Le reve du tennis
Les mouvements oculaires, qui sont l’un des signes principaux du sommeil onirique, ont suscité la curiosité de nombreux chercheurs. Le rôle des mouvements oculaires pendant le sommeil était- il identique à celui qu’ils jouent pendant l’état de veille ? Les yeux suivaient-ils l’action du rêve, ou n’y avait-il aucune relation entre l’histoire du rêve et les mouvements oculaires ? La manière la plus simple et la plus directe d’étudier la signification des mouvements oculaires était de rechercher un lien entre l’histoire du rêve et la direction de ceux-ci. L’enregistrement du mouvement des globes oculaires est effectué par l’application d’électrodes au-dessus, au- dessous, à droite et à gauche des yeux, nous permettant ainsi de suivre les mouvements aussi bien verticaux qu’horizontaux des globes oculaires et d’établir s’ils sont liés à l’action que décrit le rêve.
Des études avancent la théorie d’une relation entre ces mouvements et l’intrigue onirique. Premièrement, on a découvert que les rêves qui sont caractérisés par la survenue de nombreux événements et actions engendrent plus de mouvements oculaires que les rêves « passifs », dans lesquels il y a peu d’action. Deuxièmement, on a découvert qu’il y a des rêves dans lesquels les mouvements oculaires suivent les événements qui se déroulent dans le rêve en même temps que ceux-ci surviennent. L’exemple le plus convaincant, et de loin, de la relation entre les mouvements oculaires pendant le sommeil REM et l’intrigue du rêve est le rêve du « ping-pong » enregistré dans le laboratoire du sommeil de Stanford et décrit par William Dement dans son livre Some Must Watch while Some Must Sleep [Certains doivent regarder pendant que d’autres doivent dormir]. Dement donne l’exemple d’une série de vingt-six mouvements gauche-droite et droite- gauche, à la fin desquels le sujet fut réveillé et interrogé à propos de son rêve.
Il raconta qu’il était en train de regarder une partie de ping-pong et que, juste avant d’être réveillé, il avait suivi des yeux la balle d’un côté à l’autre de la table pendant quelques secondes. Un cas similaire a été enregistré au Technion Sleep Laboratoiy. Dans une de nos études, nous avons remarqué des mouvements oculaires qui rappelaient la configuration du ping-pong décrite par Dement. Bien que nous n’eussions pas, au départ, l’intention de réveiller le sujet pour obtenir un récit de rêve, nous ne pûmes pas résister à la tentation. Nous le réveillâmes et lui demandâmes à quoi il rêvait. Sa première réponse fut très étrange. Il avait rêvé qu’il jouait de la guitare avec un groupe pop bien connu en Israël. Il était debout sur la scène, et le spectacle était sur le point de commencer. Il découvrait la salle et les autres membres du groupe. À cet instant, une pensée hérétique me traversa l’esprit : peut-être qu’en dépit de tout il n’y avait pas de relation entre les mouvements oculaires et l’histoire du rêve ? Mais le sujet poursuivit alors sa narration : « Juste avant mon réveil, je m’aperçus qu’il y avait un problème. Je ne savais pas ce qui se passait : ils ne commençaient pas à jouer, et je restais là à regarder à droite et à gauche à plusieurs reprises les autres membres du groupe, attendant le signal du début, mais ils ne me le donnaient pas. »
La configuration de ses mouvements oculaires pendant les dernières secondes avant son réveil correspondaient donc au fait de regarder à droite et à gauche, dans l’attente du signal de commencer à jouer. En dépit de ces deux exemples convaincants, il faut souligner que, dans la majorité des enregistrements de mouvements oculaires effectués pendant le sommeil REM, il est difficile de déceler une régularité quelconque ou une orientation définie. Ce n’est pas surprenant : même dans le cas d’un enregistrement des mouvements oculaires d’une personne qui est éveillée, il est difficile de trouver une régularité, sauf dans les cas où le sujet est en train de regarder un type d’activité bien précis comme un match de tennis ou de ping-pong. Une troisième preuve de l’existence d’une relation entre les mouvements oculaires et l’intrigue du rêve se trouve dans l’étude du sommeil de sujets aveugles. Les rêves des aveugles, surtout de ceux qui le sont de naissance ou qui ont perdu la vue au cours de leur enfance, ne comportent pas de visions ou de scènes.
Ils se caractérisent par des bruits, des expériences du toucher et des états émotionnels. Quand on étudie le sommeil des aveugles dans le laboratoire, on ne découvre pas de mouvements oculaires au cours de leur sommeil onirique non visuel. Dans une étude menée au Tech- nion Sleep Laboratory, nous avons découvert une corrélation entre la fréquence des mouvements oculaires pendant le rêve et le nombre d’années pendant lesquelles le sujet est resté aveugle ; plus la perte de la vue est ancienne, moins fréquents sont ses mouvements oculaires. Deux sortes de mouvements oculaires surviennent pendant le sommeil onirique : des mouvements simples et isolés, et des mouvements groupés. Les aveugles ne possèdent pas les mouvements groupés, mais on peut observer des mouvements simples pendant qu’ils rêvent.
Notre conclusion fut, par conséquent, que les deux sortes de mouvements oculaires pendant le sommeil onirique pouvaient jouer des rôles différents. Tandis que les mouvements qui se manifestent en groupe sont liés, en effet, aux images visuelles du rêve, l’origine et la fonction des mouvements simples restent pour le moment à identifier. L’une des thèses que l’on a soutenues au sujet du rôle joué par les mouvements oculaires simples liait ceux-ci au processus de recouvrement de l’information à partir du stockage des data dans le cerveau, afin de construire l’histoire du rêve. Le lien qui existe entre les mouvements oculaires et le processus de remémoration peut être prouvé par une expérience simple. En observant les yeux d’un sujet à qui on a posé une question qui exige de lui qu’il se
remémore une image — par exemple : « Quel personnage se trouve sur un billet de cinq dollars ? » —, nous pouvons nous apercevoir que le processus de remémoration est lié à des mouvements oculaires. Le sujet bouge les yeux comme s’il était en train de chercher quelque part autour de lui l’information qu’on lui demande. Il est par conséquent probable qu’au moins quelques-uns des mouvements oculaires pendant le sommeil onirique soient en rapport avec le processus de recouvrement de l’information ou le traitement de cette information en vue de construire le rêve.
Les découvertes de deux études anthropologiques sur le sommeil REM des tribus primitives corroborent l’hypothèse d’un lien entre les mouvements oculaires pendant le sommeil REM et le traitement de l’information. Deux chercheurs intrépides menèrent des études sur les configurations du sommeil de tribus originaires du Sénégal et de l’Indonésie dont le style de vie était resté inchangé pendant des milliers d’années. Ils découvrirent que la seule différence qui existait entre les caractéristiques du rêve des Occidentaux et celles des deux tribus résidait dans la structure des mouvements oculaires pendant le sommeil onirique. Les deux chercheurs, Michel Jouvet et Olga Petre Quades, une neurologue belge, parvinrent aux mêmes conclusions : les mouvements oculaires pendant le sommeil onirique exprimaient, entre autres choses, le traitement de l’information qui avait été reçue au cours de la journée et qui est récupérée pendant la nuit par le mécanisme de création du rêve.
Puisque les membres des tribus primitives ne sont pas soumis à une aussi grande quantité d’information et de stimuli que celle dont font l’expérience les Occidentaux de notre époque, leur sommeil contient un très faible traitement de l’information de cette sorte. Comme nous le verrons, des expériences menées sur des animaux montrent une relation entre le sommeil « onirique » physiologique et le traitement de l’information, et la consolidation des traces mnémoniques dans le cerveau.