Ressusciter le mort : le Viagra
Sexuel. Si Freud en avait su plus sur les enzymes et l’effet de l’oxyde d’azote, il serait peut-être bien arrivé à une autre conclusion : les rêves étaient plus probablement provoqués par l’érection du pénis et non l’inverse.
Avec l’âge, le désir de l’homme d’accomplir l’acte sexuel peut être frustré par un membre peu enthousiaste. Il souffre de ce que l’on appelle une dysfonction érectile (DE) et il a alors recours au Viagra. On a souvent dit que les femmes pouvaient simuler un orgasme mais que les hommes, eux, ne pouvaient pas simuler une érection. C’est désormais possible. Grâce au Viagra, ils peuvent littéralement se targuer de pouvoir le faire.
En 1983, à Las Vegas, le Docteur Giles Brindley, un neurophysiologiste britannique est devenu célèbre dans les annales de la médecine pour la conférence qu’il a donnée sur les traitements de l’impuissance. Il s’adressait aux participants lors de la rencontre annuelle de l’Ameri- can Urological Association (association américaine d’urologie) et leur expliquait comment des injections de phénoxybenzamine dans le pénis produisaient une érection remarquable. Cette molécule active était normalement utilisée pour le traitement de l’hypertension artérielle. Peut-être observa-t-il, dans l’auditoire, quelques personnes sceptiques, quant à sa déclaration. Il leur préparait donc une surprise qu’ils n’oublieraient jamais.
Quelques minutes avant le début de sa conférence, Brindley, âgé de 57 ans, avait injecté le produit dans son propre pénis et il avait vraiment eu le résultat escompté ; il recula alors derrière le pupitre, baissa le jogging qu’il portait et montra à l’assistance le formidable effet produit. Et ce n’est pas tout : il se promena dans l’amphithéâtre et invita les participants à toucher son pénis pour prouver que sa rigidité n’était pas due à une attelle interne (qui était jusqu’alors l’un des moyens de maintenir un pénis suffisamment rigide pour un rapport sexuel avec pénétration).
Brindley avait découvert les bienfaits de la phénoxybenzamine lorsqu’un collègue avait suggéré que les molécules qui diminuaient la tension artérielle pouvaient avoir précisément l’effet inverse sur le pénis. Plein d’enthousiasme, Brindley rentra chez lui et en testa certaines avec succès, sur sa propre personne. Dans l’un de ses articles, il décrit les effets de la papavérine, qui, faisait-il remarquer, « provoquait une érection incessante durant quatre heures ». Cette molécule active est encore utilisée par ceux qui sont prêts à faire des injections dans le pénis, et on pense que les acteurs des films pornographiques en ont l’usage.
Le succès de Brindley incita d’autres personnes à injecter différents produits et effectivement, certains furent aussi satisfaisants. L’un d’entre eux fut finalement commercialisé par Pharmacia & Upjohn sous le nom Caverject ou par Scharwz Pharma sous le nom Edex (nom chimique : alprostadil).
Ce fut le premier médicament à recevoir, en 1995, l’agrément de l’organisme américain de contrôle des aliments et des médicaments, pour le traitement de la DE. Il donnait entière satisfaction mais était utilisé en dernier ressort, le seul inconvénient étant qu’il devait être injecté à la base du pénis.
Évidemment, si vous étiez incapable d’enfoncer une aiguille dans votre pénis, il existait d’autres moyens, légèrement moins douloureux, d’inciter votre membre flasque à entrer en action. L’un d’eux consistait à introduire une pastille d’alprostadil au bout du pénis et à attendre que le médicament diffuse le long de l’urètre et dans les
tissus environnants, à la suite de quoi, vous obteniez aussi l’effet désiré. De tels traitements de l’impuissance figurent dans les travaux littéraires de Cari Djerassi.
NONO.Cari, vous aviez peut-être raison !
En 1998, Cari Djerassi, auteur dramatique, poète, romancier, et aussi inventeur de la pilule contraceptive, publia un roman dont le titre est probablement le plus court qui soit : NO. Ce livre relate l’histoire d’une scientifique indienne, Renu Krishnan qui découvre des composés qui peuvent libérer NO sur le site où il est le plus nécessaire, dans le pénis, et ses activités malhonnêtes quand elle essaye de monter une nouvelle entreprise pour le fabriquer. Dans le livre, Djerassi introduit l’idée d’un double pouvoir des molécules NONO dans lesquelles chaque NO se lie à un autre NO dans une molécule déjà existante. Certaines d’entre elles font d’ailleurs déjà l’objet d’intenses travaux de recherches et sont même testées comme médicaments potentiels. Elles pourraient être utilisées pour favoriser la cicatrisation des vaisseaux sanguins après une angioplastie à ballonnet, pour soulager les hypertensions pulmonaires, pour empêcher la formation de caillots et pour conserver les cœurs donnés pour transplantation. Le plus difficile est de concevoir ce type de molécules de telle sorte qu’elles agissent uniquement sur le site à traiter.
Viagra est le nom commercial du citrate de sildénafil. Il a été découvert à la fin des années 1980 dans les laboratoires Pfizer de Sandwich dans le Kent, en Angleterre. D’une certaine façon, on peut parler de découverte accidentelle, car l’équipe de chercheurs qui l’a synthétisé recherchait un traitement contre l’angine de poitrine. En 1985, Simon
Campbell et David Roberts commencèrent leurs travaux sur des médicaments de relais : ils recherchaient une molécule qui bloquerait l’enzyme phosphodiestérase qui avait la fonction de désactiver la molécule messagère GMPc. Une des fonctions de la GMPc est la vasodilatation, c’est-à-dire qu’elle relâche les muscles des vaisseaux sanguins, ce qui se produit en provoquant la migration des ions calcium à l’extérieur des cellules musculaires. L’année suivante, Nick Terrett se joignit à Campbell et Roberts pour rechercher des molécules adéquates.
Un composé que l’on savait efficace était le Zaprinast, une molécule à deux cycles auxquels sont rattachés d’autres groupements d’atomes. L’équipe de Pfizer entreprit de modifier ces groupements afin de permettre à la molécule de bloquer plus facilement l’enzyme qui l’attirait. Ils trouvèrent finalement une telle molécule, lui donnèrent le numéro de code UK92480 et la nommèrent sildénafil.
Les tests en laboratoire ont montré que le composé n’était pas toxique ; les essais cliniques chez l’homme démarrèrent en juillet 1991. On administra à des volontaires des doses croissantes de ce produit pour relever d’éventuels effets secondaires qui, à fortes doses, existaient effectivement. Chez certains hommes, on relevait des maux de tête, des indigestions, des troubles de la vision et des douleurs musculaires, mais chez presque tous les hommes, ce composé produisait des érections puissantes que certains patients traités n’avaient pas connues depuis plusieurs années. Evidemment, cet effet secondaire inattendu devint l’intérêt essentiel de ces tests. Pourrait-il produire une érection à des doses beaucoup plus petites ? Il fallait un certain temps pour cela. Des tests en double aveugle menés sur un groupe de volontaires ont donné un résultat quelque peu bizarre : 30 % des hommes à qui on avait administré un placebo ont aussi eu de meilleures érections.
Parmi ceux qui avaient reçu une dose de 25 mg de sildénafil, 65 % ont observé des érections plus fortes. Une dose de 50 mg a conduit à 80 % de succès tandis que la dose maximale de 100 mg permettait d’atteindre pratiquement 90 %. (Les autres 10 % ont indiqué que les effets secondaires tels que maux de tête et indigestion anéantissaient toute excitation.) Ces tests ont été effectués au Royaume Uni, en France et en Suède. À la fin des essais, Pfizer savait qu’ils avaient découvert un filon, car presque tous les hommes sous traitement désiraient le poursuivre ; en effet, beaucoup hésitaient à rendre les pilules inutilisées.
De toute évidence, il fallait commercialiser ce médicament sous un nom sexy et on a choisi Viagra, nom facile à retenir, dont la sonorité, proche de Niagara plairait. Ces chutes d’eau gigantesques, célèbres pour leur écoulement abondant et étourdissant, sont aussi l’endroit préféré des couples nord-américains pour leur lune de miel. Au fil des semaines, les nouvelles du Viagra étaient étalées en gros titres à travers le monde : des millions de pilules bleu pâle, ayant la forme d’un losange sortaient des chaînes de production de Pfizer.
Mécanisme d’action du Viagra
Pour avoir une érection, un homme doit être stimulé sexuellement – par une pensée, un mot ou un acte – ce qui libère de l’oxyde d’azote à partir des terminaisons nerveuses dans les cellules spongieuses du pénis. Cette petite molécule va alors déclencher l’action d’une enzyme, la guanylate cyclase qui produit la GMPc ; cette dernière relâche les muscles, favorisant un flux sanguin vers le pénis qui grandit. Il est finalement si engorgé de sang qu’il entre en érection.
Pendant ce temps, une autre enzyme, la pbosphodiestérase, est présente pour éliminer la GMPc, mais à un rythme qui ne peut faire face au rush de NO et de GMPc. Avec l’âge, le corps de l’homme ne produit pas suffisamment de ces produits pour contrebalancer l’effet neutralisant des enzymes phosphodiestérases. Cela engendre l’impuissance qui se traduit par une difficulté à atteindre ou à maintenir une érection. Le Viagra corrige ces dysfonctions en bloquant l’enzyme pbosphodiestérase.
Mais pourquoi le Viagra n’affecte-t-il que le pénis, alors que de nombreuses autres parties de notre organisme sont le siège de production et d’élimination de GMPc ? En fait, il existe plusieurs variétés de phospho- diestérase, celle du pénis étant la phosphodiestérase-5. Le Viagra désactive uniquement cette enzyme sans agir sur les autres phosphodiestérases, dont, par exemple, celle du muscle cardiaque, la phosphodiestérase-3. La bonne taille moléculaire du Viagra lui permet d’atteindre et de bloquer le centre actif de la phosphodiestérase-5. Tant que l’enzyme ne peut se libérer de son fardeau indésirable, elle reste inactive devant sa vraie molécule cible, la GMPc, dont la quantité s’accumule dans le pénis, et continue d’augmenter pendant que l’homme reste sexuellement excité.
Les effets secondaires du Viagra, tels que les maux de tête ou les sensations de vertiges sont dus à la dilatation des vaisseaux sanguins cérébraux. Chez certains hommes, on observe un autre effet secondaire visuel : une vision temporaire en bleue, due au fait que les cellules à cône responsables de la vision en couleur dépendent aussi de la phosphodiestérase-5.
La pilule bleue du Viagra contient d’autres ingrédients tels que la cellulose, le phosphate de calcium, le dioxyde de titane et le lactose (pour sa consistance et sa désintégration rapide dans l’estomac) et un colorant bleu pour la distinguer et la reconnaître. Elle porte l’estampille VGR25, VGR50 ou VGR100 qui indique son dosage.
Comme l’action du Viagra se produit à l’échelle moléculaire, elle est normalement efficace quelles que soient les raisons sous-jacentes du DE du patient : dépression, stress, conséquences d’une autre maladie comme le diabète ou une opération de la prostate.
En 1940, une enquête sur la vie sexuelle des Américains, menée par l’institut Kinsey, montrait que 15 % des hommes de plus de 50 ans étaient impuissants. Bien que ce pourcentage ait nettement diminué depuis, des travaux de recherche dans les années 1990 indiquaient que près de 40 % des hommes de 40 ans connaissent des DE à des degrés divers, même « minimes ». Néanmoins, Pfizer était bien heureux d’exploiter cette publicité qui, de toute façon, était impossible à vérifier. Le prestigieux National Institute for Health (institut national de la santé) des États-Unis estime que 30 millions d’Américains souffrent d’une certaine forme de dysfonction érectile et qu’un homme sur cinq cherche à se soigner. La publicité entourant le Viagra souligne que la DE est un mal beaucoup plus courant qu’on voulait bien le reconnaître précédemment.
Le Viagra n’est pas un aphrodisiaque et il agit uniquement en réponse à un stimulus sexuel. Théoriquement, si vous prenez du Viagra, il n’agira pas si vous n’êtes pas stimulé. Il est cependant difficile d’imaginer un homme prenant du Viagra qui ne penserait pas au sexe.
Lancé en 1998, le Viagra a été testé sur deux groupes de 532 et 329 hommes, puis sur des milliers d’hommes. Durant ces essais, deux personnes sont décédées : un homme de 66 ans, très gros fumeur, et un autre de 53 ans apparemment en bonne santé. Ces deux décès n’étaient pas une surprise car ils concernaient un groupe d’hommes d’âge moyen.
Durant sa première semaine de lancement, on enregistra plus de 35 000 prescriptions, 300 000 en trois semaines, et enfin plus de 5 millions à la fin de l’année. Il devint le produit le plus rapidement vendu dans toute l’histoire de l’industrie pharmaceutique. Il stimula également les actions de Pfizer qui passèrent, en deux semaines, de 45 à 115 euros. Vers l’été 1998, sur des centaines de milliers d’Américains qui l’avaient utilisé, on enregistrait 66 décès. Parmi ces derniers, 46 hommes avaient une maladie cardiaque que l’activité sexuelle pourrait bien avoir aggravée.
Une pilule de Viagra est avalée environ une heure avant d’avoir une activité sexuelle et elle stimule la puissance pénienne durant trois ou quatre heures. Durant cette période, elle peut produire plusieurs fois une érection réelle suivie d’éjaculation. Le Viagra peut être utilisé dans un but récréatif comme c’est quelquefois le cas dans la communauté gay, mais cela peut être dangereux en particulier s’il est pris conjointement à d’autres poppers, nom donné aux nitrites volatils par la communauté gay. La combinaison de ces deux produits peut provoquer une telle dilatation des artères qu’une menace de défaillance cardio-vascu- laire est réelle.
Les effets secondaires du Viagra ne sont pas tous négatifs. Ils ont même été très positifs dans le cas des rhinocéros, en voie d’extinction du fait des prétendues propriétés que la médecine chinoise attribuait à sa corne, dans le traitement de l’impuissance. Aujourd’hui, les Chinois prennent du Viagra, la corne du rhinocéros n’ayant d’effet que sur 30 % des hommes, par simple effet placebo. La corne de rhinocéros est une protéine monocaténaire appelée kératine qui n’apporte aucun bienfait sur le plan médical, tout du moins aucun que vous ne pourriez trouver en ingérant d’autres formes de kératine comme des sabots ou
des ongles pilés. En tout cas, en 1993, le gouvernement chinois a interdit l’importation et l’usage de corne de rhinocéros. Avec un peu de chance, le rhinocéros ne rejoindra pas la liste des mammifères disparus.
Dans une moindre mesure, les phoques mâles du Groenland étaient aussi chassés dans le même but. On attribuait à leur pénis les mêmes propriétés médicales, et âvant l’entrée en scène du Viagra, leur prix pouvait atteindre 80 euros l’unité. Depuis, ils ne se vendent plus qu’à 12 euros, leur prix ayant chuté avec la demande.
Le Viagra étant une affaire lucrative, il n’est pas surprenant que d’autres entreprises pharmaceutiques proposent, elles aussi, leurs propres produits en les déclarant meilleurs et plus sûrs. Schering- Plough a lancé le Vasomax, un médicament contre l’impuissance ; Eli Lilly & Icos proposa le Cialis et Glaxo-Smithkline mit en vente le Lévi- tra. Ce dernier a été testé sur un groupe de 805 hommes ayant absorbé une pilule à 10 mg : 75 % d’entre eux disaient avoir eu une érection permettant une pénétration. On dit que le Lévitra cible l’enzyme phos- phodiestérase-5 de manière plus efficace et engendre moins d’effets secondaires, et n’a, par exemple, aucun effet sur les yeux. Bien que le démarrage de son action magique nécessite un peu plus de temps, Lévitra est actif durant douze heures, alors que le Viagra ne l’est que durant quatre heures. Il semble particulièrement efficace chez les hommes ayant subi une chirurgie de la prostate car cette opération laisse souvent dans son sillage une dysfonction érectile.
Pfizer contesta ces médicaments de relais devant les tribunaux mais finalement sans succès ; il obtint la protection du brevet du Viagra jusqu’en 2013. Le cas Pfizer fut fragilisé dans sa requête d’obtention des droits exclusifs sur les médicaments qui interféraient avec la phos- phodiestérase car plusieurs chercheurs avaient publié un travail dans ce domaine dans les années 1992 et 1993. Le juge de la Haute Cour fut convaincu que Pfizer avait simplement mis en pratique leurs recommandations, bien que le brevet original de Pfizer datait de 1991.