Psychotrope et « sérum de vérité»
Après la Seconde Guerre mondiale, l’armée américaine développera un programme de recherche de substances psychoactives potentiellement utiles pour les militaires’. Il s’agissait, au départ, d’identifier un « sérum de vérité » plus efficace que le penthotal. Les amphétamines feront, dans ce cadre, l’objet d’analyses scrupuleuses et d’essais approfondis.
L’armée américaine décidera d’ailleurs de s’appuyer, pour ces recherches, sur les compétences reconnues de l’époque. Elle fait appel à l’expertise du Dr Herbertus Strughold, qui, médecin au camp de concentration de Dachau, y a mené des expériences que les Américains jugent alors « intéressantes » avec la mescaline. Le D’ Strughold pensait que certaines substances psychoactives pourraient permettre d’extorquer des informations à un détenu contre son gré. 11 s’agissait d’obtenir un fléchissement de la volonté, non en agissant sur le corps avec l’argument de la souffrance (situation classique de la torture) mais plutôt en délitant le système de la volonté par le biais de l’action de substances chimiques. Strughold fait venir 34 anciens scientifiques nazis qui vont s’installer avec lui sur une base militaire au Texas. Ceux-là mêmes qui auraient pu se trouver parmi les médecins jugés à Nuremberg se voient ainsi confier, par les Américains, la responsabilité d’organiser une partie de leur système militaire.
Le travail de Strughold est, très officiellement, de créer une « altération exploitable de la personnalité ». Le but est de contrôler un individu et « de le conduire à faire ou à dire ce qu’il ne veut pas faire ou pas dire ». Strughold préconisait l’usage de la mescaline. Mais cette drogue donne des résultats décevants pour cet objectif précis. Les patients interrogés manifestent une tendance incoercible à mettre en scène des scénarios invraisemblables et souvent loufoques. Ils paraissent oublier qu’on les interroge. Quant à l’objectif de leur faire dire ce qu’ils sont censés ne pas vouloir dire, il paraît encore plus difficile à atteindre. Ce n’est pas que les détenus refusent de parler, au contraire. Ils disent tant de choses et s’expriment de façon si contradictoire qu’on ne peut rien tirer de leurs déclarations.
Pourtant, modifier les pensées par la chimie plutôt que par la force est une voie d’avenir : Alian Dulls, à cette époque directeur de la CIA, en est persuadé. Et il entend le prouver en développant un projet qui s’appuie sur le principe selon lequel « l’esprit est une substance malléable ». Ce n’est pas là quelque référence érudite à la page blanche de Locke. Non, si Alian Dulls insiste sur le fait que l’esprit est une substance malléable c’est pour expliquer ensuite comment l’armée entend tirer parti de cette malléabilité et pour présenter le programme MK Ultra (Mind Control) dont l’objectif est de tester 800 drogues différentes, essentiellement sur des prisonniers noirs, afin d’évaluer, pour chacune d’elles, leur potentiel militaire. Le programme MK Ultra qui met en place ce dispositif d’études est engagé en 1953, l’année même où les États-Unis ratifient le Code de Nuremberg, qui interdit toute expérimentation sur des patients non consentants et non informés. Les amphétamines et leurs dérivés occupent, parmi les substances qui seront ainsi testées, une place de choix. Les principaux résultats positifs (du point de vue militaire) qui sortiront de ces études, concernent d’ailleurs les amphétamines.
Mais, là encore, les résultats ne seront pas à la hauteur des attentes initiales. Certes, il sera rapidement montré que le stimulant le plus puissant est la Dexédrine (dont nous allons parler bientôt) qui deviendra et qui est encore le stimulant de base dans l’armée américaine, notamment pour les opérations aériennes. Mais quant à obtenir un moyen chimique de « contrôler les pensées », il faudra finir par admettre qu’on n’en a trouvé aucun. On peut, certes, induire certaines tendances dans la pensée au moyen de la chimie. Mais loin s’en faut qu’on puisse parler d’un contrôle des pensées.
La Dexédrine
Peu après la guerre, on commence à voir apparaître une préparation plus puissante encore que l’amphétamine de Gordon Ailes qui, en fait, était contenue dans cette dernière : la Dexédrine. La Benzédrine est, en effet, un mélange de deux composés qui ont la même structure chimique mais qui présentent une différence dans la position respective de certains de leurs éléments. C’est ce mélange que Gordon Ailes avait synthétisé. Les chimistes nomment « stéréo-isomères » ce type de composés : ils sont identiques par leur structure mais différents par leur relief.
Si, par exemple, on imagine qu’on agrandit la molécule d’amphétamine jusqu’à ce qu’elle ait la taille d’un fauteuil, alors, si on s’allonge sur la molécule, en posant la tête sur le groupe amine et en étendant les jambes en direction du noyau aromatique, deux situations sont possibles : ou bien on a à sa droite le groupe méthyl et à sa gauche un atome d’hydrogène, ou bien c’est l’inverse, l’hydrogène est à gauche et le groupe méthyl à droite. La différence peut sembler infime puisqu’elle n’affecte que la position relative des mêmes groupements chimiques sur un même atome de carbone. Cependant, les deux composés ont des activités physiologiques très différentes. L’effet psychoactif du mélange est, en fait, essentiellement dû à l’une des deux formes, l’autre n’ayant que peu d’activité psychotrope.
Les deux formes peuvent être distinguées par une propriété physique simple. Si dans un certain volume d’eau on met en solution un seul des deux isomères, la solution acquiert des propriétés optiques particulières : elle dévie un rayon lumineux soit vers la droite (on parle alors d’une substance dextrogyre) soit vers la gauche (on parle alors d’une substance lévogyre).
Les préparations de Gordon Ailes, tout comme la Benzédrine, étaient composées, on l’a dit, d’un mélange de deux stéréo-isomères présents l’un et l’autre dans les mêmes proportions (mélange racé- mique). Louis Pasteur, qui a mis en évidence l’existence de cette forme particulière d’isomérie, a aussi élaboré une méthode qui permet de séparer les constituants du mélange. Dans certaines conditions, les isomères de même type se groupent spontanément en cristaux homogènes, un peu de la même façon que, dans une armée dont les soldats porteraient tous une lance d’un côté et un bouclier de l’autre, le général qui donnerait l’ordre de former des rangs compacts pourrait obtenir, sans même qu’il l’ait spécifiquement ordonné, que les droitiers aillent avec les droitiers et les gauchers avec les gauchers, simplement parce que lances et boucliers, lorsqu’ils sont portés du même côté, permettent de former des groupes plus serrés.
L’amphétamine dextrogyre (qui, en solution, dévie la lumière vers la droite) est aussi appelée dextro-amphétamine (ou D-amphétamine), et, plus souvent encore, Dexédrine, nom commercial de la substance, qui deviendra un nom commun par la suite. C’est le plus actif des deux stéréo-isomères et le plus puissant des stimulants connus. La L-amphétamine (amphétamine lévogyre) possède une faible activité psychostimulante. L’un de ses dérivés (L-methamphétamine) reste d’ailleurs en vente libre aux États-Unis. Elle est utilisée comme décongestionnant nasal sous la marque « Vicks inhaler ». En 1944, la Dexedrine, forme dextrogyre purifiée de l’amphétamine qui « change favorablement l’humeur et l’appétit » est mise sur le marché. En 1953, est mise au point une capsule à libération lente pour la Dexedrine appelée « spansule ».
C’est ainsi que, depuis la Seconde Guerre mondiale, l’usage des amphétamines ne s’est pas perdu chez les militaires. Il s’est même étendu à des situations moins strictement militaires. Par exemple, les navettes spatiales contiennent toutes quelques capsules de Dexédrine. Un équipage fatigué est un équipage en danger et on ne connaît rien qui, contre la fatigue, ait une efficacité comparable à la Dexédrine.
Le même raisonnement avait fait prévoir, dans l’habitacle des capsules Apollo, une logette spéciale contenant de la Dexédrine. Lorsque James Lovell, le commandant de la mission Apollo XIII – la plus mouvementée des missions Apollo — de retour d’un périple manqué autour de la Lune, se trompe dans l’allumage du programme de correction de course finale, Dake Slaton, qui dirige la mission au sol, demande avant toute chose à l’équipage d’absorber d’urgence des pastilles d’amphétamines. Nous reviendrons plus loin sur ces usages car, certains épisodes récents l’ont montré, c’est dans les utilisations que les militaires ont pu faire des amphétamines et surtout dans le système d’argumentation qui a été employé pour les justifier qu’éclatent, avec le plus de netteté et d’évidence, toutes les ambiguïtés du biopouvoir des amphétamines et de la biopolitique qui leur est associée. Mais, au milieu des années 1950, apparaît de plus en plus nettement un autre aspect du pouvoir des amphétamines sur la physiologie humaine : la face obscure de ce pouvoir qui va bientôt entraîner le déclin des usages de la substance.
Vidéo : Psychotrope et « sérum de vérité»
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