L'esprit des amphétamines : Interprétations psychologiques et philosophique
Suivons plutôt le fil des interprétations qui sont fournies par les travaux tendant à préciser le mode d’action des amphétamines. Paul M. Hurst et Mariana F. Weidner reprendront la même question en 1966′. Ils prennent, comme fait à expliquer, l’augmentation des facultés cognitives sous l’effet des amphétamines. S’appuyant sur un modèle général proposé par James G. Millerselon lequel l’activité cognitive humaine ne s’effectue convenablement qu’à l’intérieur d’une certaine enveloppe de quantité d’informations entrantes (les données qui proviennent du monde extérieur) et sortantes (les actions que l’individu conçoit et réalise pour y répondre), ils vont concevoir une expérience destinée à trancher entre les deux hypothèses. Ils demandent à des volontaires de choisir entre plusieurs options en fonction de certains paramètres qui leur sont communiqués. Ces paramètres, cependant, sont si abondants qu’il est impossible au sujet de les prendre tous en compte, de sorte que l’individu se trouve dans la situation de devoir faire un choix sans être sûr d’avoir véritablement pu tenir compte de l’ensemble des données qui lui ont été fournies. Miller, donc, avait montré que la courbe obtenue lorsqu’on faisait croître progressivement le volume d’informations fournies au sujet, n’est pas linéaire : à partir d’un certain seuil, la fréquence d’erreurs augmente brutalement, point de rupture qu’il interprétait comme la marque tangible d’une saturation des capacités du sujet.
Reprenant, donc, les grandes lignes de ce modèle, Hurst et Weid- ner monteront que le seuil à partir duquel se multiplient les erreurs décrit par Miller est déplacé sous l’effet des amphétamines : le sujet peut intégrer un plus grand nombre de données. Cette observation, ils l’interprètent comme résultant d’un double effet. Il y aurait, d’un côté, une plus grande sensibilité aux événements qui surviennent et, de l’autre et simultanément, une plus grande capacité à agir. De ce double effet proviendrait, selon eux, le sentiment caractéristique de confiance en soi et d’euphorie si souvent décrit par les utilisateurs. En somme, loin de trancher entre les deux hypothèse concurrentes, ils admettent plutôt que ces deux hypothèsess sont toutes deux exactes et qu’elles se combinent pour former l’effet complet des amphétamines sur les pensées et les actions d’une personne. Le problème soulevé initialement par les travaux de Sargant prend ainsi un tour de plus en plus raffiné et les hypothèses qui paraissaient décrire des positions théoriques tranchées finissent par se brouiller dans la complexité d’interprétations sophistiquées.
La conclusion de Hurst et Weidner sera, à son tour, contestée par le DrD. Russell Davis, chef du Medical Research Council de psychologie de l’Université de Cambridge qui remarquera que, dans presque toutes les études destinées à évaluer l’effet des amphétamines, les sujets se voient proposer des tests très spécifiques, dans lesquels ils doivent venir à bout d’un problème dont les termes sont étroitement délimités. Dans la vie courante, observe-t-il, les tâches à accomplir sont beaucoup plus variées, moins calibrées. Davis montre que, pour peu qu’on prenne soin d’évaluer leur activité sur des tâches générales, semblables à celles qui se présentent dans la vie courante, et en dépit du fait que les sujets expriment à l’issue du test une satisfaction sur la manière dont ils en sont venus à bout, en dépit du fait qu’ils se déclarent contents de leurs performances, celles-ci manifestent, en fait, les signes d’une désorganisation du comportement ainsi que des marques d’une activité « impulsive et inappropriée ». Activité qui est aussi accompagnée d’une irritabilité accrue et d’agitation.
Davis montre que, dans des conditions moins standardisées, s’il est vrai que l’amphétamine accroît la rapidité des réponses données, elle accroît aussi la fréquence des erreurs (et pas seulement au-delà d’un certain seuil comme Hurst et Weidner avaient cru pouvoir l’établir). Le type d’attention est modifié : plus fébrile, plus agité, plus incertain. Si donc on s’intéresse non pas aux résultats de tests de laboratoire, mais aux conditions réelles d’utilisation des amphétamines, on doit conclure que l’hypothèse explicative convenable n’est ni celle d’une augmentation de la force ni celle d’une augmentation de la motivation, ni, encore moins, celle d’une combinaison de ces deux effets, mais plutôt celle d’un accroissement de l’impulsivité. Les interprétations courantes, dérivées des travaux de Sargent, seraient donc entièrement à revoir. Loin, d’autre part, d’augmenter la concentration, comme le soutenaient à cette époque de nombreux médecins, les amphétamines accroîtraient seulement la réactivité. Les effets sur la force de travail ou sur la motivation au travail ne seraient que deux conséquences de cette impulsivité accrue.
Davis est d’ailleurs convaincu — philosophiquement convaincu, pourrait-on dire, car sur ce point, il n’a guère de résultat à présenter à l’appui de sa conviction — que l’effet obtenu par l’administration d’amphétamine pourrait aussi être obtenu sans drogue par des exercices et une « bonne discipline ». Il donne même une préférence à ces méthodes plus saines, plus naturelles.
Mais surtout, il montre que ce que nous venons de décrire ne se réduit pas à une controverse entre deux interprétations scientifiques d’une même série de résultats. Il pouvait sembler, à première vue, qu’avec les travaux de Sargent, nous étions très loin de la philosophie, très loin de Socrate, très loin de Descartes, très loin de Spinoza. Et pourtant, le débat qui s’ouvre est bien de nature philosophique. Il porte avec lui toute une conception implicite des facteurs à prendre en compte dans l’établissement des propriétés d’une substance. Est-ce la vie réelle qu’on vise à comprendre, ou bien est-ce une situation de laboratoire elle-même assez éloignée de la vie réelle ? Que signifie être stimulé ? Est-ce le résultat d’un état de motivation particulier ? Est-ce le résultat d’une plus grande puissance d’agir ? Ou encore d’une impulsivité accrue ? Il s’agit là de questions philosophiques car elles engagent la totalité de l’acte de connaître. Non pas la connaissance seule, mais aussi la volonté de connaissance qui, pareille à la vague qui soutient le navire, porte et rend possible la connaissance.