L'oeuvre au noir du placebo
Selon ses adeptes, l’alchimie repose sur l’associa- lion de la métallurgie, de la chimie, de l’astrologie et de la magie. Contrairement à une idée répandue, cette science traditionnelle n’a pas pour finalité essentielle la transmutation du plomb en or. Son objet n’est rien moins que la transformation de l’homme lui-même. I .’alchimiste, également appelé philosophe ou artiste, au terme d’un douloureux et long travail intérieur, au prix d’une recherche et d’une souffrance qui doivent durer une vie entière, non sans encourir de nombreux risques d’explosion ou d’incendie, sans parler des bûchers de l’inquisition, vise finalement à s’auto- transformer psychiquement et physiquement. C’est lorsque ce processus intérieur, mental et physique, est parachevé, après des décennies de privation, d’ascèse même, que l’initié peut espérer parvenir à fabriquer la fameuse pierre philosophale, encore nommée poudre de projection. « Cette auto-initiation au cours de laquelle la vile matière – la terre noire, le limon d’Égypte ou alkhimiya, assimilée aux excréments par le pape Jean XXII – souffre et meurt dans le creuset, comme le Christ sur sa croix » constitue l’Œuvre au noir.
Une fois obtenue, l’activité de la pierre philosophale doit encore être testée grâce à l’épreuve de la transmutation du plomb en or. Enfin sûr de sa découverte, l’alchimiste peut alors dissoudre la poudre, grâce à un processus relativement simple et connu, et obtenir l’or potable qui sera absorbé sans risque si le travail intérieur a été correctement accompli. Le choix qui se présente à ce moment-là est cornélien : accéder à l’immortalité et à la richesse, solution adoptée par certains personnages troubles tels le comte de Saint- Germain ou Melmoth, ou bien passer dans une quatrième dimension et se diviniser en quelque sorte, à l’image de Nicolas Flamel, Lallemand ou Fulcanelli qui, selon la Tradition, ont tous brusquement disparu, sans laisser la moindre trace matérielle derrière eux.
Le texte fondateur de l’alchimie, réapparu en Occident au xne siècle, est l’antique Tabula smaragdina ou Table d’émeraude de Hermès Trismégiste (trois fois grand), forme hellénisée du dieu Thot. Six des trente-deux livres hermétiques étaient consacrés à la médecine. Dans l’un d’entre eux, il est dit que « Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut et ce qui est en haut est comme ce qui est en bas, pour accomplir le miracle de l’Unité ». L’homme est le microcosme, exact reflet du macrocosme. Le savant Paracelse, médecin et philosophe, s’inscrit bien dans la tradition : « L’homme est le petit monde, semblable au grand… On lui donne aussi le noble nom de microcosme, pour autant qu’il contient tous les phénomènes célestes, la nature terrestre, les propriétés aquatiques et les caractères aériens. Il contient la nature de tous les fruits de la terre, de tous les minerais de l’eau, toutes les constellations et les quatre vents du monde. Voici la noblesse, la subtilité, la vivacité du limbe duquel Dieu a créé l’homme à son image. » Grâce à Y imaginado, l’âme humaine peut donc agir sur l’âme du monde et vice-versa. En agissant sur la matière (métallurgie), le Philosophe agit sur lui-même. En agissant sur lui-même, par l’ascèse et la souffrance, il agit sur le monde. C’est en vertu de ce principe d’analogie que l’astrologie se révèle indispensable, chaque planète correspondant à chaque partie ou tendance de l’individu. Ainsi, une plaie reçue à la guerre, donc sous l’influence du dieu Mars, pourra être combattue victorieusement par l’aimant qui a pour propriété essen- t ielle d’attirer le fer, métal martial par excellence. En somme, l’alchimie « permet à l’homme de prendre part au mouvement de la nature, de s’y inscrire, de l’accompagner ». En relèvent donc « toutes les opérations qui modifient intérieurement les choses et qui, l’ait bien plus important, permettent la préparation et aussi le mûrissement que la nature ne leur a souvent pas donné ». Toutes les matières évoluant spontanément de l’état imparfait – le plomb, de couleur noire, est dit le « vil » métal – jusqu’à l’accomplissement final – l’or, souvent symbolisé par le soleil et la couleur rouge -, le rôle de l’Artiste est simplement d’accélérer, de faciliter, autrement dit, de catalyser.
Lorsqu’un Initié utilise la théorie alchimique pour autre chose que le magister1, à des fins plus profanes comme la médecine, par exemple, il fait acte de spagy- rie. Un certain nombre de thérapeutes antiques, telle Marie-la-Juive, à l’origine du bain Marie, ou Paracelse, ont ainsi fait œuvre de spagyristes en cherchant à appliquer les principes hermétiques à la médecine. Ce sont alors les maladies et la mort qui représentent les viles imperfections tandis que la santé et l’immortalité symbolisent l’or pur. Il s’agit, toujours par le raisonnement analogique, de retrouver les similitudes pouvant exister entre l’univers macrocosmique et l’homme microcosmique. Comme Paracelse l’écrit, les « maladies humaines et leur guérison sont uniquement là pour que l’homme reconnaisse le limbe d’où il est issu, pour qu’il connaisse les animaux des forêts et des champs et pour qu’il sache qu’il leur est semblable et ne leur est pas supérieur ». Fort de ces similitudes, l’alchimiste médecin tente de découvrir des lois générales et des applications thérapeutiques : c’est la recherche de la panacée (du grec panakeia, où pan signifie tout et akos remède), du remède universel. Là encore, il ne convient pas de contrarier la nature, mais par analogie, dans une vision écologique avant la lettre, d’en extraire ce qui doit être purifié.
Nous avons donc affaire à une é-laboration tout autant qu a une re-création, tous ces jeux de mots s’inscrivant aussi dans la tradition de la kabbale qui veut que les glissement de sens, les à-peu-près, les calembours soient des indices hermétiques pour tout esprit convenablement initié.
L’alchimiste doit souffrir pour se transformer, d’où des textes remplis d’arcanes, de chausses-trappes, de pièges, destinés à égarer le « touriste » et à sélectionner le digne initié qui, artiste et philosophe, se transformera en même temps que, chimiste et métallurgiste, il transformera la matière. Certains avaient clairement les pieds bien sur terre, à l’image de Nicolas Flamel, supposé découvreur de la Pierre mais aussi commerçant avisé. L’alchimie ne s’est d’ailleurs pas toujours séparée du commerce. Les Médicis, par exemple, sont probablement les seuls banquiers à avoir conquis un titre ducal en même temps que la suzeraineté de Florence. Loin d’oublier leurs modestes origines (medici signifie médecins, ou apothicaires en italien ancien), ils ont eu l’humour de forger des armoiries à la symbolique peu orthodoxe puisqu’il s’agit d’un alignement de pilules dont la forme se rapproche de l’œuf philosophai. Il est non moins intéressant de voir en ce moment un important laboratoire américain, sur le point de commercialiser de nouvelles molécules psychotropes, adopter une nouvelle image de communication comprenant, notamment, une représentation tout à fait claire et précise de l’œuf philosophai parvenu au dernier stade du Grand Œuvre et prêt à éclore, probablement pour donner naissance à quelque nouvelle panacée. Nous sommes toujours en pleine utopie médicale.
Vidéo : L’oeuvre au noir du placebo
Vidéo démonstrative pour tout savoir sur : L’oeuvre au noir du placebo
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