A demi éveille et à demi endormi
Des études du sommeil menées sur des animaux ont révélé que la première apparition du sommeil paradoxal a pris place selon toute apparence il y a environ cent quatre-vingts millions d’années. Cette affirmation se fonde sur la présence du sommeil paradoxal chez l’opossum, un marsupial d’Amérique du Nord qui est considéré comme un « fossile vivant » ou comme un survivant de cette époque préhistorique.
Jusqu’ici, il y a seulement deux espèces de mammifères chez lesquels on n’a pu déceler le sommeil paradoxal sous la même forme que chez les autres mammifères. C’est le dauphin, qui est réputé extrêmement intelligent, et l’échidné, l’un des trois mammifères existants qui pondent des œufs, une relique préhistorique de l’évolution qui a survécu à la transition vers les reptiles. L échidné dort douze heures par jour : son sommeil est tranquille et caractérisé par des ondes lentes. (Des recherches récentes suggèrent que 1 échidné pourrait bien, en fait, posséder un sommeil paradoxal, mais ces découvertes sont controversées, et leurs conclusions demeurent incertaines.) Le sommeil du dauphin est étrange, non seulement par l’absence de sommeil paradoxal, mais encore par son activité cérébrale unique en son genre. Presque toutes les études informées sur le sommeil des mammifères marins ont été menées à Moscou par le professeur Lev Mukhamatov et ses collègues qui, après des années d’expérimentations non exemptes de problèmes techniques à surmonter, sont parvenus à enregistrer l’activité électrique du cerveau des dauphins pendant leur sommeil. Mukhamatov et son équipe ont été surpris de découvrir que le dauphin ne dort qu’avec la moitié du cerveau, tandis que l’autre moitié demeure entièrement alerte. L’activité électrique du cerveau des dauphins pendant le sommeil est semblable à celle des mammifères terrestres et est caractérisée par un haut voltage, des ondes cérébrales lentes, mais cette activité apparaît toujours dans un seul hémisphère seulement. Pendant ce temps, l’activité du second hémisphère — voltage bas, ondes rapides — indique un état d’éveil. Les deux hémisphères alternent leurs fonctions respectives toutes les deux ou trois heures pendant le sommeil : d’abord, l’hémisphère gauche dort, puis le droit, mais jamais les deux en même temps. La durée du sommeil dans chaque hémisphère varie et dure parfois deux heures ou plus. Pendant le sommeil, les dauphins gardés dans des aquariums nagent le plus souvent en cercle, dans la même direction, comme s’ils se conduisaient de manière automatique. Si l’on empêche le sommeil dans un hémisphère du cerveau seulement, la compensation se produira dans le même hémisphère et ne modifiera pas la structure du sommeil dans l’autre hémisphère.
Ici aussi comme dans le cas du sommeil des oiseaux , nous ne pouvons qu’être surpris de la manière dont le sommeil s’est adapté aux exigences physiologiques inhabituelles du dauphin. La raison du sommeil uni hémisphérique chez le dauphin réside dans le contrôle de sa fonction respiratoire. L’activité respiratoire des mammifères est soumise au contrôle de deux centres cérébraux, le volontaire et l’automatique, qui tous deux sont localisés dans le tronc cérébral. Ces deux centres régulent la respiration pour assurer un apport régulier en oxygène et l’élimination du dioxyde de carbone. Le centre volontaire est surtout actif pendant la veille, et par son intermédiaire nous pouvons arrêter et reprendre notre respiration comme nous le voulons. L’activation de ce centre rend possible chez l’homme la coordination nécessaire de la parole et de l’activité respiratoire.
Au cours du sommeil, le centre respiratoire volontaire cesse de fonctionner et est relayé par le centre automatique. Le fonctionnement de ce centre est semblable à celui d’un pilote automatique dans l’aviation : il fait varier la profondeur et le rythme de la respiration en fonction du niveau d’oxygène et de dioxyde de carbone dans le sang. Des détecteurs spéciaux mesurent en permanence le niveau de ces gaz dans le sang et transmettent l’information au centre de contrôle, qui, d’après cette information, accélère ou décélère le rythme respiratoire sans jamais avoir recours à la volonté. Comme nous le verrons bientôt, l’un des plus graves troubles du sommeil et l’un, aussi, des plus communs est causé par le dysfonctionnement des centres respiratoires automatiques pendant le sommeil. Mais, à la différence des hommes et d’autres mammifères qui possèdent un système duel de centres respiratoires, le dauphin n’en possède qu’un, le centre volontaire. Afin d’assurer l’activation continue du centre volontaire, une excitation cérébrale permanente est requise, de telle sorte que le dauphin ne peut pas se permettre le luxe d’un sommeil profond dans les deux hémisphères du cerveau en même temps. Quand Mukhamatov et ses collègues administrèrent un somnifère à un dauphin, il causa le sommeil dans les deux hémisphères, et il s’ensuivit pour l’animal des difficultés respiratoires. Peut-être l’absence de sommeil paradoxal chez les dauphins pourrait-elle être expliquée aussi par les conditions particulières dans lesquelles ils vivent. Comme nous l’avons dit plus haut, le dauphin continue à nager pendant son sommeil en « mouvement perpétuel », et cette nage serait empêchée s’il se produisait une paralysie du tonus musculaire, comme c’est le cas dans le sommeil paradoxal. On a prouvé également que le sommeil hémisphérique survient chez d’autres espèces de mammifères marins, comme certaines variétés de baleines.