Les utilisateurs Décrivent l'effet de la substance : récit personnels
Nous venons de lire des témoignages obtenus dans le cadre d’enquêtes sur l’effet des amphétamines. Dans un pareil contexte, on peut s’attendre à une certaine standardisation des commentaires. On guette l’effet, on cherche à le traduire dans les codes déjà donnés d’une description qu’on a lue ici ou là. Bref, on n’est pas tout à fait libre de ses propres concepts. Ce n’est donc sans doute pas ici que nous pourrons trouver les témoignages les plus originaux ou les plus inattendus. D’ailleurs, on identifie facilement, dans ces narrations, certains traits caractéristiques ainsi que nous l’avons souligné.
Tournons-nous donc vers des récits plus personnels, réalisés généralement sans intention scientifique, simplement dans le but de communiquer une impression ressentie, de relater la façon dont on a soi- même vécu ou éprouvé l’interaction avec la substance. Deux sources, ici, nous seront particulièrement utiles. Il s’agit, d’une part, du livre de Lester Grinspoon et Peter Hedblom publié en 1975 sous le titre The Speed Culture: Amphetamine Use and Abuse in America. Ce livre contient un certain nombre de descriptions des effets des amphétamines. Il s’agit, d’autre part, du livre Tripping, an Anthology ofTrue-Life l’sychedelic Adventures de C. Hayes. Ce livre contient des témoignages directs d’utilisateurs (description de l’effet, action à long terme, action sur la physiologie, etc.).
Premier constat et, en même temps, point commun avec les récits tirés d’expériences scientifiques : dans ces narrations, les personnes qui sont sous amphétamines décrivent fréquemment leur état avec des accents de lumineuse fraîcheur. Leur assurance, la force qui émane d’eux-mêmes, est une sorte de victoire sur des scrupules que leur font, en d’autres temps, leur timidité, leur introversion, expliquent-ils : « Comme beaucoup de personnes, je suis un peu timide et m mi vent peu désireux d’engager le premier la conversation. Avec les amphétamines, de légèrement introverti que j’étais, je me changeais en personne radicalement extravertie. »
Dans d’autres récits, on insistera sur le fait que l’action des amphétamines se présente comme une succession d’états différents qui prennent le relais l’un de l’autre. Il n’y a pas, à proprement parler un état associé à la présence dans le corps, de la molécule, mais plutôt une série enchaînée de réactions et d’effets. Et les récits prendront ainsi le caractère d’une psychographie. Ils se présenteront comme une narration de la succession de ces états intérieurs. On n’y parlera pas toujours de changement de personnalité, mais on s’en approchera assez souvent. On trouvera, par exemple, la description d’un passage d’un état de fatigue à un état d’activité intense, d’exubérance, quelques minutes après avoir absorbé des amphétamines:
Je me sentais fatigué, épuisé. Trente minutes après avoir avalé la capsule, je ne ressentais plus aucune impression de fatigue. C’était même tout l’inverse, je ressentais une sensation positivement exubérante – je me sentais mieux que je ne m’étais senti depuis plusieurs mois, depuis plusieurs années peut-être.
La personnalité, se demandent certains utilisateurs, est-elle donc fluide au point de pouvoir, et ceci sous la sollicitation d’une simple substance chimique, devenir autre, devenir différente ? Et puis, au cœur de ce phénomène si composite et complexe qu’est la personnalité, la confiance en soi est mentionnée comme étant exaltée par les amphétamines : « La confiance en moi induite par les amphétamines (amphetamine-induced sejf-confidence) avait des effets dans l’ensemble de mes relations sociales »’, déclare, par exemple, un utilisateur.
La confiance en soi est un des concepts psychologiques qu’il est le plus difficile de faire entrer dans les termes d’une mécanique cérébrale. Le rapport entre cette notion et la personnalité constitue un thème qui pourrait occuper tout un traité, toute une encyclopédie peut-être. Mais ici, nous trouvons tout cela mentionné avec une sorte d’ingénuité, de tranquille indifférence quant aux difficultés conceptuelles soulevées. Avec surtout cette idée, non moins tranquillement énoncée, d’une confiance en soi chimiquement induite, amphétaminiquement induite, pourrait-on dire. En somme, ici encore, par ces comptes rendus personnels, ces psychographies sous amphétamine, nous sommes reconduits à l’évocation d’une action de la matière sur l’esprit dont nous ne pouvons que constater à quel point elle demeure mystérieuse et étrange tout en étant évoquée de façon simple et directe par les utilisateurs.
Harvey Cohen publiera en 1972, à New York, un texte intitulé The Amphetamine Manifesto qui se présente comme une série d’impressions éprouvées lors de la consommation d’amphétamines. Le livre a lui-même une structure très désordonnée, inquiète, déstructurée, tout en comportant des expressions de joie superlative:
J’ai fait l’expérience de Dieu, j’ai senti que j’étais Dieu. Unifié par tous les pouvoirs, j’ai senti une divinité totale et absolue entre le désir et l’expérience, entre la perception et l’ambition. Tout ce que je voulais était réalisable, il n’y avait aucune limitation ; Je veux donc j’obtiens, tel est le chiffre de l’amphétamine.
Ailleurs on expliquera que, sous amphétamines, tout devient trop lent pour exprimer l’impatience de sa pensée. La notion de changement de personnalité s’associe alors nettement à celle d’intensification de la vie :
J’ai commencé à devenir anxieux et à ressentir cette anxiété directement dans l’estomac. Mon esprit [mind] était extrêmement rapide et était à même de considérer une idée puis une autre avec une grande vélocité. Mes mains étaient moites. J’éprouvais de l’impatience en raison de la lenteur de mon écriture. Et cependant, j’écrivais à la vitesse la plus élevée qu’il m’est possible d’atteindre. Je n’éprouvais aucune confusion. Je me sentais intellectuellement surexcité, je me sentais même à mon meilleur. Mon esprit semblait aller plus vite, et, dans le même temps, j’avais le sentiment de disposer d’un parfait contrôle de mes pensées. J’étais aussi capable de pensées simples et triviales que de pensées plus élevées et raffinées. Je me sentais heureux, puissant, rapide – toutes mes facultés me paraissaient être supérieures.
Rapidité, intensité, supériorité : voilà comment se décline le sentiment d’euphorie éprouvé. En d’autres termes, les amphétamines ne modifient pas, à proprement parler, la conscience. Elles ne produisent pas un état de conscience différent de l’état normal ou habituel (comme c’est le cas avec l’alcool ou le haschisch). L’état dans lequel elles laissent l’individu, pendant la durée de leur action, n’est pas si différent de celui qu’on peut trouver lors de la description de moments d’exaltation. Il semble même, à certains, pouvoir être obtenu par l’effet de la volonté. Les amphétamines ne génèrent pas
Je m’ennuie très vite dès que les occupations cessent de se renouveler. Les amphétamines me rendent la moindre conversation plus riche et plus agréable. Je peux parler à des personnes qui en d’autres circonstances, me feraient mourir d’ennui. Ce n’est pas que je me mette à être soudain bavard. Je trouve juste davantage de choses à leur dire.
On comprend, à lire ces comptes rendus, que le genre de rapports à la substance qui se développeront dans les années qui suivent l’introduction des amphétamines soit celui d’un supplétif pour la réalisation d’un travail urgent. Car l’un des effets remarquables des amphétamines est de supprimer, de suspendre toute routine. Les tâches les plus répétitives et ennuyeuses deviennent, sous l’effet du produit, soudain intéressantes. Elles sont accomplies dans la bonne humeur et avec le sentiment intime de pouvoir en venir à bout rapidement et efficacement. L’action prend une allure combative. La combativité est, en un sens, la santé du caractère (nous y reviendrons au prochain chapitre). Elle est ici décrite comme une agressivité simplement affirmatrice comme une expression du sentiment de clarté intérieure. C’est parce que la pensée se sent sûre d’elle-même qu’elle devient plus agile et plus combative. Et, de cette façon, ce qui n’était qu’un changement insensible dans la façon de penser va devenir un changement dans la personnalité. Tout comme le Dr. Jekyll après avoir absorbé son breuvage, ce n’est pas à un état de conscience modifié que nous avons affaire, mais à un état de personnalité modifié (même si, par la suite et par commodité, il nous arrivera de parler d’état de conscience modifié). Une modification de personnalité qui se manifeste comme un surplus d’énergie et comme une intensification :
Il y a également, le surplus d’énergie physique qui me fait sentir ma force. Tout cela fait que presque toute activité, même très routinière et répétitive, devient intéressante sous l’effet de l’amphétamine. J’éprouve un sentiment de chaleur intérieure qui répond au sentiment de bien- être, d’éveil, et d’intérêt pour ce qui a lieu dans mon entourage. Et cela me met toujours un sourire au bord des lèvres. Je sens comme une abondance d’énergie mentale et physique, un excès en fait, mais un excès qui n’exige pas sa consommation.
On est, on le voit, tout à l’opposé des effets du haschisch qui rend souvent incapable de travail, d’action et d’énergie. Le consommateur l’amphétamines recherche et trouve un état de tension et d’action. Et c’est pourquoi, comme nous l’avons déjà observé un peu plus haut, la drogue présente une certaine utilité au point de vue d’un travail à accomplir. Elle sera fréquemment consommée en relation étroite avec la réalisation d’une tâche, d’une besogne plus ou moins harassante à accomplir, d’un ouvrage à finir. Et ce travail sera réalisé avec énergie, voire avec allégresse :
En général, j’attendais qu’un certain retard se soit accumulé dans mon travail pour que sa réalisation ait été rendue urgente. Je n’utilise pas les amphétamines simplement pour le plaisir. Mais toujours avec au moins un prétexte de travail. Même si j’apprécie l’état dans lequel elles me mettent.
Dans le même ordre d’idées, mais allant plus loin encore dans l’analyse du phénomène, d’autres verrons dans la substance une drogue sociale susceptible de modifier, d’inverser même, des rapports de force individuels. Cette force de travail accrue est aussi le moyen de modifier des équilibres sociaux :
Le speed est une drogue sociale, car il permet d’agir, de travailler, et même avec beaucoup d’énergie et d’inventivité. C’est tout à fait l’inverse des autres drogues qui vous laissent hébété, amoindri, disponible seulement pour la rêverie.
Churchill et Parsons théorisent même la valeur sociale des amphétamines :
C’est la seule drogue qui agit comme un éperon. Et c’est une drogue de la mobilité sociale. Elle permet à un prolétaire de réaliser qu’il ne manque pas d’intelligence, mais seulement de confiance en lui face à ceux qui sont habiles à le dévaluer du fait de ses origines. Elle lui donne la confiance qu’il faut pour regarder de haut son patron. Le speed est la seule drogue qui puisse prendre la place d’une leçon d’élocution.
L’ensemble de ces témoignages contribuera, on s’en doute, à établir la notoriété des amphétamines. Ils en feront connaître, par avance, les effets. Ils fourniront le portrait anticipé de leur action sur le psychisme humain. Même ceux qui n’ont pas encore essayé le produit (ils sont de moins en moins nombreux) sauront à quoi ressemblent ces effets.
Conséquence, en ce qui concerne les récits psychographiques : on pourra objecter que l’expérience, à partir de là, n’est plus tout à fait pure, qu’elle est, d’avance, contaminée par l’attente qui a été placée en elle. Rien ne prouve, en effet, que les impressions ressenties lors de l’ingestion de la substance ne dépendent pas de ce qu’on en attend. Les narrations de ces impressions, une fois produites, pourraient avoir tendance à standardiser ces expériences. Il est donc en partie absurde de chercher à obtenir des récits scientifiques, c’est-à-dire reproductibles, décrivant l’effet de la substance : ce n’est pas que cette reproductibilité fasse défaut, au contraire. Mais elle ne peut pas être directement interprétée comme un critère d’objectivité, car ces récits s’inspirent les uns des autres. Du moins convient-il de donner ici au mot « scientifique » un sens qui soit en rapport avec ce dont il est question. Ce qui est reproductible, c’est l’existence d’un effet. Mais ce en quoi va consister cet effet va dépendre, dans une certaine mesure, de la personne qui l’éprouve, de ses dispositions, de ses attentes (donc de ce qu’elle a entendu dire ou de ce qu’elle a lu sur ces effets).
Voilà ce que nous pouvions d’emblée tirer des récits personnels, recueillis dans le cadre de l’analyse des effets psychologiques des amphétamines ou dans un cadre plus libre, voilà comment se présente le profil pharmacologique général de ces substances.
Les témoignages qui viennent d’être rapportés l’ont été sans que soit mentionné leur auteur ou leur origine : c’est que, le plus souvent, ces données étaient inaccessibles. De plus, il s’agissait, à chaque fois, de récits présentant un caractère canonique : les textes reproduits l’ont été en raison de leur particulière exemplarité. Mais certains témoignages méritent de conserver la mention explicite de leur auteur. C’est le cas de celui du Dr Sargant qui a joué un rôle important dans les premiers essais cliniques avec les amphétamines.
William Sargant est le fondateur du «Department of psychological rnedicine» du St Thomas Hospital de Londres où il a, par ailleurs, dirigé un laboratoire qui se vouait à la réalisation d’expériences de contrôle de la pensée (mind control experiments). Cet héritier intellectuel de Cabanis affirme, avec ce dernier, que « le cerveau sécrète la pensée comme le foie sécrète la bile »‘ et met en pratique ces notions dans les thérapeutiques qu’il propose à ses patients. Il sera l’un des premiers à poser de façon directe et polémique une question qui est promise à un certain avenir : « Psychanalyse ou psychotrope ? » C’est en s’appuyant sur les propriétés des amphétamines et leurs effets sur la pensée qu’il entend contester les prérogatives thérapeutiques de la psychanalyse. William Sargant est ainsi considéré comme l’introducteur de la psychiatrie biologique en Grande-Bretagne.
Avant de tenter de démontrer l’efficacité des amphétamines dans le traitement de la dépression et son action sur le quotient intellectuel (expériences dont nous verrons plus en détail la façon dont elles furent conduites et les conclusions qui en furent tirées au prochain chapitre), le Dr Sargant a fait des essais sur lui-même. Dans son autobiographie, publiée en 1967 et intitulée «The inquiet mind. The autobiography of a physician », in Psychological Medicine, il relate ces essais. Sans doute, pareille exposition est-elle guidée par ce qu’il entend montrer dans ce texte (principalement, que cette molécule comme d’autres, mises au point après elle par la psychiatrie biologique, sont non seulement sans danger mais aussi d’une étonnante efficacité). Mais ses descriptions n’en fournissent pas moins certains détails qui clarifient les contours du profil pharmacologique déjà esquissé.
Un samedi après-midi, je fis l’essai d’une de ces tablettes [d’amphétamines]. Peu après, je me promenais autour du Jardin zoologique avec le plus délicieux des sentiments de confiance en moi et sans ressentir la moindre fatigue. De retour à l’hôpital, j’ai travaillé avec vigueur et plaisir. Il m’apparut alors que, à moins que ce sentiment d’être « au-dessus de tout » [top-of-the-world feelingj ne soit dû à quelque illusion de mes sens abusés, les amphétamines devraient pouvoir m’aider à réussir mes examens.
Ainsi, Sargant n’hésitera pas à transformer ses examens de médecine en une sorte de test par lequel il s’efforce de repérer l’éventuelle illusion qui se dissimule sous son sentiment de puissance. Ces examens sont l’occasion, explique-t-il, de mettre à l’épreuve ses idées sur la nature de la substance. Les notes qu’il obtiendra aux épreuves qu’il a préparées et réalisées sous l’influence d’amphétamines, substantiellement plus élevées que ce que sa connaissance de la matière n’aurait pu le lui laisser espérer, prouveront, selon lui, l’efficacité réelle du produit. Il s’agit bien, conclura Sargant, d’un accroissement des capacités intellectuelles induit par les amphétamines.