Typologie des fumeurs : Bases génétiques et biologiques
Toutes les données épidémiologiques et l’ experience clinique quotidienne concordent pour montrer que nous ne sommes pas égaux devant le risque de devenir fumeurs et devant le type de consommation qui sera adopte. Les facteurs environnementaux et socioculturels sont, nous l’avons vu, essentiels; mais soumis a une pression identique de l’environnement familial et scolaire, le comportement tabagique peut être très variable.
Parmi les adolescents, certains n’essaient jamais la cigarette. La plupart en font l’expérience, mais tous ne deviennent pas des fumeurs réguliers: quelques-uns vont rester de « petits » fumeurs, avec quelques cigarettes par jour, pouvant arrêter de fumer facilement; d’autres vont augmenter progressivement leur consommation, soit 20 cigarettes par jour et plus, devenant des fumeurs dépendants et ils vont avoir le plus grand mal a interrompre ce qui est devenu pour eux une véritable « drogue ».
De nombreuses études de jumeaux monozygotes ou dizy-gotes ont permis d’aborder l’influence de la génétique et de l’environnement, c’est-a-dire les facteurs innés et les facteurs acquis, dans le développement du comportement tabagique. Ces travaux ont bien établi le rôle respectif de ces deux éléments.
Un travail particulièrement bien documente est celui de Carmelli aux Etats-Unis. Une cohorte de 4960 jumeaux homozygotes et hétérozygotes, anciens soldats de la Seconde Guerre mondiale, a ete examinée a deux époques successives : •en 1967-1969, date ou la poursuite du tabagisme dépendait principalement de facteurs extérieurs, la pression socioculturelle s’exergant en faveur du tabac,
•en 1983-1985, ou la situation s’etait inversee.
Entre ces deux périodes, le pourcentage de fumeurs était tombe de 52 a 27 % dans la population globale, mais avec un pourcentage plus élevé de « gros » fumeurs dépendants. Ces résultats indiquent que l’ influence des facteurs génétiques est modérée, mais indiscutable. Un facteur d’heritabilite, c’est- a-dire une prédisposition héréditaire, a ete démontre pour les faits suivants:
•etre ou rester un non-fumeur, c’est-a-dire le rejet du tabagisme;
•devenir un fumeur a forte consommation (plus de 20 cigarettes par jour) avec une forte dépendance nicotinique et les plus grandes difficultés pour arrêter.
A partir de tous ces travaux, l’ importance du facteur héréditaire a pu être évaluée. Le poids de l’heritabilite est en moyenne de l’ordre de 50 % (30 a 80 % selon les études); mais il faut tenir compte des consommations d’alcool et de café, très souvent associées et qui, elles aussi, comportent des facteurs génétiques. Dans l’etude de Carmelli, en ajustant par cal- culs statistiques les résultats en fonction de ces variables, les chiffres deviennent respectivement pour le tabac, l’alcool et le café, 35, 29 et 36 %, c’est-a-dire au moins un tiers de facteurs héréditaires pour l’ installation du tabagisme; il s’agit ici essentiellement de la cigarette. Cette notion est essentielle: jusqu’a une date récente, seuls les facteurs comportementaux et socioculturels étaient considères comme importants.
Quelle est la cause de cette vulnérabilité génétique ? Elle est obligatoirement biologique et apparaît liée a des différences individuelles dans les réactions du cerveau vis-a-vis de la nicotine. Lorsque 1’adolescent fume sa première cigarette et que la nicotine pénètre pour la première fois dans l’organisme, la réaction initiale est désagréable, dite aversive, plus ou moins importante; elle se traduit par des nausées, des malaises, parfois des maux de tete qui effacent complètement la sensation de plaisir.
Lors des cigarettes suivantes, fumées encore sous l’action de la pression de l’environnement, s’installe plus ou moins rapidement la tolérance: les troubles aversifs s’atte- nuent progressivement et les sensations agréables commencent a être ressenties. Mais le processus de tolérance persiste, si bien que progressivement, pour obtenir les mêmes effets favorables, le fumeur doit impérativement augmenter les doses, jusqu’a Finstallation plus ou moins rapide de la dépendance physique. il arrive alors a un équilibre de consommation avec un nombre de cigarettes plus ou moins élevé suivant le degré de dépendance.
Pomerleau a propose un schéma permettant d’expliquer les réactions variables des individus vis-a-vis de la cigarette.
Les facteurs responsables sont:
• le degré de sensibilité a la nicotine;
• la rapidité de développement de la tolérance
L’ évolution ultérieure du tabagisme est conditionnée par le rapport respectif de ces deux éléments. Certains sujets sont hypersensibles; si l’installation de la tolérance aux effets aversifs est rapide et si l’effet « plaisir » est au premier plan, la consommation de cigarettes s’installe et augmente rapidement: ils deviennent alors des fumeurs très dépendants. Ce processus est encore plus marque si le fumeur trouve dans la nicotine un soutien, un soulagement immédiat pour compenser une éventuelle fragilité psychologique; la cigarette constitue alors une réelle automédication. Cette situation est relativement fréquente, essentiellement chez des fumeurs a forte consommation, donc a haut risque.
Au contraire, si la sensibilité a la nicotine est très forte, mais si la tolérance reste faible ou tardive, l’ aversion continue a l’emporter; l’adolescent renonce alors rapidement et définitivement a l’experience tabagique. Si la sensibilité est faible, l’aversion et le plaisir restent minimes et selon l’environnement, il devient soit un non-fumeur, soit un de ces fumeurs a consommation faible et occasionnelle.
Ces mécanismes essentiels semblent lies a des variations d’intensite dans la liaison entre la nicotine et ses récepteurs spécifiques neuronaux. Ceci a pu être demontre33 en étudiant diverses souches de souris, ayant des variations génétiques dans le nombre de récepteurs nicotiniques de certaines zones cérébrales: après injections sous-cutanees de nicotine, il y a une relation entre d’une part, le nombre et l’affmite des récepteurs et d’autre part, la sensibilité a la nicotine et la rapidité de l’installation de la tolérance. Les lignées de souris ayant le plus grand nombre de récepteurs acquirent plus facilement un comportement de dépendance vis-a-vis de boissons contenant de la nicotine.
Ces résultats suggèrent qu’une hypersensibilite gene- tique a la nicotine pourrait être la cause a la fois de la tolérance et surtout, ultérieurement, du comportement addictif.
Les travaux des années a venir devront chercher des moyens d’etudier chez l’homme cette vulnérabilité génétique vis-a-vis de la nicotine: les techniques de biologie molecu- laire seront certainement essentielles en ce domaine.
Ces fumeurs génétiquement vulnérables sont tous dépendants et ont des consommations importantes de cigarettes : ce sont eux qui courent les plus grands risques. Les recherches en ce domaine pourraient donc avoir de très importantes retombées en santé publique .