». Ils sont agités, très inattentifs, incapables de concentration. Et surtout, note-t-il, les punitions semblent ne pas avoir d’effets sur leur attitude. Still remarque que ce tableau clinique se rencontre plus fréquemment chez les garçons que chez les filles et plus fréquemment aussi dans les classes les plus pauvres de la population. Il n’hésite pas à appuyer ces constatations sur une forme de darwinisme social. Les pauvres sont pauvres non pas seulement économiquement mais aussi par nature, leur être biologique est moins parfait. Ils sont moins capables d’accomplir les tâches qui permettent aux autres de s’enrichir. La structure des sociétés ne fait que refléter cette pauvreté intrinsèque de leur être. C’est non moins naturellement que les riches sont riches d’abord biologiquement (ou alors ils bénéficient des richesses biologiques d’un proche ou d’un ancêtre).
Cette description de Still sera, par la suite, souvent citée par tout un courant du discours médical qui considère que le manque de moralité ne doit pas seulement être regardé comme une affaire d’éducation, mais qu’on doit aussi y reconnaître une dimension biologique qui, en tant que telle, concerne la médecine. Les enfants décrits par Still souffriraient d’un déficit de contrôle moral. Ils souffriraient d’immoralité. Pour Still, il s’agit là d’une véritable découverte médicale. Le trouble qu’il a repéré doit se définir, tout d’abord, comme un manque de contrôle de soi. Ce trouble se manifeste aussi par un constant besoin de gratification, une absence de timidité, une grande immodestie et un tempérament passionné. Et cette « déficience morale » correspond, affirme Still, à une altération organique. L’immoralité de ces enfants, explique-t-il, ne peut être comprise qu’en termes physiologiques. Il s’agit cependant davantage d’une option théorique arbitraire que d’une véritable conclusion tirée d’une enquête car aucune preuve empirique ne permet de soutenir ce point de vue.
L’esprit faible d’Alfred Tredgold
Le travail d’Alfred Tredgold, quelques années plus tard, reprendra en partie les thèses de Still en leur adjoignant les éléments empiriques qui leur faisaient défaut. Tredgold, lui aussi, suppose que les enfants « moralement déficients » ne souffrent ni d’une faiblesse de caractère ni d’un manque de discipline mais de certaines altérations cérébrales. Ces dernières se seraient produites à la naissance et seraient restées non détectées jusqu’à ce que le système d’éducation ne vienne à les révéler.
A partir du moment où existe une instruction obligatoire, les conditions générales d’existence des enfants vont se trouver changées.
Désormais, ils devront rester assis sur une chaise pendant une partie importante de la journée à écouter en silence les paroles d’un adulte et à tenter de les retenir. La pathologie décrite par Still et, plus tard, par Tredgold, est donc étroitement liée à des conditions spécifiques qui découlent de l’instauration d’un système de scolarité obligatoire. Etendant les analyses de Still, Tredgold remarquait ainsi l’existence d’une forme de déficit mental qui apparaissait seulement dans le rapport avec l’institution scolaire. Il soulignait l’impossibilité où était cette même institution de fournir une réponse adaptée à cette symptomatologie.
Tredgold qualifie ces enfants d’« esprits faibles » (feable minded). Les régions du cerveau dans lesquelles réside le sens de la moralité, explique-t-il, sont le résultat d’un développement relativement récent dans l’évolution humaine. Elles sont, par conséquent, plus exposées à des altérations. Tout comme Still, il insiste sur le fait que le trouble porte en premier lieu sur l’attention : le plus léger motif suffit à déranger ces enfants de leurs occupations, et, même quand l’attention est obtenue, elle ne peut être maintenue qu’au prix de grandes difficultés et pendant peu de temps. Ces enfants paraissent incapables d’un effort qui contrariait leurs inclinations spontanées. Les éducateurs se plaignent souvent de leur manque de mémoire. Mais c’est surtout leur capacité de contrôle d’eux-mêmes qui est très faiblement développée, affirme Tredgold. Leur comportement résulterait de désirs soudains qui se présenteraient comme des impulsions violentes, irrépressibles.
Cette description et ces explications paraissaient s’accorder assez bien avec celles de Still. Cependant Tredgold, prenant ses distances avec le darwinisme social de Still, tient à préciser qu’il ne considère pas que les enfants tombant sous son diagnostic d’« esprits faibles » sont surreprésentés dans les classes inférieures de la société. Tout au contraire, ils sont, selon lui, présents dans les mêmes proportions dans toutes les classes de la société : « Les classes laborieuses n’ont pas le monopole de cette pathologie, et, bien que je sois incapable de donner aucun chiffre précis, mon impression générale est que la prévalence de ce trouble est la même dans les classes élevées que dans les classes modestes de la société dans ce pays. » Le darwinisme social se présente donc ici comme une clause simplement optionnelle dans l’explication de la pathologie.
Sur un point décisif, Tredgold va confirmer les thèses de Still et leur apporter la confirmation empirique qui leur manquait. L’occasion en fut l’épidémie d’encéphalite qui survint pendant la Première Guerre mondiale. Cette épidémie toucha une fraction importante de la population mondiale, tuant environ 30 millions de personnes. L’encéphalite se caractérisait par des hallucinations, de la fièvre, avec parfois des périodes de rémission. Après l’épidémie, un nombre croissant de praticiens rencontrèrent des enfants qui avaient survécu à l’infection mais qui avaient aussi des séquelles ressemblant de près à ce que Tredgold avait appelé « esprit faible ». Ces cliniciens décrivaient des symptômes de comportement antisocial, d’irritabilité, d’impulsivité, de forte instabilité émotionnelle et d’hyperactivité, sans altération cognitive notable. Les enfants atteints de désordre du comportement diencéphalique (ainsi qu’on commença à les nommer) venaient fournir la pièce qui manquait dans les argumentations de Still. Ils accréditaient l’idée selon laquelle il existe bien un lien entre les dommages cérébraux et les altérations du comportement. Car il apparaissait nettement que le tableau clinique décrit par Still pouvait être provoqué par une infection qui, elle-même, vraisemblablement, avait induit des modifications cérébrales dont la traduction clinique était l’agitation et l’incapacité à se concentrer. Au fondement de cette immoralité, il devait donc exister des lésions de l’organe de la pensée, des lésions du cerveau.