Alfred Maury et le reves de la guillotine
L’utilisation d’enregistrements électro-physiologiques afin de circonscrire le moment précis du rêve a donné lieu à une nouvelle méthode permettant aux chercheurs de comprendre le processus à travers lequel s’engendrent les rêves. Comme je l’ai déjà mentionné plus haut, les premiers scientifiques croyaient que les rêves résultaient d’impressions sensorielles qui atteignaient le cerveau du dormeur, issues d’autres parties du corps ou de l’environnement. Dans beaucoup de cas, cette thèse se fondait sur des récits personnels. Parfois, des bruits, ou d’autres sortes de stimuli environnementaux, pénètrent le sommeil REM en passant à travers le mécanisme inhibiteur du cerveau, et se mêlent à l’histoire du rêve, le plus souvent par association ou « de manière déguisée ». Par exemple, quelqu’un se souvient qu’il rêvait d’« une ambulance roulant à toute allure, dont la sirène faisait beaucoup de bruit », et il est réveillé par la sonnerie stridente du téléphone. Il est probable, par conséquent, que des expériences portant sur la possibilité d’exercer une influence sur le rêve, pendant le sommeil REM, à l’aide de stimuli contrôlés, peuvent nous apprendre quelque chose sur les processus liés à la genèse du rêve. L’un des tenants les plus fervents de la thèse d’une relation entre les stimuli physiques et les rêves fut Alfred Maury, un érudit français . Maury commença des études de médecine qu’il n’acheva pas ; il était cependant introduit dans des cercles médicaux français et contribua régulièrement à des revues médicales et scientifiques. Son principal intérêt résidait dans les rêves et leur signification. Maury était persuadé que les rêves étaient simplement le résultat de changements physiologiques dans le cerveau et le système nerveux, à la suite d’impressions issues des organes sensoriels pendant le sommeil. Sa croyance dans l’influence physique sur le cerveau de stimuli au cours du sommeil était inébranlable : « On oublie que l’esprit est incapable de penser et de sentir sans le corps, tout comme le corps est incapable de digérer la nourriture sans l’estomac », affirmait-il.
Comme beaucoup de scientifiques de cette époque, Maury procéda à des expériences sur lui-même. Selon ses propres termes, il était le chercheur idéal dans le domaine des rêves : « Peu de gens rêvent aussi rapidement et autant que moi-même. Les traces de la plupart de mes rêves restent claires pendant des mois… tout comme elles l’étaient au moment où je rêvais. » Au milieu du xixe siècle, ces qualités, doublées de son amour pour la méthode scientifique, amenèrent Maury à effectuer une série d’expériences qui se déroulaient généralement de la manière suivante : il s’allongeait sur son lit ou s’installait confortablement dans son fauteuil et essayait de s’endormir. Son assistant le réveillait juste après qu’il s’était endormi et Maury procédait immédiatement à un rapport détaillé sur ce qui lui avait traversé l’esprit pendant son sommeil. Dans certaines des expériences, l’assistant utilisait une panoplie de stimuli — sons vocaux, chatouillements à l’aide d’une plume, chaleur produite par une bougie que l’on approche des pieds — en vue de tester la manière dont ils influençaient le contenu du rêve. Une influence réelle sur les hallucinations hypnagogiques. Comme nous le verrons bientôt, cette influence est bien plus grande que celle que peuvent avoir les impressions sensorielles sur le processus du rêve lui-même. Dans son livre Le Sommeil et les rêves publié en 1861, Maury résume ses observations : les rêves ne sont rien d’autre qu’un phénomène d’accompagnement des impressions sensorielles qui sont absorbées avant et pendant le sommeil. Il rejette entièrement la possibilité que les rêves aient la moindre signification. Selon lui, la signification psychologique du rêve n’est qu’une reconstruction des impressions qui atteignent l’esprit pendant le sommeil, issues de stimuli extérieurs ou intérieurs. Ces impressions sont associées à l’enfance ou à d’autres souvenirs et créent ainsi l’histoire du rêve.
Il est très possible que le nom de Maury n’aurait jamais atteint la notoriété qui est la sienne si cela n’avait été grâce à un rêve particulier qui a laissé sa marque pendant des décennies sur les croyances généralement admises concernant les rêves et la manière dont ils sont engendrés : le rêve de la guillotine.
Nous ne savons pas exactement quand ce rêve s’est produit, mais Maury affirme que c’est au cours d’une nuit où il était couché, malade, et où sa mère veillait sur lui. Dans son rêve, Maury se vit lui-même transporté au temps du règne de la Terreur, pendant la Révolution française, « dont le symbole était la guillotine ». Après avoir été le témoin d’un grand nombre d’exécutions, il fut convoqué devant le tribunal présidé par Robespierre et Marat, qui le déclara coupable de trahison. Il fut alors conduit sur la plate-forme où se trouvaient les condamnés à mort sur le point d’être exécutés. Sa tête fut placée sur la « lunette » et il put apercevoir la lame s’abattre sur lui et lui trancher la gorge. Il se réveilla dans un état de grande frayeur et découvrit que le baldaquin au-dessus de sa tête s’était effondré et que la tringle avait atterri sur son cou à l’emplacement exact où la lame de la guillotine l’aurait frappé s’il avait été bel et bien guillotiné. Fort de sa croyance que l’origine du rêve résidait dans les impressions sensorielles, il affirma que le rêve de la guillotine tout entier avait pris place dans un laps de temps très bref, entre la sensation de froid sur son cou et son réveil effrayé.
Il n’y a aucun doute que le rêve de Maury était influencé par la chute du baldaquin, mais nous pouvons affirmer avec le même degré de certitude que ce rêve n’avait pas été causé par elle. Il est très probable que la fin du rêve eût été complètement différente si la tringle du baldaquin ne setait pas détachée. Le rêve lui-même, les héros de la Révolution française et les procès de masse qui se concluaient inévitablement par la décapitation étaient plus probablement influencés par l’enfance de Maury et son admiration pour les héros de la Révolution. Le Sommeil et les rêves contiennent des descriptions d’autres rêves portant sur la Révolution française, moins dramatiques, il est vrai, que celui de la guillotine. Même Sigmund Freud mentionne le rêve de la guillotine dans Interprétation des rêves. Fort de son interprétation de l’origine des rêves, Freud soutient que le rêve de la guillotine exprime le désir caché de Maury de mourir comme un héros, comme compensation de la frustration qu’il a éprouvée d’être un homme politique raté.