L'esprit des amphétamine
Une substance qui peut vaincre la fatigue et la dépression est aussi une substance qui peut éveiller l’esprit. William Sargant, que nous avons rencontré, déjà, un peu plus haut, sera l’un des premiers à conduire des investigations cliniques avec les amphétamines. En le suivant, nous allons voir qu’avec les amphétamines, la science pharmacologique va entrer sur le territoire traditionnel de la philosophie. Et, comme c’est souvent le cas lorsque la science aborde une question philosophique complexe, elle va la réduire à des éléments plus faciles à appréhender. Ce qui va se traduire, en l’occurrence, par une simplification du problème de la nature de la pensée : ce n’est pas sous l’angle de la question de la pensée mais sous celui, comparativement plus simple et plus restreint, de la question de l’intelligence que la science va aborder la question des rapports entre substance matérielle et substance pensante. Et même cette notion d’intelligence, elle la simplifie encore en lui donnant l’allure quantitative d’un « quotient intellectuel ». Cependant, nous allons le voir, derrière ces simplifications, c’est bien la question de la pensée dans toute sa profondeur philosophique qui est posée.
Amphétamines et intelligence
En 1936, les psychiatres Sargant et Blackburn, à Londres, entreprennent de déterminer l’influence des amphétamines sur le quotient intellectuel (Ql). Cette étude, publiée dans le journal médical The Lan-cet, fera sensation. Les auteurs y montrent que des sujets ayant reçu 20 mg de Benzédrine obtiennent, en moyenne, des résultats au test de Ql, de près de 10 % supérieurs à ceux de sujets ayant reçu un placebo. Venant s’ajouter aux études déjà publiées sur les amphétami-lies, cette observation semble confirmer le profil très singulier de la nouvelle drogue. L’utilisateur n’est pas seulement plus éveillé au sens où il serait moins sensible à la fatigue, il l’est aussi dans le sens figuré. Son esprit, plus actif, semble devenu plus astucieux. De même que, plus tard, à l’époque où les gènes seront devenus le pivot des explications de la biologie, on parlera de « gène de l’intelligence », on pense avoir trouvé la « drogue de l’intelligence ».
A partir de là, la littérature scientifique sur les amphétamines va connaître une inflexion remarquable. Désormais, les articles publiés ne seront plus de simples comptes rendus d’observations. Ils chercheront en outre à fournir une interprétation aux résultats obtenus par Sargant. Car une chose est de dire que le quotient intellectuel augmente transitoirement sous l’effet des amphétamines, une autre est de préciser les raisons de cette augmentation. Et, pour commencer, les résultats des psychiatres londoniens sont-ils fiables ? Ont-ils été rigoureusement établis ? Y a-t-il bien, comme ils le prétendent, augmentation du quotient intellectuel sous l’effet des amphétamines ?
On tente d’abord de montrer le contraire. Les résultats de Sargant seraient douteux ou, à tout le moins, exagérés. On souligne qu’ils ont été obtenus chez des patients d’institutions psychiatriques. Le résultat eût-il été identique avec des patients n’ayant manifesté aucun trouble psychiatrique notable ? On s’attachera à reproduire l’expérience dans ces nouvelles conditions et, les résultats s’avérant confirmer les données initiales, on insistera surtout sur le fait que la différence entre les scores obtenus par le groupe témoin et par le groupe testé n’est pas aussi importante que ce que Sargant et Blackburn avaient indiqué.
Mais surtout, on discutera de l’interprétation qu’il convient de donner à ces observations. Certains chercheront à montrer que c’est la vitesse des pensées qui est augmentée sous l’effet des amphétamines, d’autres soutiendront que c’est la motivation du sujet. Bref, le résultat de Sargant devient un enjeu idéologique sur lequel se greffent non seulement le jeu, habituel en science, des argumentations concurrentes, mais aussi celui, réservé à des sujets plus incandescents que d’autres, de leurs implications sociales et politiques. Car la question de l’intelligence est, au moins dans les sociétés libérales dans lesquelles les idées de « mérite » et de « réussite » sont généralement au cœur des processus de fluidité sociale, une question politique de première importance.
On se souvient de la polémique déclenchée par le livre The Bell Curve1, publié en 1994 par Richard Hemstein et Charles Murray, qui entendait explorer le rôle de l’intelligence dans la société américaine contemporaine et dont deux des chapitres abordaient la question du rapport entre race et intelligence. La notion d’intelligence (tout comme celle de bêtise d’ailleurs) concentre l’expression de ce que nous imaginons ou affirmons de force (et de faiblesse) chez l’autre. Et c’est pourquoi elle constitue un enjeu idéologique et politique décisif.
Controverse sur l’explication des effets de l’amphétamine
Rien d’étonnant, dans ces conditions, à ce que le débat ouvert par Sargant se soit amplifié et complexifié par la suite. Il va s’articuler autour de deux grandes hypothèses qui vont se faire concurrence. L’augmentation du QI constatée par Sargant, disent les uns (Charles D. Flory, par exemple2), provient d’une augmentation de la motivation. En d’autres termes, elle est seulement apparente, ce qui change, c’est seulement l’opiniâtreté à résoudre un problème, non la capacité à le résoudre. Bernard Weiss et Victor C. Laties, quant à eux, estiment qu’il y a bien augmentation de la force de pensée qui va de pair nvrc une augmentation de la force musculaire, la motivation restant Inchangée. C’est seulement la plus grande facilité que nous avons à réaliser une tâche qui conduit à la réaliser plus volontiers, avec plus de facilité et à s’y engager de façon plus déterminée.
Au centre de la controverse se trouve donc cette question en apparence technique : est-ce la motivation du sujet qui est accrue ou Ilien est-ce sa force? Question névralgique, cependant, car selon qu’on s’oriente vers l’une ou l’autre des réponses, l’interprétation qu’on donnera de l’effet des amphétamines sera radicalement différente. Si, en effet, on montre que c’est la motivation du sujet qui est augmentée par la substance, l’interprétation s’orientera vers une explication centrée autour d’une augmentation de l’affect (dans la ligne des interprétations de Myerson que nous avons détaillées un peu plus haut). Les amphétamines auraient pour effet premier de stimuler des affects et ce seraient les contrecoups de cette stimulation de I affect sur la pensée dans son ensemble qui seraient à l’origine de leur pouvoir stimulant.
Si, au contraire, on démontre que c’est la force qui est augmentée, l.i motivation restant, de son côté, inchangée, alors les amphétamines sont à regarder comme des augmenteurs de la puissance d’agir au sens i l’augmentation de la puissance de penser et de la puissance musculaire. D’ailleurs, au passage, de quel côté faudrait-il ranger Spinoza lorsqu’il emploie cette formule, devenue l’emblème de sa philosophie, « d’augmentation de la puissance d’agir » ? Du côté de ceux qui y voient une augmentation de la motivation ou du côté de ceux qui y repèrent une facilitation de l’action (ou encore d’un autre côté) ?
Nous avons manifestement ici un cas de controverse. Peut-être même s’agit-il d’une controverse qui mériterait de se voir confiée à quelque sociologue de la connaissance. Mais ne connaît-on pas d’avance le résultat auquel pareille analyse aboutirait ? C’est toujours le même. La méthode sociologique elle-même fait qu’on ne peut aboutir à un résultat autre que celui qui a déjà maintes fois été trouvé dans les analyses de controverses : comme les acteurs n’occupent généralement pas les mêmes positions institutionnelles, on peut presque toujours établir une corrélation entre leurs positions institutionnelles respectives et les opinions qu’ils défendent. Quant à savoir ce que cela montre ou démontre, autrement dit, quant à interpréter la signification de cette corrélation, c’est une autre question. En fait, cette question constitue la vraie difficulté de l’analyse sociologique car y répondre implique des partis pris philosophiques (il faut décider de donner à certains facteurs un poids plus important qu’à d’autres dans l’analyse, et cela ne peut se faire qu’au gré d’une option philosophique). Dans la controverse que nous avons évoquée, l’analyse sociologique conduirait, selon toute vraisemblance, aux mêmes difficultés.
Vidéo : L’esprit des amphétamine
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