Utilisation militaire des amphétamines
Si la Première Guerre mondiale fut la première guerre chimique au sens où furent utilisés des gaz de combat mortels que seules une connaissance et une maîtrise de la chimie permettaient d’obtenir, la Seconde Guerre mondiale fut la première guerre pharmaco-chimique : la chimie y fut utilisée pour stimuler les combattants. Les amphétamines vont remplacer, en partie, le discours galvanisant du chef que, de Thucydide à Charles de Gaulle, le Général adresse aux troupes qui vont combattre.
Amphétamines pendant la Seconde Guerre mondiale
Ce sont surtout les aviateurs de la Royal Air Force engagés dans la Bataille d’Angleterre qui ont témoigné de l’importance qu’avait pu avoir ce supplétif énergétique. Les Allemands savent qu’une victoire sur l’Angleterre suppose la maîtrise de l’air. Ils vont s’attacher à détruire les infrastructures aériennes des Britanniques. Ces derniers vont les défendre avec l’opiniâtreté du désespoir. Les combats sont rudes. Les aviateurs sont soumis à des rythmes éprouvants. Mais il existe un moyen de combattre la fatigue et, en outre, de donner au pilote un sentiment d’assurance et de force invincible : les amphétamines. Les aviateurs de la Royal Air Force absorberont systématiquement, avant de s’enfermer dans le cockpit de leur Spitefire, quelques pastilles. Sous amphétamines, le pilote ne sent plus la fatigue. Ses muscles lui appartiennent et lui répondent comme s’il était constamment au mieux de sa forme. Il est agressif, alerte, rapide, terrible pour ses ennemis. Dans son habitacle, il est maître du ciel, de sa vitesse, de son agilité. Il est maître de l’univers.
Cependant, la pharmacie des troupes de l’Axe n’est pas moins bien fournie en stimulants chimiques. Les soldats allemands, italiens et japonais ont ainsi accès à un très proche dérivé de l’amphétamine, la methamphétamine. Cette molécule ne diffère de l’amphétamine que par un groupe méthyl fixé sur l’atome d’azote et elle possède des propriétés pharmacologiques pratiquement identiques. Les soldats ne sont pas les seuls à pouvoir accéder à pareil traitement. Hitler reçoit tous les jours, à partir de 1942, une injection de methamphétamine administrée par son médecin personnel, Theodor Morell. On a
Les pilotes japonais qui se livrent à des opérations kamikazes ne partent pas, de leur côté, sans leur dose de methamphétamine, tout à fait apte à leur donner le sentiment d’euphorie dévastatrice que réclame l’accomplissement de leurs terrifiantes missions. Après la guerre, le stock de stimulants accumulé par le Japon pendant la durée du conflit sera écoulé dans les pharmacies, sans ordonnance, comme anti-asthénique[1]. Une campagne publicitaire gouvernementale vantera même les mérites de la nouvelle drogue. Ce sera la molécule de la reconstruction pour un pays ravagé par la guerre et par deux bombes atomiques. Cette consommation intensive ne tardera pas, on le verra, à déclencher aussi l’apparition de troubles qui seront alors nommés « psychose amphétaminique ».
Von Aschenbrand
L’idée d’absorber un stimulant pour accroître la combativité d’un soldat a précédé de beaucoup ces épisodes. Le médecin militaire Von Aschenbrand qui, en 1883, donne de la cocaïne à ses soldats avant les exercices, se déclarait déjà positivement impressionné par leur énergie au cours des manœuvres et recommandait qu’on fît une place plus importante, dans la stratégie militaire, à la pharmacologie. C’est d’ailleurs ce même Von Aschenbrand qui donna à Freud l’idée de s’intéresser à la cocaïne : « Mon mérite, expliquera ce dernier à ses confrères lors d’une conférence de la société psychiatrique à Vienne, consiste peut-être uniquement dans le fait que j’ai cru aux résultats de
Von Aschenbrand. Ils furent pour moi l’occasion d’étudier les effets de la coca sur moi-même, ainsi que sur d’autres personnes. »’ La cocaïne précédera ainsi les amphétamines comme stimulant d’usage militaire. Mais elle n’atteindra jamais ni l’ampleur ni la systématicité de l’usage de ces dernières.
On trouve d’ailleurs des traces d’utilisation de ce genre de dispositif tactique jusqu’aux origines mêmes du mot « assassin ». L’histoire de la secte d’Hassan Sabbah (1034-1124), également appelée « secte des assassins », secte de ceux qui sont capables de tuer pour leur maître, a été rapportée par Marco Polo. Leur docilité de séides soumis aveuglément aux ordres de leur maître est obtenue, explique l’explorateur vénitien, par l’emploi d’une drogue, le haschisch. Marco Polo n’a pas précisément la réputation d’être un historien fiable et rigoureux. L’histoire qu’il rapporte dans ses Mémoires n’en sera pas moins à l’origine du mot italien « assassino » qui, en français et en anglais, a donné le mot « assassin », en espagnol « asesino ».
L’amphétamine, dans les armées modernes, joue un rôle similaire. Il ne s’agit pas à proprement parler, il est vrai, d’endoctriner les soldats comme on imagine que le haschisch pouvait le faire des fidèles d’Hassan Sabbah. Mais il y a bien l’idée de donner à leur détermination à vaincre leur ennemi, à tuer, une ampleur supra- humaine. Si l’amphétamine est un allié, c’est parce qu’elle démultiplie la puissance de combat d’un individu et, par ses propriétés spéciales, par les modifications de la pensée qu’elle induit, fait de lui un assassin. Toutes les armées ont besoin d’assassins et les amphétamines révèlent précisément l’assassin logé dans le simple soldat, lequel n’est pas toujours assez enclin par nature – c’est l’avis des états-majors – aux actions cruelles qu’on attend de lui. Ses supérieurs déplorent même parfois, chez lui, de dangereuses tendances humanistes que les amphétamines combattent opportunément.